Samedi 3 octobre
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J'étais en retard de cinq minutes, elle de plus d'une heure.
À un moment, elle traversa la petite salle d'attente et me sourit. Je pensai qu'elle m'avait reconnue. Alors je lui souris, espérant que mon tour allait enfin venir.
De la musique trop forte sortait des enceintes fixées au mur. Du rock, des groupés indés à flux continu. J'ai pensé que ça faisait bizarre, cette musique pas raccord avec le maintien supposé, un
peu rigide, d'un cabinet de médecins.
Puis j'ai pensé que je tournais vieille bique d'avoir de tels préjugés. Quà sa place, j'aurais probablement voulu dépoussiérer la raideur des conventions.
Recevoir des malades n'empêche ni d'aimer le rock, ni de le faire savoir.
J'ai pensé ensuite que cette musique jouait peut-être un rôle dans celle, répétitive et lassante, qui s'égrenait à l'intérieur du cabinet.
"Docteur, j'ai le nez bouché."
"Docteur, j'ai mal au ventre."
"Docteur, j'ai des insomnies."
Difficultés à respirer, à digérer, à dormir.
Difficultés à vivre, tout simplement.
Une musique couvre l'autre et empêche les oreilles indiscrètes d'entendre ce qui ne les concerne pas. À moins que la finesse des cloisons n'en soit la raison : sans même vouloir les écouter, les
malheurs des autres nous prennent à témoin. Noyés sous une bonne couche de musique, on n'est plus témoin de rien.
Pratique.
Une femme très jeune sortit du cabinet, louvoya dans la salle d'attente. Je crus qu'il s'agissait d'une patiente, que mon tour était enfin venu.
"Impossible, rectifiai-je aussitôt, elle n'a pas de manteau."
En effet, documents calés sous un bras, elle fit route dans l'autre sens. La porte se referma derrière elle.
J'avais déjà inspecté de haut en bas la pile de magazines, feuilleté les plus intéressants, lu les affiches placardées dans un joyeux désordre, refait mentalement la déco. La pièce triste, à la
limite du miteux, en aurait eu bien besoin.
Le temps commençait à me sembler long. Très long.
J'ai pensé que si j'avais été médecin, j'aurais eu une jolie salle d'attente. Une accueillante qui met à l'aise comme du
baume sur une plaie. Une dont on n'a pas envie de sortir à peine y est-on entré. Une de bon goût mais sans ostentation, histoire de ne pas effaroucher la clientèle.
Chez certains médecins, on flaire déjà que la plus douloureuse partie de la visite sera la fin, ce moment où vous serez gratifiés, sans même un sourire, d'une facture à trois chiffres.
Au bout de trois quarts d'heure, j'ai pensé qu'elle m'avait oubliée, peut-être parce que mon nom ne figurait pas dans son carnet. J'avais appelé en début d'après-midi sans conviction : obtenir un
rendez-vous pour le jour même, je n'y croyais pas. Et que j'en aie besoin ne changeait rien à l'affaire.
Aussi fus-je agréablement surprise lorsque la secrétaire me demanda :
- 15h45, cela vous convient ?
Au bout d'une heure, ma patience se réduisait à peau de chagrin. Quand la porte s'ouvrit à nouveau, j'étais résolue à réclamer un brin d'attention. Gentiment et sans râler, renfonçant dans ma gorge
l'irritation qui y couvait.
Elle me coupa l'herbe sous le talon :
- Vous êtes... ? Vous avez rendez-vous à... ? Avec mon collègue ?
Au temps pour moi. Fichue prétention de croire qu'elle m'avait reconnue. Son sourire n'était que de politesse, un truc creux adressé en passant à quelqu'un qui visiblement s'emmerde.
Je décline mon nom. Précise que j'attends depuis une heure. Elle ne s'excuse ni ne me propose d'entrer. Non. À la place, elle s'esclaffe. Me tourne le dos et s'adresse, toujours hilare, à
quelqu'un. Sûrement la jeune femme aux documents, qui rigole aussi.
Deux minutes et dix blagues plus tard, elles n'ont toujours pas éclairci le mystère de qui est passé à ma place. En revanche, elles se sont bien marré.
Moi pas du tout. N'ayant pas été invitée à me lever, j'attends encore agrégée à ma chaise.
