Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Qu'est-ce qu'un véritable ami ?
Mon père a déjà sa réponse : quelqu'un qui vous aiderait à cacher le corps que vous venez de tuer. En pleine nuit, sans vous poser de questions ni vous dénoncer à la police.
Pour une fois, je suis d'accord avec lui.
Qu'est-ce que l'amour véritable ?
Je ne l'ai jamais demandé à mon père, mais peut-être partagerait-il mon opinion.
À mes yeux, l'amour véritable est forcément absolu.
Il ne se
mérite pas, ne se gagne pas, ne se conquiert pas. Toute lutte, tout enjeu, toute manigance lui sont étrangers.
L'amour
véritable ne tient ni à notre intelligence, ni à nos capacités, ni à notre
physique.
Tous ces éléments ont probablement compté au début mais, chemin faisant, ils sont devenus accessoires : qu'on devienne le dernier des cons ne
lui serait même pas un obstacle.
L'amour véritable ne se nourrit de rien sauf de la gratitude infinie de savoir que l'autre existe. Qu'il est vivant quelque part, même
si ce n'est pas à côté.
L'amour véritable se fiche de tout,
à commencer par les conventions : les mépriser serait déjà les prendre en
compte. Mais il flotte tellement au-dessus d'elles qu'elles ne l'atteignent
même pas.
L'amour véritable n'est ni un cadeau, ni offrande, ni un don. Il est tout cela à la fois. Tout cela et davantage. Mais pour désigner cet au-delà,
aucun mot n'existe.
L'amour véritable rend l'autre qui en est l'objet plus important que nous-mêmes.
L'amour véritable est ou n'est pas.
Tout simplement.
Comme la plupart des mères du monde, la mienne m'aimait de cet amour-là.
Sans conditions, infini, tripal, il l'aurait poussée à sacrifier sa vie pour sauver la mienne.
Je le compris autour de mes dix ans. Mais comprendre est un mot faible. Je fus plutôt assommée de son évidence ou de sa clarté.
Au cours d'une balade en montagne, mes parents et moi trouvâmes une maison abandonnée. J'y entrai, poussée par la
curiosité. Dans une armoire vermoulue s'empilaient des magazines pour enfants. Je les feuilletai, les triai, empilai à terre ceux qui
m'intéressaient. Mal à l'aise à l'idée de m'en emparer, mais rassurée par la certitude de ne léser personne.
Si je ne les prenais pas, ils pourriraient ici...
Tout excitée par mes
trouvailles, Je dus heurter l'armoire trop violemment. Elle vacilla puis bascula sur moi.
Paniquée, je la retins à bout de bras. Mais je n'étais pas bien forte. Très vite, mes muscles devinrent douloureux. J'eus beau m'arc-bouter au sol, je tremblais comme une feuille et le meuble gagnait du terrain.
De plus en plus penché, il me menaçait de toute sa hauteur, de tout son poids.
Encore une minute et je finirais écrasée.
Sans
réfléchir, je hurlai à plein poumons le cri qui sauve, qui protège des maléfices comme de la mort :
- MAMAN !!
Ce fut comme un miracle.
Sa fine silhouette s'encadra sur la porte béante. Elle ne cria pas, ne me gronda pas. Aussitôt elle se précipita à ma place en
m'ordonnant :
- Va-t'en !
Son ton était sans réplique. Coupant et si inhabituel dans sa bouche.
Je devais obéir mais j'hésitais : si je partais, je l'abandonnais. Et c'était elle qui mourrait.
Par ma faute.
- Va-t'en !
Je lâchai l'armoire. Esquissai deux pas de côté.
La honte et la peur m'embrasaient alors que les sanglots me secouaient. Et pourtant, je laissais ma mère seule face au monstre.
Elle s'écarta d'un bond. L'armoire tomba au sol dans un grand fracas.
Nous nous regardâmes, saisies. Elle me serra dans ses bras pour me consoler. Me consoler... Moi la mauvaise fille qui, de son point de vue d'enfant, ne méritait pas ses baisers mais une bonne
paire de claques.
