Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Noam m'avait dit que ce serait une conversation sans paroles.
Qu'il serait toujours là, à mes côtés.
Que je devrais me laisser aller.
Que plus je me laisserais aller, plus le voyage serait fécond.
Qu'il me guiderait à travers ce voyage-là.
Parce que Noam est un passeur.
J'ai regardé ses mains fermées sur la table. La bague en argent à son annulaire. Ses longs cheveux châtains répandus sur ses épaules. Ses yeux marron-vert frémissant lorsqu'ils s'attardaient sur moi. Ses lèvres qui découvraient ses dents, tous les petits plis que faisait monter son sourire au coin de ses paupières.
Mi par provocation mi par déduction, j'ai lancé :
- So, I must trust you ?
Noam gloussa. Baissa la tête comme devant une évidence, ou comme gêné que j'aie touché si juste.
- Oui, en effet... Ce serait mieux.
Ce sur quoi je conclus :
- De toute façon, si je ne te faisais pas confiance, je ne serais pas là. Et toi non plus.
Le lendemain, sans un mot, je plaçai ma paume dans celle, ouverte, de Noam. Sursautai. Elle était brûlante, animée d'une énergie si forte, si vibrante, qu'une décharge m'électrisa jusqu'au coude.
Je pliai les genoux pour m'allonger. Noam m'accueillit entre ses bras.
Avant que mes oreilles n'entrent au contact de l'eau, ne s'en remplissent pour m'isoler du monde, il souffla - avec tendresse je crois :
- Bon voyage...
Sa main gauche soutenait ma tête. La droite, chaude contre mon dos, mes flancs, mes épaules, me tirait, me poussait, me faisait tournoyer avec force et lenteur. Gestes assurés, fermes, précis, mille fois répétés, tout en maîtrise mâtinée de bienveillance.
À eux je m'abandonnais, basculant ma nuque, décontractant mes noeuds, relâchant une à une les tensions qui me vrillaient.
Laisser aller, glisser, couler. N'être que liquide dans le liquide.
Lâcher prise.
Moi séparée de moi-même. D'un côté l'esprit qui calcule, prévoit, dissèque.
De l'autre le corps qui capitule, renonce au contrôle, à la coordination de ses mouvements. Jambes et bras surnageant comme des scarabées, buste et hanches en équilibre parfait, en harmonie dansant sur la ligne du monde, cet horizon rectiligne dérobé par mes yeux clos.
Mon esprit quitta mon corps tel un naufragé fuit un bateau en perdition.
Moi fondue à moi-même. Mon esprit qui se déchire comme de la gaze, kaléidoscope syncopé d'idées éparpillées au vent. Puis qui, léger, réintègre la chair, mon enveloppe sans poids dérivant entre les bras de Noam.
Entre les bras de Noam, nos phalanges entrecroisées.
Il caresse ma joue, incline doucement mon visage, contourne mes mâchoires pour s'arrimer à ma nuque.
M'attire à lui, encore plus près.
Sa langue pointée agace mes lèvres, les écarte d'une pression pour se faufiler entre mes dents et s'introduire violemment dans ma bouche.
D'un coup, entière, comme s'il prenait soudain possession de mon corps, y pénétrait tout entier d'une bascule de reins, se noyait dans le berceau liquide de mes cuisses.
Je gémis. Presse Noam contre ma poitrine, mon ventre. Plonge dans la masse dorée de sa chevelure pour m'en emplir les paumes. À pleines mains saisie, ployée, tordue, mèches écartées puis fusionnées au gré de ma fantaisie, au rythme de mon souffle.
Ses poignets glissent sous mes fesses, me soulèvent et me déposent sur le plan de travail de la cuisine.
Derrière moi une pile d'assiettes s'effondre. Une bouteille malmenée roule sur le marbre et en dégringole sans que je n'esquisse un geste pour la rattraper.
Mes jambes-compas se referment en anneau, alliance de ma peau humide contre son sexe érigé. Alliance de mes tendons à ses muscles, de mes pupilles à ses iris, de ces flèches qui, décochés des siens, me transpercent de part en part.
Trois flaques sur le carrelage de la cuisine.
La bouteille explosée à terre. L'eau gouttée de nos maillots de bain.