Ce rendez-vous part vraiment mal. D'autant plus mal que ce n'est pas elle qui s'installe derrière le bureau, mais la jeune femme. Qui ne se présente pas.
Comme je garde aussi le silence, une gêne s'installe.
Un "Mademoiselle Cortez, interne" vient la rompre. C'est la généraliste qui a parlé et non Mademoiselle Cortez, trop occupée à bidouiller l'ordinateur.
Je n'avais rien contre elle mais là, ça commence.
Aucune envie de m'adresser à cette interne, de lui expliquer ce qui
m'amène ici, de lui dérouler le fil de mes problèmes alors que je ne l'ai jamais vue.
Ce que j'ai à dire est trop intime pour sortir facilement devant une personne. Alors devant deux...
Je suis agacée qu'on m'impose sa présence sans me demander mon avis. Je juge ça incorrect, déplacé, non professionnel.
Ah oui, j'oubliais.
Moi, je suis la patiente. Celle qu'on oublie en salle d'attente, qui paye et qui, en prime, doit fermer sa gueule.
Ma gueule, il vaut en l'occurrence mieux que je la ferme, car je suis venue demander un service. Pas grand chose en soi, mais je me doute que ça risque de coincer.
Mon bon sens me souffle que si je commence par "j'aimerais que Mademoiselle Cortez sorte", je n'obtiendrai jamais ce dont j'ai besoin.
- Qu'est-ce qui vous amène ? me questionne la généraliste.
Je commence à réexpliquer ce que je lui ai confié il y a des mois. Qui figure déjà dans mon dossier. Mon dossier qu'elle ne
voit pas puisque l'interne monopolise l'ordinateur. Qu'elle se fiche d'ailleurs de voir, puisqu'elle n'a pas un geste pour accéder aux données.
Je mentionne que je reviens d'une consultation spécialisée en Espagne.
- En Espagne ? Et pourquoi ?
L'inflexion n'est pas cordiale, elle est suspicieuse. Je serre les poings. Dans mon dos, pour que ce geste lui échappe.
Je brûle de lui rétorquer que pourquoi, elle devrait s'en douter. Qu'en tant que médecin, elle est censée connaître les lois médicales de notre pays. Mais peut-être est-ce moi qui suis trop exigeante,
puisqu'être médecin ne signifie pas tout savoir.
Ma réponse tombe, laconique :
- Parce que je n'ai pas le droit en France.
Moue dubitative et ennuyée, genre "à d'autres".
"Me crois pas, t'as raison. Se taper 2500 bornes pour atterrir dans une clinique, tout le monde en rêve. Trop nul d'être pris en charge à côté de chez soi. Et être exclue de toute
couverture sociale, c'est le pied intégral. Bientôt tu vas m'accuser de faire du tourisme sous prétexte que Barcelone est une belle ville, pas vrai ?"
Je respire un bon coup. Sors mes dernières analyses et les papiers fournis par la spécialiste d'Espagne, qui n'est d'ailleurs pas espagnole mais française. Clair que sur ce créneau-là, y a des sous
à se faire à l'expatriation.
- Mes analyses sont anormales, j'aurais besoin d'un traitement. Ou plutôt de deux.
Elle prend la feuille que je lui tends, la parcourt d'un air vaguement dégoûté, lève les yeux au ciel et les rabaisse sur un classeur. Classeur qu'elle prend et feuillette en marmonnant "mais
où est donc ce papier de formation ?".
Enfin... Feuilleter est un grand mot, puisque ledit classeur est bourré de papiers volants, de demi-pages griffonnées et de post-it.
Moins une que le contenu ne finisse sur la moquette.
Ce que j'ai est clair, les traitements simples. Je les connais pour les avoir déjà pris et même conseillé à d'autres femmes dans mon cas.
D'accord, je ne suis pas médecin, mais le sujet m'intéresse depuis longtemps. Partant de là, je me suis bien documentée. Et d'autant mieux que me voilà touchée.
Elle, façon cochon truffier, fourrage encore dans son classeur. Me débite un truc sans intérêt et se contredit aussitôt.
Une vague de découragement me submerge. Elle n'y connaît rien.
J'avance un éclaircissement. Elle me foudroie du regard.
Vrai, j'oubliais. Chacune à sa place.
