Dimanche 2 novembre
7
02
/11
/Nov
18:12
La Thaïlande en une tom kha kai, le Japon en quelques yakitoris, l'Inde en un rogan josh... Quand l'envie de regoûter à mes ailleurs me tenaille, ou que simplement je refuse de me casser la tête, je m'approvisionne chez Monsieur
P.
Monsieur P, c'est le royaume du surgelé. Et dans mon quartier, il loge juste à côté d'un entrepreneur de pompes funèbres.
De quoi faire de l'humour à froid, si je n'étais moi-même congelée.
Une heure plus tôt, j'étais installée sur la banquette d'une grande brasserie, face à un homme, pardon, un Monsieur que j'estime. En petite robe, sans veste ni manteau, réchauffée par une
température aussi chaleureuse que la conversation.
Celle-ci prit fin à la tombée de la nuit, lorsque nous décidâmes de rentrer chacun chez nous.
Il prit le bus, moi mes pieds.
J'enfilai les rues froides comme les perles fuselées d'un interminable collier.
Ce soir-là, le vent avait des ongles. Des ongles qui s'insinuaient sous mes paumes,
sur mon cou, entre mes cuisses, pour mieux me pincer, des putains d'ongles juste bons à me déchiqueter.
J'arrivai enfin dans ma rue, meurtrie de froid et raide comme une stalagmite.
Il me fallait du chaud, du doux, du bon. Un passage revigorant dans la boutique de mon ami Antoine ou,
à défaut, des petits plats sortis des fourneaux (industriels, personne n'est parfait) de Monsieur P.
Antoine ayant déjà fermé ses stores, je me rabattis sur mon joker.
Chez Monsieur P, les clients étaient rares et l'air polaire. La faute aux immenses frigos alignés le
long de la travée centrale.
C'est devant celui des spécialités indiennes que je manquais de buter contre une montagne.
La montagne portait un ample blouson la faisant paraître plus imposante encore, une écharpe vert forêt
nouée en deux tours de cou, des dreadlocks roulant sur ses épaules en coulées de lave refroidies.
Et, surprise par mon brusque mouvement d'arrêt, elle se tourna vers moi.
Je la dévisageai, saisie et impressionnée comme jadis au pied de la Soufrière.
Sa peau n'était ni d'argile ni de basalte, mais d'ébène délayée de porcelaine.
Couleur chocolat chaud ou café à peine crème, comme on dit.
- Pardon, s'excusèrent ses lèvres charbon pâle.
- Y a pas de mal, répliquai-je en tendant une manche fuchsia pour attraper un paneer palak.
Je jetai un regard à son panier. Il était presque vide. Un autre à son visage. Il
était diablement beau.
Pas de cette beauté tapageuse qui fait plier le monde ni taire un restaurant entier en
surgissant, mais de celle qui, évidente, pousse les femmes à se retourner dans la rue.
S'il existait deux mots pour décrire ce visage, ce serait "séquences nécessaires". Comme le plein doit
succéder au creux et la courbe à la ligne droite, les traits de l'homme-montagne répondaient à une harmonie secrète, à un nombre d'or en équilibre fragile.
Sur un autre, son nez un peu fort eût semblé trop accusé, la déclivité entre ses sourcils trop franche.
Pas sur le sien.
Front, sourcils, yeux, pommettes, nez, bouche, menton s'enchaînaient sans heurts, coulant de source.
Assurément, ce visage sculpté au fin burin, aussi décalé dans l'univers aseptisé de Monsieur
P qu'un bijou exotique sur une table d'opération, était à graver dans le marbre.
De quoi me mettre du chaud au cœur dans un monde si hostile et laid. Et de m'ôter à jamais, si besoin était, l'envie de
retourner d'où je venais.
Je remontai l'allée du magasin pour agrémenter ma pitance de crêpes au jambon.
L'homme-montagne, empruntant le même chemin que moi, marchait sur mes talons.
Mus du même pas, nous remplissions nos paniers de concert, mais sans musique de fond. Monsieur P n'aime en effet ni les rythmes entraînants, ni les scies à la mode.
À ce superflu commercial il préfère le nécessaire : une sonnerie aigrelette annonçant qu'un frigo est vide.
À plusieurs reprises, entre deux pêches particulièrement juteuses, je me retournai.
Plus d'une fois, je surpris les pupilles pétrole de l'homme-montagne accrochées à mes gestes.
Souvent, je lui répondis d'une œillade ou d'un mince sourire, tout étonnée de sembler à son goût.
Comparé à sa taille XXL, ma dimension gommette ne pesait pas lourd.
J'arrivai à la caisse avec un peu d'avance, le panier débordant sous le poids des victuailles. Cédai ma place à un client muni d'une unique boîte de basilic.
