Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Je
n'ai jamais eu de membre cassé. Ma mère, si, et cela allait changer notre vie.
J'ai 7 ans. Nous mettons le cap sur le Sud de la France. À un certain moment du trajet, je sens que nous franchissons une limite invisible : l'air se
fait plus léger, le bleu du ciel plus transparent. Les odeurs changent, aussi. Iode, résine... ce sont celles de la côte d'Azur.
J'ai passé là toutes mes vacances d'enfance, sur notre bateau. Le bonheur entre balades au port, parties de pêche entre copains et virées en mer. J'appris aussi à nager et à faire du ski nautique.
Le ski nautique... un des sports favoris de mes parents. Aussi doués l'un que l'autre, ils sortaient de la mer sans difficulté, tutoyaient les vagues, viraient sur l'écume dans des gerbes
d'eau.
Cet après-midi-là, un couple d'amis nous accompagnait. Les conditions étaient idéales : grand beau temps, mer d'huile, aucun vent.
Nous partons. Allongée à l'arrière du bateau, je lézarde au soleil. Ma mère n'a pas très envie de skier, elle passe son tour. Mais après le couple d'amis, son tour revient. Elle dit qu'elle ne le
sent pas, mon père l'encourage. Elle finit par se jeter à l'eau, chausser ses skis, faire un signe pour dire qu'elle est prête.
Le bateau démarre à pleine puissance. Au bout de la corde, ma mère est une silhouette qui virevolte entre les vagues. Je l'admire d'être aussi hardie, aussi légère. Éblouie, je regarde son bonnet de bain monter, descendre, se pencher pour tourner.
Puis, soudain, il n'y a plus de bonnet.
Ma mère est tombée.
Mon père exécute une boucle pour revenir vers elle. Plaisante sur sa chute, rigole avec leurs amis. Mais à mesure que nous nous approchons, l'expression de son visage nous glace.
Le bateau stoppe juste à ses côtés. Ses yeux sont paniqués, sa bouche tordue de douleur.
- Je me suis... cassée quelque chose... parvient-elle à articuler.
On la hisse avec précautions sur la banquette. Les yeux remplis de larmes, elle se mord les joues pour ne pas
hurler.
Le trajet du retour est un calvaire : même à petite vitesse, le bateau rebondit sur les clapotis. Chaque choc lui fait pousser des cris d'animal écorché.
Au port, elle est prise en charge par les pompiers. Évacuée en ambulance avec pour diagnostic : fracture ouverte du fémur.
Mon père et moi, sonnés, nous retrouvons seuls.
Les autres souvenirs de cet été sont des souvenirs d'hôpital. Ma mère est dans une petite chambre non climatisée. Le soleil tape dur sur les vitres, elle meurt de chaud. Couchée sur le dos,
immobile, elle souffre le martyre : une broche métallique lui transperce le genou de part en part.
Sa fracture a été réduite en urgence mais d'autres opérations sont à suivre. Puis une longue rééducation. Pendant un an, elle ne se déplacera qu'avec des béquilles. Sans elles, elle traîne la jambe et boîte comme une vieille femme.
C'est à cette époque-là que, sans le savoir, mes parents ont commencé à se séparer. Le sport, les voitures, la moto, le bateau... Tout ces liens que leur couple avait tissés, qui remplissaient
leurs loisirs et leur vie, s'étaient tranchés d'un seul coup.
Ma mère s'est tournée vers d'autres nourritures. La psychologie, la communication, l'étude du comportement humain, voilà ce qui l'intéressait.
Mon père n'a pas suivi. Pour lui, c'était toujours le tennis, le vélo, le ski. Et qu'on ne lui parle pas d'analyse transactionnelle ou de thérapie !
Entre eux, inexorablement, la faille s'est agrandie.
La fracture s'est produite quelques années plus tard.
Ce fut une fracture dans nos habitudes, d'abord : pour une fois, nous ne ne passerions pas les vacances dans le Sud mais en Bretagne, à Quiberon. Ma mère avait besoin d'une cure de
thalassothérapie pour apaiser ce que cette maudite jambe lui faisait endurer.
Ce fut aussi une fracture irrémédiable : cet été-là, ma mère rencontra l'homme qui deviendrait son
dernier compagnon. Ils sont restés ensemble, sans jamais partager le même toit, pendant 23 ans.
Toute sa vie, elle a gardé de cet accident une
énorme cicatrice : un trait épais et profond qui traversait sa cuisse de haut en bas, sur toute la longueur. De part et d'autre, de petits trous laissés par les broches ou le fil de suture.
Cette cicatrice était impossible à masquer. Après l'avoir acceptée, ma mère ne tentait d'ailleurs pas de la cacher. Elle portait des shorts, des jupes courtes, des maillots de bain.
Elle n'a jamais cherché à la gommer, à l'abraser. Pourtant, avec les nouvelles techniques chirurgicales, elle aurait pu.
Non, cette cicatrice, elle refusait d'y toucher. Elle l'avait faite sienne, au même titre qu'un membre ou que sa chevelure. Tellement apparente qu'elle - et les autres - finissaient par ne plus
la voir.
Avec le recul, je me dis que cette cicatrice, bien plus que de la chair meurtrie et recousue, était la marque de son histoire. Une trace visible recouvrant une fracture qui ne l'était plus.
L'empreinte d'une brisure, comme un prix dont son propre corps devait s'acquitter pour qu'elle parte vers une autre
vie.
Poupée : création de Hans Bellmer.
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