Noam frappa l'eau avec vigueur. Sous cette gifle des bulles se formèrent et coururent, effervescentes, le long de ma colonne vertébrale. Appel à me laisser happer par leurs tourbillons, à dévaler encore l'échelle de ma conscience, à me rapprocher d'un non-être qui n'est peut-être que l'être, finalement. Comme lorsqu'en plongée, aspirée, gilet lesté, je m'approche du coeur de moi-même en traversant des nappes d'eau successives. Certaines chaudes, d'autres froides, avec le monde aquatique dévidé derrière l'écran de mon masque. Actrice et spectatrice d'un univers qui me dépasse et auquel je me fonds.
Comme un bébé je flottais.
Plus rien n'avait de consistance ni de réalité. Des pensées s'imposaient, affleuraient sans que je ne m'accroche à une seule. Bouées larguées au fil du courant, des images dérivaient. Polaroïds de bords de plage, sensations d'écume brisée à mes pieds, réminiscences d'enfance que j'avais oubliées.
Mais non. Depuis ma naissance elles étaient là, tapies. Mais le chemin rationnel que j'empruntais pour les retrouver ne menait nulle part. J'avais la destination, oui, mais pas la bonne route.
Ces visions ne font en effet pas partie de ma mémoire consciente. Elles se sont déposées, inscrites, gravées à l'intérieur d'une couche obscure, presque secrète : la mémoire inconsciente de mon corps. Celle que Noam déverrouilla pour m'en ouvrir l'accès.
Les vacances dans le Sud de la France. Ma mère me portant dans la mer tiède quand je ne savais pas encore nager.
La toilette à la bassine. Ma grand-mère lavant mon corps dodu, pression rêche du gant mêlé d'éclaboussures et de savon.
En état de veille, ces images m'auraient sans doute dévastée. Mais dans l'apaisante matrice de la piscine, elles étaient duveteuses, châles d'amour lovés autour de mes épaules, plus douces et enveloppantes que des plumes.
Enveloppants, la chevelure de Noam dénouée sur mes seins, ses yeux qui me cajolent, ses lèvres qui me dévorent. De la langue et des dents sans que, mon souffle, je ne puisse le reprendre.
Sans que je ne veuille le reprendre non plus.
Au bord de l'asphyxie entre ses cuisses qui m'enserrent, agitée de tremblements incontrôlables, si haletante que mes doigts picotent et se raidissent. Muscles arqués de tétanie, pouces collés aux majeurs sans pouvoir les en séparer.
Tête qui tourne au tempo de la chambre défilant de plus en plus vite, ondoyant manège en spirales de luxure.
Sa verge au fond de ma gorge. L'empalant comme ma chatte, avec délicatesse puis fureur, cisaillant mes chairs pour les forcer à s'ouvrir encore. Davantage que mes jambes pourtant écartelées sur le sommier, genoux pliés, remontés à angle droit vers ma poitrine.
Sa queue frappant mes fesses. Hampe captive, gland turgescent fouaillant mon aine, les lèvres de mon sexe, les grandes, les petites, mon clitoris, le vestibule de mes tripes suintant leur désir en appel à y plonger.
Ses paumes s'abattant sur mes mamelons, mes côtes, ma croupe. Globes que, timide, Noam n'a jusqu'alors que frôlés, caressés, à peine pétris. Jusqu'à ce que je l'invite à les brusquer. Que je le lui demande, exigeante et provocante de mon cul dressé, balancé sous son nez tandis que je m'empare de son sexe. Le lèche comme je veux qu'il me fesse. Brutalement, par salves, jouant du blanc entre deux à coups, de ces instants pendant lesquels il ne se passe rien.
Rien si ce n'est la suspension chavirée de l'attente, l'anticipation d'un plaisir aussi bref que cuisant, la crainte d'une douleur soudain trop forte et le fugitif désappointement quand elle ne l'est pas assez.
Et la tendresse, infinie, de son regard. De ses doigts apposés sur mes joues. De ses lèvres qui me chuchotent belle, si excitante qu'il doit se retenir pour ne pas, de suite, exploser en moi.
Mes vertèbres se courbèrent, mes jambes dessinèrent un large arc-de-cercle. Emportée par la vigueur de Noam, soumise à son élan, je fendis l'eau de la piscine. Mon coude droit se plia, libre, jusqu'à se refermer sur sa taille. Contact fortuit me ramenant à la réalité de cet homme debout contre moi, à distance de baiser.
Soudain la tentation de prolonger cette intimité. Puis, aussitôt, le renoncement.
