Lundi 8 septembre
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22:47
Qu'est-ce qu'une femme ?
La question a tout l'air d'un piège. C'en est un.
Si on me l'avait posée avant, je m'en serais tirée tant bien que mal.
Par une description anatomique un jour de visite médicale, par exemple : une femme, c'est des seins, une vulve, un vagin.
Des sautes d'humeur et de la douleur une fois par mois, lorsque le sang lui coule entre les cuisses.
Par une ode à la féminité triomphante un jour de lyrisme : une femme, c'est une gamme serpentine de courbes, une fugue
improvisée de pleins et de déliés. Des seins-mandoline, des
hanches-violoncelle et, parfois, un cul-rock'n roll.
Et quelle que soit sa coiffure, une femme, c'est un accroche-cœur.
Par une critique aussi lapidaire que cynique un jour de mauvaise humeur : une femme, c'est une chieuse.
Elle affirme le contraire ?
C'est une chieuse qui s'ignore.
Parce qu'une femme, c'est une casse-couilles douée pour vous les briser menu en coupant les cheveux en quatre.
Par la rhétorique un jour de pinaillage linguistique : une femme, c'est un substantif précédé d'un article indéfini, ayant pour
contraire "un homme".
Je me serais rappelé du même coup un ennuyeux matin de classe
où mon voisin, ayant levé un doigt résolu lui accordant voix au chapitre, avait
claironné :
- M'dame... Mulier, mulieris, ligne 3, ça veut dire femme... Mais c'est de quel genre, siouplaît ?
La professeure, une maîtresse-femme que je vénérais, en avait cassé net sa craie sur le tableau noir avant de se retourner d'une pièce :
- Mulier, mulieris... Femme... Quelle honte, une question pareille !!! C'est de quel genre, À TON AVIS ?
Tassé sur sa chaise devant une indignation et une colère qu'il ne comprenait pas, mon cancre de voisin avait bafouillé, penaud, pendant que je rigolais sous cape :
- Euh... féminin, M'dame ?
On avait onze ans. On suait sur la version d'une langue difficile et point toujours si logique. Et Madame Rochard, d'habitude si pédagogue, avait soudain perdu son latin et sa patience, faisant fi
de la règle numéro un de l'enseignement : il n'y a pas de sottes questions... hormis celle-ci, peut-être.
Parce que la parole donne vie à ce que l'on nomme. Parce que dire, c'est faire exister.
Et que, donc, par la chair du verbe, une femme, c'est féminin.
Évidemment.
Avant, oui, à la question "qu'est-ce qu'une femme
?", je m'en serais tirée grâce à toutes ces pirouettes. Oubliant - ou feignant d'oublier - l'essence même de la féminité, notre différence fondamentale avec ce sexe qu'on prétend fort : notre
capacité à porter des enfants, qu'on en veuille ou non.
Depuis cela, je ne peux plus l'ignorer.
Cette fouille m'a brutalement (re)mise face à moi-même, face au temps qui passe à mon insu, face à mes choix.
L'intrusion dans mes viscères m'a du même coup confrontée au plus viscéral : à mon désir ambigu, inavoué d'enfant et aussi, forcément, à la mort de ma mère. À ce maillage brutalement interrompu, à
cette boucle que je ne bouclerai peut-être jamais.
Avant ma mère, il y eut ma grand-mère. Avant ma grand-mère, une arrière-grand-mère que je n'ai pas connue. Et avant elle encore, une ancêtre dont j'ignore le prénom.
De cette boucle infinie je suis l'héritière jusque dans ma
chair.
L'héritière, oui, mais peut-être à la fois le point final d'une lignée qui,
ayant pris corps avec moi, mourra dans le mien.
Là, la bonne élève du cours de latin qui se marrait en douce ne rigole plus du tout, elle se remémore.
Elle se remémore ce soir où son feu son amour avait appelé de son ailleurs et
murmuré d'une voix blanche :
- Ma vie, c'est du vide. Ma vie, c'est rien. Je passe à côté et je n'ai rien fait. Rien fait de ce que je voulais en faire.
Elle se remémore l'avoir
questionné, ébahie :
- Comme ?
Elle se remémore qu'il avait répondu :
- Avoir un enfant.
Elle se remémore ses
mots qui le rassuraient d'avoir le temps, celui qui passe si différemment pour les hommes, pensant à part elle "Et que devrais-je dire, moi ?".
Elle se remémore s'être surprise à penser trop vite, hors de propos, à ce que
serait leur enfant s'ils en avaient un. À se demander s'il aurait sa chevelure sombre à lui ou sa blondeur à elle, des yeux d'Indonésie ou de Pologne.
Elle se remémore ce soir où elle avait appelé dans son ailleurs et murmuré d'une voix exsangue :
- Le scanner n'est pas bon, je dois être opérée. Peut-être que le chirurgien devra... enlever.
