Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Moins une que je ne me ravise au dîner. Mon voisin de table, un jeune bakla* en couple avec un Canadien âgé, connaît lui aussi un club d'escorts.
Plusieurs crans au-dessus d'El Navigator, affirme-t-il. Avec une meilleure musique et de plus beaux garçons.
C'est donc là, à El Jaguar, que je devrais me rendre.
El Jaguar... Drôle de nom.
De félines visions soudain m'assaillent. Des hommes bruns aux muscles plus saillants que des pattes de lion, aux dos courbés et luisants, ondoyant entre les chaises et feulant dans la pénombre...
Ongles manucurés devant la bouche, mon voisin pousse alors un cri aigu.
- Non, Mââm, je me suis trompé ! Le nom, c'est Cheeta. Sorry !
Je pouffe dans mon verre.
Cheeta ou El Jaguar, bienvenue dans le monde animal... À choisir, je préfère le jaguar au chimpanzé de Tarzan.
Je demande à tout hasard :
- Et vous y êtes allé, à Cheeta ?
- Oh non !...
Regard en biais vers le bienfaiteur canadien. Il ne s'agirait pas de froisser sa susceptibilité déjà rudement éprouvée lors du repas. Malgré l'insistance de son amant, le bakla refuse de le présenter à sa famille afin d'officialiser leur relation.
Au vu des cheveux mal teints, des rides poudrées, des cils rares gaufrés au mascara et des lèvres en bec de canard du Monsieur, je comprends que, tout riche qu'il soit, il n'est guère le bienvenu au foyer.
- ... mais on me l'a garanti !
- Ah. Je vous crois.
Cheeta ou El Navigator ?
J'hésite. Repense à mes chauffeurs de l'après-midi, aux informations précises de Joel. Me décide pour le second, quitte à en partir rapidement pour cingler vers le premier.
La nuit est encore jeune et la comparaison entre deux clubs pas inutile. De quoi élargir ma vision pour ma petite enquête.
Si l'envie demeure, bien sûr.
Nouveau taxi. Conducteur taciturne, cette fois. Le nom El Navigator lui arrache à peine un haussement de sourcils.
Il opine du menton. Il connaît.
Je m'assure d'un retour facile. Mandaue se trouvant à une quinzaine de minutes de Cebu centre, pas question d'y rester coincée.
- No worries, Mââm ! Il y a toujours des taxis postés à la sortie du club.
Le club, justement. Il semblerait qu'on en approche.
Coup de frein. La voiture s'arrête.
- It's here !
Une rangée d'immeubles crasseux baignés d'une lumière chiche, des enseignes éteintes, un trottoir défoncé... Rien qui ne ressemble, de près ni de loin, à une boîte de nuit.
Tout semble fermé, noir, désert.
- Are you sure ?
Le chauffeur rit.
- Yes, yes, inside !
Il me désigne une courette pavée. Au fond, onze lettres clignotant du E au R.
Je remarque alors, accroché à un bâtiment, un panneau jaune : El Navigator, gay club.
Club homosexuel ? Me serais-je trompée ?
Tant pis, il est trop tard pour faire demi-tour.
L'entrée vitrée contient à grand-peine une musique tonitruante.
A deux mètres des vitres, un guichet.
Derrière le guichet, un employé, l'inévitable vigile armé - pistolet, matraque, menottes -, un jeune mignon à la silhouette compacte.
C'est sa tenue qui me frappe : un débardeur trop étroit pour son torse bodybuildé, un mini-short gainé sur ses attributs, des chaussettes tirées jusqu'à mi-cuisses, des santiags.
- Un fouet et hop, voilà un parfait Maître BDSM ! me dis-je.
Sans crier gare, des souvenirs de folles soirées parisiennes s'invitent dans la courette.
Le trio échange quelques phrases animées avant de me saluer. Choeur de voix chaleureuses, larges sourires sur dents blanches, mines ravies quoique surprises. Probable que peu de putis (des Blanches) se risquent ici. A fortiori non accompagnées.
- Une seule entrée, Mââm ?
- Yes, please.
- 100 pesos*.
Mon billet disparaît, prestement troqué contre un coupon vert. Le garde s'en empare pour me conduire jusqu'à l'entrée.
Dans une seconde la porte va s'ouvrir. Un frisson me parcourt.
Je brûle de percer le mystère de ces vitres opaques. Curieuse et impatiente, certes. Mais également intimidée, un peu, en dépit de ma promesse sonnant en réconfort : n'être obligée à rien, et surtout pas à rester.
- Enjoy your evening, Mââm !
- I will ! Thank you !
C'est d'une démarche presque assurée que je pénètre dans le club.
L'intérieur est si sombre qu'un employé doit m'y guider à la lueur d'une lampe de poche.
Face à nous, le comptoir d'un bar avec ses piles de bouteilles.
À droite, un passage pour accéder à la grande salle.
Au milieu, une vaste scène surélevée. Je compte une, deux, trois barres de pole dance.
De chaque côté, deux hautes cages. Ne servent-elles que d'ornements ? Je l'ignore, mais l'échelle abandonnée dans l'une d'elles me souffle que non.
Autour, des tables recouvertes de nappes, isolées ou assemblées en longs rectangles.
Partout des lustres à pendeloques, des guirlandes, de fausses feuilles de lierre, des décos kitsch et dorées.
Perchée sous le plafond, la cabine du DJ. Sa platine reliée aux enceintes crache des décibels à en fissurer le béton. Poussé au maximum, le son se brise, crachotant et distordu.
