Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Il y a quatre ans, je décrochai le téléphone pour entendre une femme décliner mon identité sur le mode de l'interrogation.
- Oui, c'est bien moi, répondis-je, bougon.
Je m'attendais à être démarchée pour la pose de fenêtres à triple vitrage, d'une porte à double blindage ou de placements-sûrs-et-sans-risques.
Je me trompais.
La femme au bout du fil espérait que je puisse lui fournir du travail.
Là, c'était elle qui se trompait, du moins à moitié : pour la tâche que je supervisais, je ne choisissais (hélas) pas mon équipe.
Après avoir écouté mes explications, elle conclut :
- Désolée... Nous sommes en concurrence. Loin de moi l'idée de vous ôter le pain de la bouche !
J'aimai tout de suite sa délicatesse. Lui proposai qu'on se tutoie et boive un jour un verre. Elle accepta.
Au café, je découvris Laurence : une petite femme aux cheveux courts emprisonnés dans un turban. Énergique, mince,
droite, décidée. Un joli visage, quelques rides en pattes d'oie, une bouche pleine de laquelle sortaient des mots beaux et justes.
Laurence avait vécu plusieurs vies, eu deux enfants avec son compagnon, écrit un roman, réfléchissait à un autre.
M'en a-t-elle parlé ce jour-là ?
Possible.
Je me rappelle juste qu'elle le résuma par :
- Un livre nourri d'anecdotes vécues, de paroles consignées.
Elle me disait ça avec un regard intense, une expression farouche empreinte de blessures anciennes.
Je hochai la tête.
Ces anecdotes, ces paroles étaient ses secrets. Pas question de les forcer.
Notre amitié commença dans ce café. Amitié réelle mais
lointaine par ma faute. Pas assez de temps, trop de travail, trop de voyages... Laurence et moi ne nous fréquentions que par à-coups.
Lorsque je perdis ma mère, je l'appelai. Nous ne connaissions pas tant que ça, mais j'avais besoin de lui en parler.
Peut-être parce qu'elle était passée par là.
Peut-être parce que, du coup, elle comprenait le long chemin du deuil.
Laurence m'aida.
Parmi tous mes souvenirs, il y eut cet après-midi de tri où nous réglâmes leur sort à des piles d'affaires. Je
voulais en donner des dizaines à Laurence.
Elle protestait en argumentant :
- C'est pas si grand chez moi...
Peut-être que ces cadeaux la gênaient.
Elle emporta néanmoins des babioles et un cache-pot quasiment impossible à transporter.
Nos rares rendez-vous prirent l'allure de rituels. Nous nous voyions pour dîner, à mi-chemin entre chez elle et chez moi.
Un soir d'hiver, je l'attendis longuement au coin de la rue, en bottes et minijupe. Me prenant sans doute
pour une professionnelle, des automobilistes ralentissaient et me reluquaient.
Moi, suspendue à mon portable, maudissant ma tenue, je les ignorais en tentant de joindre Laurence.
Une fois au restaurant, nous en avions bien ri.
Lors de notre dernier repas, j'évoquai mes goûts particuliers. Laurence m'écoutait, attentive, m'approuvant parfois.
L'univers SM avait beau être loin de ses penchants, elle ne s'étonnait ni ne jugeait.
Elle n'était pas femme à s'effaroucher mais à comprendre. Et souvent, c'était moi qui ne la comprenais pas.
À ses yeux, partir seule en voyage témoignait d'un grand courage. Pas aux miens.
À ses yeux, j'étais une "femme fatale". Pas aux miens, très loin s'en faut.
Toujours, nos conversations allaient droit à l'essentiel. En toutes choses, Laurence
haïssait les faux-semblants.
Elle parlait librement du couple, de la difficulté d'être mère, de l'impatience qui la gagnait devant les caprices de son deuxième garçon.
Jamais elle n'habillait joliment ses erreurs, ne gommait ses doutes pour afficher une certitude de façade.
Quand Laurence se trompait ou hésitait, elle le disait. Quand elle avait peur aussi.
Et parfois, Laurence avait très peur.
La faute à ce fichu cancer qui l'avait touchée des années auparavant, alors qu'elle était enceinte. Son livre "d'anecdotes vécues, de paroles consignées", c'était le récit
de ses mois d'enfer.
Elle s'en était sortie. Elle avait dépassé la période fatidique des cinq ans.
L'hiver dernier, je décrochai le téléphone pour entendre un homme décliner mon identité sur le mode de l'interrogation.
- Oui, c'est bien moi... répondis-je.
- Bonjour. Je suis le compagnon de Laurence.
Mon amie était morte en trois jours à l'hôpital.
Je pense souvent à ceux qu'elle a laissés derrière elle.
Et lorsque, dans la rue, je croise une petite femme aux cheveux courts, énergique, mince, droite,
décidée, je pense très fort à Laurence.
Photo de Brassaï, le Pont Neuf.
Vos commentaires me touchent beaucoup. Il n'est bien sûr pas à la hauteur de la personne que Laurence fut, mais vous me faites penser que, même imparfaitement, il a pu lui rendre hommage. Alors je vous en remercie. Pour elle.
Je vous embrasse.
Enormément touchée par ces mots, et réellement émue (un peu trop, même). Personnellement remuée...
Foutus 5 ans auxquels on se raccroche, mais qui ne veulent pas forcément dire grand chose. La peur restera là, toujours.
Je n'aurais peut-être pas dû lire ça ce soir.
Ceci dit, la question du "pourquoi le SM" (d'un article à l'autre...) est intéressante. :) Je vais tenter de m'y pencher prochainement.