L'homme-montagne, fraîchement débarqué de l'allée, prit la file juste derrière moi. Céda sa place à un client muni d'une unique boîte de glace. Que je laissai passer à mon tour, afin de
n'intercaler personne entre sa peau chocolat et mon manteau fuchsia.
Je payai en traînant, fus dehors trop vite.
Peu importait.
En deux secondes je m'étais décidée, tant l'alternative était simple.
D'un côté, je pouvais remonter la rue sombre jusqu'à mon appartement vide, relever ma messagerie pour y trouver un mail aussi désagréable qu'attendu, me pencher sur un travail aussi fastidieux que
stérile.
D'un autre côté, je pouvais laisser la part belle au jeu, au risque, à l'imprévu. À toutes ces épices pendant stratifiées au bout de mes poignets et n'attendant que le coup de chaud pour se
révéler.
Mort lente contre soubresaut de vie, j'avais choisi.
J'étais congelée mais encore sur pieds, crotte.
Alors, d'un coup d'éclat et de culot, je ferais la nique aux jours tristes en un bras d'honneur pour dire merde à tout, à commencer par ma timidité.
Et à finir par mon format de caillou comparé à un homme-montagne.
Lorsqu'il sortit de chez Monsieur P, j'étais occupée à une tâche aussi essentielle qu'enrouler le cordon de mon I-Pod.
Lorsqu'il posa les yeux sur moi, tout embryon de politesse carapaté, je lançai simplement :
- Je vous invite à boire un café ?
Puis j'ajoutai, brandissant mes sacs de surgelés pour adoucir ma proposition :
- Nous avons une petite demi-heure avant que nos emplettes ne décongèlent.
Il eut un bref, très bref instant d'hésitation avant de répondre :
- D'accord.
Ses pupilles glissèrent de mes sacs aux siens.
- J'en ai plus que vous, conclus-je, peut-être histoire de dire que j'avais davantage à perdre.
- Et si nous nous retrouvions dans dix minutes, le temps de déposer tout ça chez nous ?
- D'accord. Rendez-vous dans dix minutes, euh... là.
Prise de court, je lui désignai le café le plus proche.
Dix minutes plus tard, je l'attendais comme convenu en terrasse, une cigarette au bec et deux cartes des boissons ouvertes devant moi.
Le serveur eut le temps de m'apporter un cendrier, j'eus celui de m'en cramer une deuxième.
Le boulevard était désert.
L'homme-montagne n'arrivait pas.
Je n'étais pas déçue, pas fâchée. Bien au contraire, j'étais légère, amusée, ironique, chatouillée par une terrible envie de rire.
De rire d'être ainsi là plantée dans le froid, n'ayant même pas pensé à apporter ma lecture en cours : De l'amour et autres mensonges.
De rire en me remémorant une scène de Woody Allen, une de je ne sais plus quel film où il perce
les fantasmes des
femmes. Elles rêvent de se faire aborder franco dans la rue, comme dans la pub "et soudain, un inconnu vous offre des fleurs".
Mais alors qu'il réalise le désir de celle qui lui plaît tant, loin de la voir tomber subjuguée dans ses bras, il se prend... une grosse claque.
De rire en me rappelant de
longues discussions avec des hommes. À les écouter, ils sont lassés de mener le jeu de la séduction, fatigués d'inviter les femmes à aller au cinéma ou boire des verres, agacés de leur proposer
ceci et cela en les laissant disposer, et dépités de rentrer seuls chez eux.
Usés de jouer le jeu hypocrite de la galanterie qui les contraint à endosser le rôle de gentlemen, quitte à se branler ensuite sur la cuvette des toilettes.
À en croire les hommes, ils ne demandent qu'une juste inversion des rôles. Qu'une femme se détache de la réserve censément due à son sexe, ne brise enfin les chaînes de son troupeau timide pour
affirmer son désir.
Le désir qu'elle a d'eux, de leurs mains habiles et de leur bite bien dure.
Pour se donner, les femmes ont paraît-il besoin d'un alibi. Et pour les prendre, les hommes juste de leur permission.
Mais accédez à leur souhait revendiqué en prenant le pouvoir que c'est la débandade.
Les hommes ont beau prétendre être vouloir pris, ils n'assument pas d'être des proies.
J'en étais là de mes réflexions lorsqu'une imposante silhouette se profila sur le boulevard.
Je biffai mentalement le cours de mes mauvaises pensées sur les hommes. À moins que je n'accorde à l'homme-montagne le statut d'exception.
Il me plaisait. Je lui plaisais. Il était venu.
Peut-être qu'après ce café nous ne nous plairions plus du tout.
Quelle importance ?
Aucune, au fond, puisqu'il était venu.
Par Chut !
-
Publié dans : Andrea d'ébène
0
Derniers Commentaires