Une autre scène encore : nous roulons en camping-car, à nos places habituelles. Mon père au volant, ma mère au milieu, moi à sa droite, contre
la vitre.
Barbara ou Jean Ferrat tourne en boucle sur l'autoradio. Je ne comprends pas les paroles, la musique et la route me soûlent, je m'ennuie. Je veux chasser les drôles de pensées qui m'obsèdent,
mais elles reviennent et me contraignent à demander :
- Maman... Si j'étais malade, est-ce que tu me donnerais un rein ?
Mon père grommelle une phrase incompréhensible.
Ma mère se tourne, à moitié surprise. Elle est habituée, je crois, à mes questions bizarres.
- Bien sûr, ma puce.
Me voilà tranquillisée pour cinq minutes. Mais sa réponse ne me suffit pas.
Alors, le cœur battant, je m'entends poser - non sans perversité - la question fatidique :
- Mais si un seul rein n'était pas assez... Maman, me donnerais-tu les deux ?
Mon père me hurle d'arrêter mes idioties. Ma mère tente de le calmer, de m'expliquer qu'on peut vivre avec un seul rein.
Mais la médecine, je m'en fiche.
Je veux, j'exige d'en savoir davantage, alors je repose ma question.
Ma mère, au bord des larmes, me dit que oui. Que je suis son enfant, qu'elle me donnerait ses reins, son sang, sa moelle.
Mon père devient hystérique.
Ma mère pleure.
Moi, je me sens minable. Minable mais rassurée.
J'ai grandi avec cette certitude : quoi que je fasse, qui que je devienne, ma mère m'aimerait toujours. Elle ne m'approuverait pas
forcément, je pourrais la décevoir, la blesser, même la renier, cela ne lui ôterait pas, jamais, cet amour sans limites. Parce qu'elle m'a désirée, portée, que je suis sa chair... ou sa chère, en
dépit de tout, envers et contre tous.
Seule la mort avait le pouvoir de briser ce lien.
Comment exprimer autrement que depuis, je me sens orpheline ?
Cet amour-là, j'aurais juré
ne jamais le (re)connaître.
Erreur : c'est celui de mon compagnon pour moi. Superstitieuse comme je le suis, j'aurais dû le prévoir le jour de notre rencontre. Tandis que
je m'acheminais vers lui, je mis mon I-Pod en lecture aléatoire, le sommant de jouer la chanson qui correspondrait à ce rendez-vous.
Jubilator choisit parmi des milliers de titres L'amour véritable.
Quand t'aimes quelqu'un, tu ne veux pas le voir souffrir
Quand t'aimes quelqu'un, est-ce que tu l'aides à se détruire ?
L'amour véritable...
Lui-même m'a dit qu'il l'éprouvait pour moi et surtout, me l'a prouvé. Bien avant qu'il ne me l'avoue de crainte de
m'effrayer, je m'en doutais car je l'avais ressenti, tout en me défiant de mon intuition.
Cet amour désintéressé est le plus beau des cadeaux mais aussi la plus écrasante des responsabilités, bien qu'il n'exige rien en retour. Ni la réciprocité, ni même la présence.
Si j'estime que je m'épanouirais mieux sans lui, il me suffirait de lui dire. Il me laisserait partir. Mieux, il m'aiderait à le
quitter en passant par dessus ses sentiments, dût-il se couper un bras.
Et il sait aussi, comme je le sais, que je suis incapable de lui rendre la pareille : depuis la mort de ma mère, mon cœur s'est brisé.
Depuis, je n'ai jamais pu aimer comme auparavant. Parce que me reconstruire m'a sûrement endurcie, mais surtout usée. À bout de souffle, épuisée et tétanisée par la peur de perdre ceux que
j'oserais aimer.
À mes yeux, la vie n'est maintenant qu'une suite de séparations.
Aux siens, c'est l'inverse : pour qu'il y ait séparation, il faut qu'il y ait rencontre.
C'est la logique pure et pourtant... Je souhaiterais, désespérément, envisager les choses de son point de vue.
Autant dire que c'est pas gagné.
2e toile : Gustav Klimt.
Photo de Saudek.
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