Elle se remémore qu'il avait répondu :
- Tu seras peut-être privée de l'accessoire, mais pas de l'essentiel : la possibilité de porter un enfant et de le mettre au monde.
Elle se remémore ses
mots qui la rassuraient, ses mots qui parlaient de solution médicale et de chemin à deux.
Un chemin que, croyait-elle, il était prêt à faire un jour à son côté, puisqu'il en parlait.
À la clinique elle s'est remémoré qu'elle n'était plus la petite fille du cours de latin, mais une femme enduite de Bétadine que le chirurgien allait couper en deux.
Mais avant la clinique ce fut une longue traversée. Une pente abrupte de cailloux où la petite fille réintégra son corps de femme en suppliant d'être une autre, tant il est vrai que le malheur
n'arrive qu'aux autres.
Au fond, la petite fille savait bien que le "elle" était devenu un "je".
Un "je" qui se regardait en pied sans se reconnaître et massait son ventre stérile sans ressentir aucune douleur.
- Aucune, vraiment ? s'était étonné le chirurgien.
- Non, aucune.
Promis, juré, ni la petite fille ni la femme ne
lui mentaient.
En vérité, femme ou petite fille, je ne ressentais rien et mon corps lui-même n'avait pas changé d'un pouce, du moins dans le miroir.
Mais à mes yeux, il s'était métamorphosé, parce que je savais.
Là se tenait toute la différence entre l'avant et l'après : je savais, et cette connaissance était en soi un fardeau.
À cause d'elle, du jour au lendemain, mon vieux complice de corps s'était changé en ennemi, en traître que je palpais, triturais, trifouillais sans relâche.
- Avoue que tu en chies, saloperie ! grondais-je en enfonçant mes doigts dans mon ventre.
- Avoue que tu souffres, mon
petit... pleurnichais-je en le caressant à défaut de le guérir.
Peine perdue. Menace ou supplication, mon corps restait sourd.
Insidieusement, il était devenu une excroissance, un corps étranger que,
loin de reconnaître, j'aurais expulsé, lacéré, fauché sur pied.
À grand peine je me contraignais à sa toilette. Le lavais comme on se débarrasse à la va-vite d'une corvée plus tôt
commencée, plus tôt finie.
Le vêtir - me vêtir - me causait un énorme souci. Plantée devant la glace, je voulais disparaître, noyer ce félon de vêtements informes mais me faisais violence.
- Non, je ne cèderai pas à ton chantage. Une jupe, des bas, c'est ainsi que les
femmes s'habillent, pas vrai... ? Alors c'est ainsi que tu seras aujourd'hui habillé.
Je piochais au hasard dans ma penderie et m'en allais, claudiquant, avec ma jupe et mes bas de carnaval.
J'étais déguisée en femme mais derrière mon déguisement, je n'étais rien.
Rien, et surtout pas une femme digne d'un quelconque amour, incapable que j'étais d'enfanter.
La rupture avec cet homme est arrivée à ce moment-là, au pire moment s'il existe une échelle sur celle du pire.
En un mail il me confirma ce que je soupçonnais : lui ne m'aimait pas.
Et derrière cette négation, j'entendis la négation de ce que j'étais, moi.
Une fille qui l'aimait, femme de part sa naissance, foi du sang qui lui coule dans la douleur une fois par mois entre les
cuisses.
Une femme ?
Non, en vérité. Une chose sans sexe au ventre ravagé, juste bonne à donner aux chiens s'ils acceptent de s'en satisfaire.
Une petite chose triste à qui l'on a jeté un os à ronger car, ainsi qu'il me le dit à des milliers de kilomètres en toute innocence - ou plutôt en toute cruauté :
- Si je t'ai parlé de solution médicale et de chemin à deux, c'était en me le reprochant... Je te sentais si mal que, moi,
je me sentais obligé... même si je ne le pensais pas.
Erreur, grossière erreur.
Il ne faut mentir ni aux petites filles ni aux femmes, parce que les unes comme les autres croient à ce qu'on leur raconte.
C'est
sûrement pour cela que j'ai eu aussi mal.
C'est sûrement pour cela que je suis incapable de lui pardonner. Et que j'ai chialé comme la môme que j'étais en écrivant cet
article.
Par Chut !
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Publié dans : Bribes perso
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Je ne savais pas que tu me lisais, et ça me fait tout drôle (et très plaisir aussi, évidemment).
Je sais que tu comprends ce que j'ai ressenti comme d'autres ne peuvent le comprendre. D'abord parce que tu es une femme ; ensuite parce qu'en l'écrivant, je me suis rappelé une conversation qu'on avait eue il y a longtemps (tu te souviens ?).