J'étais redevenue un bébé. Un foetus immergé dans le ventre maternel, isolé et protégé de l'extérieur par le liquide amniotique.
Noam plaça un bras en travers de mes hanches. Me bascula en avant, roulée en chien de fusil, chevilles retenues par ses mollets. Ma tête creva, quelques secondes, la surface du bassin. Je repris alors conscience du monde, mais une conscience si tranquille qu'elle ne me perturba pas.
J'accueillis le bruissement des cigales du jardin, des bribes de conversation venues de la villa voisine, les clapotis, la respiration puissante de Noam. Tissée de désir peut-être, au diapason de l'assurance qui roulait, paisible, dans mon sang.
Arriverait ce qui arriverait.
Je replongeai. Seuls mon nez et mes yeux dépassaient de l'eau.
Noam appuya avec précaution sur mes paupières. Le noir zébré de rouge soleil se changea en encre.
Mon relâchement se fit extrême, presque jouissance tandis qu'il massait mon front, mes tempes, ma nuque.
Nos fronts, nos tempes, nos nuques perlés de sueur. Nos corps trempés, ruisselants, s'étreignant sur les draps défaits.
Noam sur mon échine courbé, fiché dans mon cul, léchant mes oreilles, mordant mes épaules, agrippant mes cheveux pour renverser mon cou, cherchant mes lèvres pour y mêler sa langue.
Le masque du plaisir sur ses traits apposé, délayés par une lame de fond déferlant de sa bouche à ses iris. Leur éclat flou, palpitant, perdu, rivé à mes prunelles aussi égarées, livrées corps, souffle, âme, à son sexe qui me possède.
Abandonnée à lui comme je le fus dans la piscine.
Plus tard Noam me dira que mon visage s'est incrusté sous ses paupières. Ce visage qui s'effrite pour en dévoiler un autre insoupçonnable, troublant, inconnu, métamorphosé par la jouissance.
Il me dira qu'en partant, c'est ce visage fou qu'il emportera avec lui.
Ce visage d'amante bouleversée et plus bouleversant qu'un aveu.
Ce visage qui en moi fait se rejoindre et la vunérabilité et la force, et l'enfant et la femme.
Noam m'assit sur ses genoux, près du bord de la piscine afin que je m'y appuie.
Et, se penchant tout contre moi, murmura :
- Welcome back...
Je ne voulais pas ouvrir les yeux. Ne m'y résolus qu'au prix d'un grand effort. Et rencontrai aussitôt son regard vert liquide qui me ramena sur la terre des hommes.
Ni lui ni moi ne connaissions la durée de mon voyage : les aiguilles de son réveil posé dans l'herbe indiquaient obstinément quatorze heures trente deux. Soit l'heure précise de mon départ. Soit la minute précise où Noam était devenu mon passeur.
L'officiant de mon baptême et de mes noces liquides.
Entre ses bras comme un enfant.
Entre ses bras comme une femme.
Photos : Tony Frissel, Wingate Paine,
Flore-Aël Surun, Heinz Hajek Halke.
une superbe histoire, ma chère Chut. Je devrais m'y habituer, mais à chaque fois je suis frappé par cette écriture si parlante...
Merci beaucoup, cher Stan. Non, s'il vous plaît, ne vous habituez pas... J'aurais peur, ensuite, de vous décevoir !
(Quelques ajustages je crois, depuis la 1ère publication, et un autre prénom).
Une expérience peu ordinaire du pouvoir de l'eau quand il est maitrisé par un homme d'un art non moins courant. Puis ton art de nous plonger dans le double effet de cette intimité liquide : l'un révélateur d'ombres nouées aux tréfonds de tes espaces intérieurs, l'autre révélateur d'un creux sous la surface à la recherche toujours de son plein, de son délié, d'un homme écrit dont tu ne serais pas l'auteure.
Tu fais de nous d'heureux témoins.
Tu as l'oeil ! Oui pour les deux : les ajustages toujours nécessaires, vu que je publie dans la foulée, après voir mis le point final. Ce qui impose quelques corrections - les fameux repentirs de la peinture.
Le changement de prénom après discussion avec le principal intéressé. À qui ça fait tout drôle d'avoir un texte à lui seul consacré, billet qui lui plaît heureusement beaucoup (en dépit de ma traduction anglaise !). Et de savoir que, quelque part sur la toile francophone, il (y) a des témoins. Heureux, en effet, j'espère.