Moi, je suis la patiente, l'imbécile, l'ignorante qui ne doit pas se mêler de savoir. Et si je sais et que par malheur j'ose le dire, je suis une chieuse.
- Je ne vous prescrirai pas ça, tonne-t-elle. Hors de
question !
J'essaie d'argumenter. Elle me coupe. J'argumente plus fort mais je n'ai plus la patience, juste une énorme boule de colère qui fait dérailler ma voix.
Je suis épuisée de ce cirque.
Je veux m'en aller mais... Ces antibiotiques, il me les faut.
Alors je me dis qu'à défaut du premier, je pourrais peut-être obtenir le second.
C'était compter sans Mademoiselle Cortez. Après avoir entré le nom dudit antibiotique
dans l'ordinateur, elle lâche un triomphal :
- Celui-là, il n'est pas pour ce que vous avez. Enfin, pas pour un de vos problèmes immédiats, hein.
- Tiens donc... Pourquoi un spécialiste me l'aurait-il prescrit, alors ?
Silence embarrassé.
Mademoiselle Cortez feint de n'en avoir aucune idée. Si elle lisait la notice en entier, elle en trouverait peut-être une.
Sentant la situation lui échapper, la généraliste s'empare de la feuille oubliée sur le
bureau. P
ointe un à un les médicaments de la liste en les ponctuant d'un rageur :
- Et ça, ça, ça, à quoi ça sert, d'abord ?
J'hallucine. Moi à qui elle n'accordait plus tôt aucun crédit, elle me somme à présent de lui fournir des explications techniques.
Je grille de lui balancer de retourner à son classeur. D'ouvrir son Vidal. De me rendre cette putain de feuille qui ne la concerne pas, puisque destinée à un autre spécialiste.
Mais non. Lorsque j'ouvre la bouche, c'est pour lui expliquer mon futur traitement. Dans lequel elle ne sera pas impliquée, qu'elle se rassure.
Plus j'explique, plus ma voix s'emballe, plus mon ton monte. Je suis à bout d'avoir à me justifier, d'être malade et de quémander deux - pardon, trois - médocs. Qui ne figurent d'ailleurs pas sur
cette liste qu'elle s'acharne à secouer comme un prunier.
D'accord, j'ai sûrement mal présenté les choses.
D'accord, aucun médecin n'apprécie d'être guidé dans ses prescriptions.
D'accord, la doctoresse espagnole aurait dû écrire une lettre.
Tout cela, je l'admets volontiers. Mais ce que je n'admets pas, c'est l'incompréhension, l'incompétence et le
mépris.
- Ça suffit, maintenant !
Oui, madame la généraliste. Ça suffit bien.
- Si ça ne vous convient pas, allez ailleurs ! Ou retournez en Espagne !
Là, j'ai craqué, attrapé un mouchoir dans mon sac, l'ai serré contre ma bouche et hurlé dedans. En silence, parce qu'aucun son ne voulait sortir.
Le silence a dû durer cinq minutes. Après autant de cris, c'est interminable.
Les deux femmes ont dû me regarder interloquées. M'en foutais. J'avais tellement d'eau dans les yeux que j'étais aveugle. Fixant le mur, j'ai balbutié :
- J'ai des problèmes de santé, je viens ici parce que j'ai besoin d'aide, et
voilà... Tout ça, c'est double peine. Double peine.
Fin de la consultation.
Mademoiselle Cortez a tapé une ordonnance incomplète. La généraliste me l'a remise.
J'ai quitté le cabinet.
Je n'y reviendrai plus jamais.
- Bon courage, qu'elles m'ont dit.
Par Chut !
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Publié dans : Au jour le jour
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Tu devrais donner les nom et adresse de ce cabinet (c'est bien le mot)afin qu'on sache où ne pas aller.
En tous cas, je suis soulagée de te savoir de retour.
Le problème est quand tu consultes sur un sujet plus pointu et que tu en sais manifestement davantage que le doc. Là, impossible de le prendre au sérieux. Ce qui se voit et que forcément, il n'apprécie pas. Et quand tu sais précisément ce que dont tu as besoin et le fais savoir, ça passe encore moins...