Ce pur style philippin me réjouit. Tout pour l'apparence, quitte à ce que le tout tienne grâce à des bouts de ficelle. El Navigator, par exemple, se voudrait chic mais ne l'est pas. Il dégage une impression de négligé, d'usagé, de nostalgique de jours meilleurs. Il sonne faux, d'une prétention trahie par le moindre détail : des lampes défectueuses, un mobilier en plastique, des objets qui traînent dans les coins.
L'ultime et amusant détail est l'émission de radio diffusée par un haut-parleur. Quelqu'un a oublié de l'éteindre, sans doute. De fait, un concert de voix nasillardes meuble chaque silence et duplique, parfois, les vociférations atténuées de la musique.
- Mââm, where do you want to sit ? interroge mon guide à la lampe de poche.
J'hésite un instant.
- Here, please !
Le choix est stratégique. Il me faut une table bénéficiant d'un peu d'éclairage, proche de la scène mais pas trop. Simple précaution au cas où un danseur, emporté dans son élan, déciderait de m'y convier.
N'oublions pas que tous sont à demi-nus, outrageusement moulés sous chaque couture et chaussés de bottes - la marque distinctive du club, apparemment.
C'est ainsi qu'à cette minute, un garçon en tenue réglementaire offre le meilleur de son show. Si l'on peut appeler "show" une succession de mouvements estampillés gymnastique, exécutés face aux miroirs qui couvrent les murs.
Narcisse face à l'étang, pupilles rivées sur son propre reflet, l'air indifférent, front lisse et lèvres boudeuses, l'homme danse.
Oscillations du buste, déhanchés du bassin, arc ployé de l'échine, allers-retours de croupe.
Courbettes des jambes, l'une pliée, l'autre tendue. Pause et brusque saut afin d'inverser la position.
Renversé de menton soulignant la gorge arquée.
Ronde des bras, énergiques fouettés d'air, valse des poignets enserrant les dures saillies des épaules, poings fermés brandis vers les cieux...
Certains pas coulent, d'autres s'enchaînent avec maladresse, au bord du déséquilibre. Le spectacle a pour seul but, semble-t-il, d'exhiber des biceps, trapèzes, pectoraux, abdominaux gonflés et un corps glabre ruisselant de sueur.
Superbe corps, certes, pour qui les aime taillés, travaillés, tatoués.
Imperturbable, la guitare égrène ses accords électriques. L'interprète ouvre son short, en écarte les pans, touche son sexe.
L'élastique du slip coupe ses reins d'une ligne sombre, allusivement abaissée jusqu'au haut de ses fesses. Soulignant la pente de son bas-ventre, sa toison pubienne apparaît.
Le dévoilement devrait être sensuel. Il ne l'est pas vraiment.
Le public ne paraît guère compter aux yeux de Narcisse ivre de son image. Mais le public est rare, il est vrai. Mardi est un jour creux et, à en croire le nombre de tables vides, sûrement le monde afflue-t-il le week-end.
Les silhouettes massées au fond ne comptent pas. Leurs tenues indiquent des collègues attendant leurs tours de piste.
Je me retourne.
Tapi dans l'obscurité, un duo masculin sirote une bière.
A ma droite, trois clientes. Détendue et replète, l'aînée porte un carré court et, entre les sourcils, un rond rouge à l'indienne. Plus tard, lorsqu'elle se lèvera, je m'apercevrai qu'il s'agit d'un bakla.
En rang d'oignon à ma gauche, deux couples dans la trentaine et une de leurs amies aux allures de paysanne. Les maris affichent des mines amusées. Leurs compagnes, elles, se poussent du coude et rient, très fort, à chaque geste osé du danseur. Leur attitude évoque des collégiennes en goguette, des oies blanches venues s'encanailler dans la zone rouge du strip-tease.
- Mââm ?
Un serveur me tend la carte des boissons. Flash de lampe torche sur les prix : 105 pesos une petite bière, 150 un rhum-coca, 180 un cocktail.
Cher, mais sans excès. Je m'attendais à pire.
- Gin and tonic, palihog* !
Le serveur tourne les talons.
Narcisse quitte la scène d'une démarche chaloupée pour disparaître dans un réduit. Le vestiaire, je suppose.
Le DJ annonce l'unique, l'inoubliable, le magnifique Jimmy sur une chanson de Bon Jovi.
Mon verre se matérialise sur la nappe.
Les spots s'éteignent en plongeant les lieux dans la pénombre.
Le soda de mon gin n'a pas de bulles.
J'allume une cigarette.
Soudain, sur le dossier de la chaise voisine, une main se pose.
Mes yeux remontent le long d'une paire de bottes. Au cuir succèdent la peau des cuisses, le jeans effrangé d'un short, le coton d'un débardeur blanc, une gorge mate, un menton aigu et enfin, une bouche fine qui sollicite ma permission :
- May I sit down ?
J'acquiesce.
La musique renaît de ses cendres alors que le jeune homme s'assoit. Très vite, comme s'il redoutait que je ne change d'avis.
(Et le prochain commentaire sera le 1000e !)
*Bakla : homosexuel efféminé. Certains, comme mon voisin de table, portent des vêtements féminins, les cheveux longs et du maquillage. Ces travestis - opérés ou non - sont mieux acceptés aux Philippines qu'en France, où ils déclencheraient certainement de vilaines moqueries sur leur passage - si tant est qu'ils osent sortir de chez eux habillés en femme !
*100 pesos correspond environ à 2 euros. Pour avoir une idée des prix pratiqués par le club, une grande bouteille de bière coûte environ 50 pesos au supermarché. Quant au salaire minimum journalier, il est d'environ 250 pesos.
*Palihog : "s'il vous plaît" en Bisayan.
Photos : Bérénice Abbott, Eiko, Christer Strömholm, Francesca Woodman, ArthurTress.
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