Vendredi 5 septembre
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La
première fois que j'ai vu Feu mon amour, je ne l'ai pas trouvé beau.
Au premier regard je fus frappée par la proéminence de son front dominant son nez court, par l'avancée
volontaire de son menton démentant la finesse de sa bouche.
Il avait un visage en déséquilibre. Moi, l’esprit en bascule.
J'aime, j’aime pas...
Mon regard rebondissait en ping-pong de son front à ses lèvres, de ses pommettes peu marquées à sa barbe naissante.
J'aime pas, j’aime...
Il s'est incliné pour me saluer. Courtoise attention, vu que je lui arrivais à peine à l'épaule.
Mes yeux ont plongé dans les siens, étirés à l’aplomb de ses sourcils épais. Arc de cercle contre angle droit, iris foncés sur le blanc de ses globes de lait.
Des prunelles sombres de crooner ou de bandit. Venues d'ailleurs, en vérité.
Mais cela, je l'ignorais encore.
J'aime…
Noir contre bleu, il avait gagné.
Lorsqu'il sourit, ses lèvres découvrirent des dents parfaites. Des pattes d'oie plissèrent le coin de ses yeux, une rangée de stries son front.
Je découvris alors un autre visage. Pétillant, candide, (d)étonnant de malice et de timidité.
J'ai aimé... certainement une fois de trop.
Le soir même, le surlendemain, les quelques jours avant son départ, je l'ai trouvé beau.
La dissymétrie de ses traits n'était même pas charmante, elle s'était tout simplement effacée. Et alors qu'écartelée sur mon lit, il me pénétrait, que des rides transversales coupaient son front en
autant de plis, je buvais son visage.
Je le buvais d'un trait, cul sec, comme on se grise. Saoule de le voir et de le sentir en moi, tellement ivre de son plaisir que j'aurais pu jouir comme ça, rien qu'en le regardant.
Il partit.
Un mois plus tard, il m'envoya une photo de sa "nouvelle sale gueule" (sic). Il craignait apparemment de ne plus me plaire ou d'avoir trop changé pour me séduire encore. Lui mal nourri,
pressurisé dans son ailleurs, me supposait les joues roses et l'allure replète des gens d'ici.
Il ignorait que depuis plus d'un mois, cloîtrée dans mon ici, je vivais au rythme de son ailleurs. Que je ne mangeais plus guère et dormais encore moins.
Mais ce n'est pas moi qui allais le lui dire.
J'ai ma fierté, merde.
Sur la photo, il avait en effet les cheveux et la barbe mal taillés, le teint grisâtre et les traits creusés.
Je ne l'ai pas trouvé laid, je l'ai trouvé triste.
Triste et beau comme le fantôme de lui-même.
Un mois plus tard encore, il revint, épuisé, plus maigre qu'il n'était parti.
Je le trouvai plus que beau et sa beauté me faisait mal.
Cet homme était mon soleil, cet homme était ma mort. Et comme ni l'un ni l'autre ne peuvent se regarder en face (La Rochefoucauld dixit), je le regardais à la dérobée. Discrètement, quand il ne me
voyait pas, comme un misérable paparazzo volant des images interdites.
Clic clac.
Chaque instantané de lui m'était un coup de canif au cœur, une intrusion de lame suraiguë sur la pellicule ultrasensible de ma mémoire photographique.
Clic clac.
Je me souviens de ce jour où nous avions rendez-vous sur le quai d'un métro aérien. Je sortis en courant de chez mon amie Ether afin de le rejoindre plus vite.
Puis, arrivée sur le quai, je ralentis le pas pour mieux savourer mon bonheur.
Un homme m'aborda. Je le repoussai d'un geste, tout entière aimantée par sa silhouette à lui, imprécise et courbée sur un banc, un livre sur les genoux.
Je m'approchai en m'efforçant de ne point faire claquer mes talons.
Je ne voulais pas qu'il lève la tête, du moins pas encore.
Je voulais regarder son profil fermé sur les lignes qu'il déchiffrait, son profil qui allait devenir face quand il se tournerait vers moi, quand cet instant en suspension serait rompu.
Même pantalon, même veste en jeans... Nous nous étions quittés à peine trois heures plus tôt et il m'attendait, habillé comme la veille et le jour d'avant.
Il m'attendait, moi...
Une vague me submergea.
J'eus envie de lui hurler que j'étais là, juste à ses côtés, que je l'aimais, lui, cet anonyme sur ce quai aux yeux des autres, mon astre beau à en crever aux miens.
J'eus envie de lui hurler tout ça, toutes ces conneries, mais je me tus.
Parce que j'ai ma fierté, merde.
Parce que crier sur un quai de métro, ça ne se fait pas, sauf dans les films.
Parce qu'entretemps, ses yeux d'ailleurs s'étaient posés sur moi.
Les mots rentrèrent dans ma gorge comme les sabres d'un avaleur de couleuvres.
Clic clac.
Je me souviens du jour où je portais à la fois la mort et le mariage. C'était celui de la robe noire et des bas
blancs, celui où il fit couper ses cheveux en broussaille.
Dans la rue les regards des hommes caressaient mes jambes, ceux des femmes son visage au crâne tondu.
Il était si beau que je marchais pendue à son bras, l'âme fière et le cœur chaviré.
Il était si beau que je me découvrais louve et me désirais propriétaire, en me méprisant d'être aussi mesquine. Au temps pour moi, la fille aux idées
censément larges, ouverte au partage des corps et des culs.
C'était un jour de belle dégringolade, un jour où j'aurais mordu celles qui s'approchaient de lui d'un tantinet trop près, où j'aurais imploré les plus jolies de disparaître pour me le laisser.
Rien que pour moi, rien qu'un peu.
S'il vous plaît... et a fortiori puisqu'il vous plaît.
Je n'étais pas en danger, je crois. Mais ainsi que la beauté est dans l'œil de celui qui regarde, je me sentais assaillie de toutes parts, grignotée,
friable, soudain vilaine, minuscule du haut de mon âge et du bas de mes cernes.
Quand il me fit l'amour ce soir-là, j'eus envie de pleurer, mais mes sanglots butèrent contre mes amygdales.
J'ai
ma fierté, merde.
Clic clac.
Je me souviens du jour où, fin de break oblige, il s'envola à nouveau vers son ailleurs.
Ce fut une fin de partie à la Beckett, Samuel, à peu près aussi absurde.
Nous étions dans la voiture d'Ether. Nous nous efforcions, lui à l'arrière,
moi à l'avant, de deviser sans y croire, alignant les phrases avec la légèreté plombée de ceux qui vont bientôt se séparer, sans encore savoir que c'est
pour toujours.
Lorsqu'il me serra dans ses bras pour un dernier baiser, sa beauté me tétanisa.
J'étais horriblement mal, toute molle dans son étreinte, trop occupée à ne pas m'effondrer pour penser à quoi que ce soit d'autre.
J'ai ma fierté,
merde.
Clic clac.
Ma mémoire de "paparazza" captura cette presque dernière image de lui penché sur moi, avec une tendresse si évidente, si
palpable qu'elle ne pouvait être feinte.
Mais la tendresse au regard de l'amour n'a jamais suffi.
Après l'indifférence, elle est même la pire des insultes.
- Prends soin de toi... Ça va aller, on se revoit bientôt, me dit-il.
- Bien sûr, répondis-je.
Persuadée du contraire, je m'arrachai un sourire.
Parce que j'ai ma fierté, si petite et comprimée soit-elle.
Merde.
Par Chut !
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Publié dans : Feu mon amour
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