Sans vouloir faire de dictinction primaire, je crois même que ce sujet-là ne peut être compris, ressenti totalement que par des femmes. Pas d'un point de vue rationnel, les hommes (du moins certains) ne manquant ni d'intelligence ni d'empathie, mais d'un point de vue "intérieur'", tripal. Car là, c'est dans la chair que ça se passe.
Il paraît, oui, et j'y crois aussi. Et si on ne s'en remet pas totalemet, on le surmonte, surtout quand rien n'est encore perdu ni joué.
J'ai envie d'ajouter à cette très longue réponse la phrase qui me tourne en leitmotiv dans ma tête depuis quelques semaines : quand on arrête de se battre, c'est qu'on est mort.
Et puis je t'embrasse, très très fort, ma BBP. :)
un immense merci pour ta gentillesse. Promis, demain, je me mets aux haltères. :)
J'ose te faire des bises virtuelles.
En vérité, je ne me sentais pas davantage femme en robe ou jupe. Mais comme les enfants qui jouent à faire comme si (sauf que ce n'était pas un jeu), je prenais l'allure de en espérant que. Je crois, aussi, que j'essayais de donner le change aux autres, à défaut de le donner à moi-même.
Oui, comme tu l'écris, le mensonge est (souvent) plus dur que la vérité. Car c'est finalement lui qui tue : vouloir épargner l'autre revient à l'achever, fût-ce avec les meilleures intentions du monde... celles-la même dont l'enfer est pavé.
De mépris, je n'en ai pas. Des regrets, si. Quant à la paix, je la cherche.
Merci à toi pour tes mots si justes.
Des bises aussi. Evidemment. :)
Mais que fait donc l'Académie ?
J't'embrasse, Cruchotte. :)
les discours normatifs des gens "bien intentionnés" - ou bien-pensants - m'indisposent : la maternité n'est à mon sens pas une question d'âge (bon, passé 45 ans, ça se discute...), mais de personne, de cheminement. Telle femme sera prête à la vingtaine à devenir mère, telle autre ne le sera pas à 30. Ce qui a été mon cas.
Je ne sais pas, en vérité, si je pourrai être maman un jour. Disons, aussi, que je n'ai pas envie de faire un éventuel bébé toute seule. Un enfant est pour moi la suite logique (le couronnement ?) d'une belle histoire, une aventure qu'on entreprend à deux.
Pour le mensonge, arf... Je ne peux que te donner raison.
Et je t'embrasse.
Un gros gros câlin virtuel, ma BBP.
Je t'embrasse.
Tiens, toi aussi tu as pensé ça ? Et tu en es revenue en t'en félicitant ? Voilà un point commun supplémentaire !
Plein de choses à toi aussi, évidemment. Que ton bonheur dure encore et encore, parce que tu es vraiment une super nana (et je pèse mes mots).
non, comme on dit, je ne suis pas du genre à "lâcher l'affaire". Faut "juste" le temps que ça cicatrise.
Je prends la tendresse et t'en envoie en retour.
Merci.
tout d'abord, mes excuses pour avoir autant tardé à publier ton commentaire. Je voulais le garder un peu pour moi avant (égoïste, la fille !) :)
Pis je me trouve toute bête, parce que je n'ai pas grand-chose à ajouter ni commenter. Je pense comme toi que le bonheur (ou plutôt l'apaisement) a un prix. Qu'il sont difficiles à atteindre, mais que nous sommes les acteurs de nos propres vies et qu'il nous revient de faire des choix parfois très douloureux pour y accéder : tourner le dos à ce que ne nous convient pas en nous faisant violence, parce qu'on reconnaît qu'on s'est engagés dans une impasse.
En tout cas, ton équilibre et ton bonheur, même durement acquis, font vraiment plaisir à lire (et à voir, j'en suis sûre !).
Yé t'embrasse méga fort, BBP.
Merci pour tes mots, Léo. Et y a des erreurs qu'on peut facilement réparer. :)
Je t'embrasse.
Même avec le recul, une blessure est restée. Avec mes problèmes actuels, qui ne sont pour une part que le prolongement médical de cette triste période, elle s'est ravivée. Peur irrationnelle, viscérale, d'être à nouveau rejetée par les hommes qui pourraient m'aimer. D'être considérée comme une infirme ou un objet de pitié.
Mais la situation actuelle est différente, puisque je n'ai personne dans ma vie. Les réactions des hommes qui m'entourent ont de plus été aux antipodes de celles qu'il a eues, lui. Ce soutien inattendu, tant je m'attendais à l'inverse, a été la cause de beaucoup de larmes. Mais de reconnaissance et non de sang.
Je n'ai finalement désespéré ni des hommes ni de la confiance que je plaçais en certains. Je crois que ça s'appelle "un progrès". Fragile car susceptible d'être remis en cause à la moindre alerte, mais il y a comme du mieux.