Certains docs sont de plus des quiches en relationnel. Je ne dis pas que je suis une pro (et plus je suis fatiguée et moins je le suis), mais là, oui, c'était gratiné.
Tout ceci, tu t'en doutes, me laisse un goût amer. De révolte parfois, car ceci n'est qu'une pérégrination ajoutée à d'autres, et que le tout additionné finit par peser très lourd (déjà que c'était pas léger au départ...).
Et moi, je suis heureuse de te retrouver ici. :)
Je t'embrasse.
Il y a une pincée de jours de cela j’ai eu le plaisir d’entendre à la radio une toubib qui manifestait sa colère contre le mépris qu’ont nombre de ses collègues envers ces faire-valoir que constituent pour beaucoup d’entre eux les biens nommés « patients ».
Cela faisait écho à mon expérience personnelle. Je suis triste de voir que tu viens d’expérimenter le manque d’humanisme qui semble hélas dominer dans cette profession.
Je ne pourrais même pas te conseiller mon actuel médecin de ville, je viens d’en changer et ne suis pas certain que le nouveau mérite un déplacement…
Je t’embrasse sans ordonnance.
SP
Merci pour ton message ici et là-bas. :)
Le parcours s'arrête pour moi ici, sans véritables regrets. La vraie raison n'en est pas les médecins... quoique cette visite aurait pu suffire au dégoût. Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont les choses se sont déroulé pour moi. Ca viendra peut-être.
Je souhaite que toi, tu trouves enfin de bons interlocuteurs. Des médecins disponibles, à l'écoute, respectueux... En un mot humains, tout en étant efficaces.
Pas besoin d'ordonnance non plus, ni de consigne de modération. L'abus de bisous n'a jamais été mauvais pour la santé (jusqu'à nouvel ordre !).
Ce que tu as vécu je l'ai vécu de multiples fois avec des médecins. Quand je devais les corriger parce que je savais que je ne pouvais prendre tel ou tel médoc par exemple...Quand un grand ponte de neurologue m'a à peine écouté quand je lui ai dit que j'avais guéri de mes crampes en allant voir une nutrithérapeute et que lui le neuro ne cherchait qu'à m'abrutir de médicaments. Maintenant je vois mes médecins comme des instruments, j'ai besoin de ça, il me faut ça,une relation froide, à but utilitaire où la confiance n'est plus trop là.
La confiance finit par se rompre, oui. Grave problème en soi : comment s'en remettre à des personnes auxquelles on n'accorde pas - plus - foi ? J'espère que tu croiseras des médecins qui sauront t'écouter et te soulager mieux que les grands pontes crispés sur leurs certitudes.
Amitiés.
Mais quand même; j'avoue; ça fait mal là où y'a du collègue...
J'ai envie de croire que des toubibs bien, il y en a encore, comme il y a toujours des infirmières bien.
A propos...toi, quand on parlera de moi songeant à faire du fric, ne me renvoie pas l'image des pauvres gens qui n'ont pas de thunes...Maintenant, je ne veux plus me déconventionner!
Lol... Merci pour le recadrage ma belle.
Les médecins, c'est comme dans toutes les professions, y'a le bon, y'a le mauvais. ca fait mal quand on tombe sur le pire.
N'empêche, j'irai bien la voir histoire de me défouler un peu, moi...
Mille baisers ma loute, et pardon de ne pas commenter plus ici.
ps: bises au volatile!
Bon, j'avoue, c'est dommage pour la déconvention. Parce que je sais que toi, tu bosses bien, pas par dessus la jambe, que tu te donnes un mal de chien là où d'autres se contentent d'un passage plus qu'éclair pour empocher leur tunes...
Et paf, une pensée pour l'infirmier qui s'est "occupé" de ma grand-mère. Rectification : qui montrait son nez deux minutes avant de vite prendre la porte.
Sinon, euh... On va éviter les règlements de comptes à KO Corral. Connaissant ton côté Calamity Jane, les pruneaux et autres pêches vont voler dans le cabinet !
Mille baisers aussi. T'inquiète pour les comm', même si j'ai toujours un immense plaisir à les lire. Et que parfois, je me sens un peu seule entre toutes ces pages.
A très vite (cette fois, chauffage obligatoire et pas d'annulation de dernière minute : j'ai retrouvé mes clefs dans les produits ménagers... merci le peintre !).