Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Amici mei, mes amis, ce nom qui sonnait bien me plaisait. Sauf que je n'avais aucune envie d'y aller avec mes amis à moi, parce que ce lieu devait être le nôtre. Il m'en avait tellement parlé que je nous l'avais réservé, même si le restaurant ne prenait aucune réservation.
- Il est bondé tous les
soirs, me prévint-il. Normal, on y mange comme nulle part ailleurs.
Depuis l'Afrique où il se nourrissait de plats en boîte et de pauvres rations hâtivement cuisinées, ce restaurant avait des airs d'El Dorado
gastronomique.
À mes yeux, il était son
fief dont il désirait me faire partager un bout de terre. Et j'en étais fière, stupidement, parce qu'y partager une table me rapprochait encore de
lui.
Lorsque nous arrivâmes, il y avait déjà foule. Nous attendîmes sagement sur le trottoir en grillant des cigarettes. Une fois les groupes nous précédant enfin placés, nous pûmes entrer.
La décoration, toute de bois ancien, était sommaire mais jolie, la lumière rare, les tables spartiates. Rien qui accroche, ne dépasse ou ne détourne l'attention.
Le lieu respirait ce dénuement des endroits dans lesquels on ne vient ni pour voir, ni pour être vus, mais pour se régaler.
Aussitôt je regrettai ma robe, tache de trop de couleurs sur le beige et le gris. Lui en veste
de jeans et pantalon usé ne détonait pas avec le décor. Dans un autre restaurant il aurait semblé négligé. Là, c’était moi qui paraissais trop habillée, bariolée comme une oiselle exotique au
milieu d’une volière atone.
Un serveur ventru s'avança, s'inclina et nous demanda d'une voix chantante :
- Une table pour deux ?
Nous hochâmes la tête de concert pour hériter d'un petit carré posé tel un îlot en plein milieu de salle.
L'entrée fut joyeuse. Je
picorai dans son assiette à doigts légers comme la crème fondant contre mon palais. Et la conversation roula, paisible, jusqu'à ce que nous abordions le sujet des prénoms.
- Il y a une tradition familiale sûrement inconsciente à l'origine de mon second prénom. À l'époque, mes parents n'ont pas osé le fusionner à celui qu'ils avaient choisi. Trop
original, pensaient-ils. Ils l'ont alors simplement ajouté. Et ce prénom-là, deuxième choix qui aurait voulu être premier, on l'entend dans celui de ma grand-mère, dis-je en pensant "on m'entend dans ma grand-mère, si fort je suis enclose en elle". Ma mère, elle, en porte une variante qu'elle m'a à
son tour transmise.
Alors que j'attaquais le plat de résistance, mon esprit s'échappa vers l'allitération, le radical et la désinence en symboles d'une transmission matriarcale.
Moi à la fois ces femmes et une autre, une héritière et un chaînon terminal.
Feu mon amour se mordit les lèvres. Croyant que sa pizza était trop chaude, je lui tendis mon verre de vin frais. Il refusa et je le terminai cul sec, consciente d'avoir déjà trop bu mais
dérivant dans la tendre béatitude de l'alcool.
J'aime avoir, selon l'expression consacrée, "un coup dans l'aile". Sauf que ce n'est pas un coup mais une caresse. Et que je ne me sens pas amochée comme un oiseau criblé de plomb en plein vol
mais, flottant au-dessus de moi-même, plus entière, palpitante, douce qu'à l'ordinaire.
Un jour, demi grise et parfaitement contente, je saisis un stylo, une feuille et notai d'une main hésitante :
"La vie est plus supportable avec deux grammes d'alcool dans le sang."
Les tranchants des L avaient disparu, tout comme l'attaque incisive des majuscules.
À jeun j'écris pointu. Ivre, rond en gommant les échardes.
- Moi, je déteste mon prénom, lança Feu mon amour d'une voix dure.
Je levai un sourcil en nous resservant du vin. Vite, gommer la menace qui couvait dans sa voix en sourd incendie.
- Mes parents n'ont jamais su s'entendre. Ma mère avait choisi un prénom, mon père un autre. Faute de tomber d'accord, ils m'ont donné les deux. Deux qui ne vont pas ensemble
séparés par un tiret. Elle à droite, lui à gauche, et moi en somme des deux, en fruit de leur dispute.
Je humai le vin à petits coups, m'enivrant de son odeur de terre mouillée.
- Il sent délicieusement
bon, commentai-je.
Ma remarque fut accueillie par un haussement d'épaules. Se
heurtant à un flot trop puissant pour être détourné, mes efforts pour dévier le cours de la rivière du souvenir avaient échoué.
-
Leurs deux putains de prénoms suivis de leurs deux noms de famille, ça fait quatre. Quatre éléments pour une identité que tout le monde écorche. Personne ne sait
d'ailleurs l'écrire correctement.
- Mmmh, approuvai-je le nez fourré dans mon verre, moulinant désespérément pour trouver une parade à sa peine.
- Tu sais ce que c'est, toi, de s'entendre toujours appeler d'un nom qui n'est pas le sien ? De subir les rires, les questions, les
moqueries, juste parce qu'il est trop compliqué ?
Je secouai la tête. Bien sûr que je ne savais pas. Et lui savait que je ne pouvais pas savoir.
Levant mon verre, je fis signe de trinquer mais rencontrai le vide. Feu mon amour était trop avancé sur la route du ressentiment pour me rejoindre. Et moi trop partie sur les chemins de la
concorde pour ne pas désirer l'y ramener.
- Pourquoi ne pas voir ça comme une preuve d'amour ?
hasardai-je. Tes parents t'ont chacun légué une chose à laquelle ils tenaient...
- Non ! hurla-t-il presque. Tu n'es pas dans ma famille, tu ne comprends
rien, tu ne peux pas comprendre. Pourquoi tu cherches toujours à tout interpréter, d'ailleurs ? Si je te dis que c'est comme ça, c'est comme ça, un point c'est tout !
Le vin prit sur ma langue un goût de moisi. J'eus un si brutal haut-le-cœur que je faillis vomir sur la nappe. Et surnageant dans la nausée de mon humiliation, j'éprouvais du chagrin.
Un que je ne m'avouais pas et me soufflait que notre relation, quels que soient mes efforts, était condamnée.
Un bien présent qui me pinçait le cœur. Feu mon amour était un petit garçon grandi trop vite, un homme blessé prisonnier d'une histoire qu'il n'accepterait jamais de me
livrer.
Lors de ce dîner-là, j'eus la sensation de fourrer
les doigts dans une blessure encore fraîche. De les y retourner alors que j'aurais dû l'effleurer à défaut de pouvoir la cautériser, puisque toute réparation était hors de mon pouvoir.
Jamais nous ne retournâmes dans ce restaurant. Il portait un joli nom, pourtant.
En tant que fille de divorcés, j'ai eu la sensation de comprendre sa rage. C'était comme si ton interprétation le niait et l'enfermait une fois de plus dans un conflit qui le dépassait. Cependant, cela n'excuse pas sa brutalité...
Au final, j'ai pensé ce dont je n'arrête pas de prendre conscience: on reste toujours les fils et les filles de quelqu'un, et grandir ne suffit pas pour se défaire de nos angoisses d'enfant.
Merci, Cruchotte (bouh, que je n'aime pas écrire ce pseudo !)
Le temps a adouci la scène dans mon esprit mais en effet, sur le coup, j'étais vraiment mal. La violence de sa réaction a clairement mis au jour ce que je soupçonnais déjà : cet homme souffrait d'un déchirement intérieur si profond qu'il en devenait difficilement réparable. Et ce déchirement-là avait motivé beaucoup de ses choix.
Bien qu'étant aussi fille de divorcés, je n'ai jamais vécu cette situation avec autant de douleur, et la profondeur de l'abîme qui s'ouvrait en lui m'était effrayante.
Oui, on reste toujours fille et fils de, mais il est possible de détricoter la part léguée par nos parents, de leur rendre, ne serait-que symboliquement, ce qui leur appartient en propre pour s'en libérer. Il est des "cadeaux" qui pèsent plus lourds que des fardeaux... Et même s'ils restent nos parents, on peut également décider de ne plus les voir : mettre de la distance avec une famille toxique est une mesure de sauvegarde de soi.
Pour les angoisses d'enfant, je suis d'accord. On peut en apprivoiser certaines, mais de là à les chasser, je suis sceptique - à moins de faire beaucoup de méditation et de yoga. :)