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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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Elles...

Dimanche 7 décembre 7 07 /12 /Déc 02:31

Th-se-Laurie.pngKate fut parmi mes premières amies de troisième. Nous étions dans la même classe et elle habitait à côté du collège. Alors, chaque matin, je faisais à peine un détour pour venir la chercher. Mais au lieu de monter chez elle, j'appuyais sur l'interphone afin qu'elle descende.
Je disais que c'était plus commode parce que le temps avant la sonnerie des cours était compté. Mais là n'était pas la vraie raison.
En vérité, Kate
m'impressionnait. Sa mère encore plus.

C'était une grande et belle femme avec du chien et de la classe. Quelque chose de sauvage et d'indépendant qui la rendait forte. Une voix qui portait loin et haut, à laquelle on n'avait d'autre choix qu'obéir.
Par contraste, Kate
semblait encore plus timide et effacée. Réservée par nature, elle parlait d'un ton toujours doux, posé, conciliant. À la moindre émotion, sa peau blanche qui rosissait jusqu'aux oreilles trahissait son trouble.
Pourtant, Kate était
loin, très loin d'être faible. De toutes mes amies, elle était même sûrement la plus forte.

Dès le premier appel de l'année, alors que nous n'étions pas encore proches, j'en fus persuadée. Tandis que le prof égrenait nos noms un à un, la litanie des "Présent, M'sieur !" lui revenait en écho. Lorsqu'il arriva à Palinat Katherine, Kate ne moufta pas. Croyant qu'elle n'avait pas entendu, je la poussai du coude.
- Palinat, Katherine, répéta le prof.
Silence.
Je dévisageai Kate interloquée. Pour moi débarquant d'un petit collège de province, habituée à la discipline comme aux choux de Bruxelles à la cantine, ne pas répondre à un professeur était un acte de haute rebellion.
- Palinat, Katherine !
Bien qu'écarlate, ma future amie leva un doigt résolu.
- Palinat, Kate.
- Sur mon registre est inscrit Katherine.
- Peut-être, mais je m'appelle Kate.
Elle mentait, son vrai prénom était bien Katherine. Sauf que le détestant, elle l'avait rayé de sa vie pour revendiquer celui qu'elle s'était choisi.
De
Katherine à Kate, la distinction peut paraître ténue, le combat peccadille, façon bataille d'ado ferraillant contre le choix de ses parents.
Il n'en était rien. En
Katherine Kate ne se reconnaissait pas. Et tellement pas que troquer l'un pour l'autre équivalait à une insulte.
Au mieux, cette méprise vous attirait un mutisme aussi poli que buté. Au pire, un rappel à l'ordre, son ordre, en bonne et due forme :
- Kate, je m'appelle Kate.

J'admirais sa résolution autant que sa personnalité. En apparence, Kate était lisse comme un lac. Mais en s'y penchant un peu, à peine, les remous vous chaviraient.
Kate avait un calme trompeur d'avant tempête, une stabilité de baril de nytroglycérine n'attendant que l'allumette, une profondeur d'abysses qui m'échappaient.
À quatorze ans, je n'étais qu'une enfant.
À quatorze ans, Kate avait déjà vécu l'amour, la violence, la drogue, le suicide.
Sa pudeur lui interdisait de me les raconter. À moins que son ultra-sensibilité n'ait saisi, avant moi, que je ne pourrais les comprendre. Non parce que je la jugerais, mais parce que le fil de nos histoires s'était dévidé sur deux planètes.

Barbey.pngPeut-être la maturité des jeunes précoces avait-elle donné à Kate sa faculté d'analyse. Parler sérieusement avec elle n'était jamais superficiel. Plissant les yeux, elle écartait l'accessoire d'un geste pour filer droit au cœur du problème, pulvérisant vos barricades savamment dressées.
Autant dire
qu'en une simple phrase, votre paravent éclatait pour vous mettre à poil. Mais jamais Kate n'en tirait avantage. Pas question de jubiler de vous cerner - pire, de vous débusquer - en se félicitant de sa clairvoyance.
Au contraire, son tact rendait acceptables -
ou mieux, désirables - les plus cruelles vérités.
Qui peut prétendre progresser sans être renvoyé à soi-même, confronté sans complaisance à ses leurres et contradictions ?
Avant Kate, je pensais en toute naïveté :
"Si tu m'aimes, approuve-moi".
En la côtoyant, je découvris qu'aimer n'était pas pas forcément prendre mon parti :
"Si tu m'aimes, approuve-moi quand j'ai raison, mais dis-moi quand j'ai tort. C'est le plus grand service que tu puisses me rendre."
Aujourd'hui, je le sais, j'ai moi-même du mal à appliquer ce service que je réclame. Pour des raisons qui me sont propres mais aussi de crainte de les blesser ceux que j'aime.
J
e n'ai pas, loin s'en faut, le tact de Kate.
Mais cela même est encore une autre histoire.

Au lycée, je changeai d'école. Kate et moi nous étions juré de ne point nous perdre de vue. Le temps se chargea de diluer notre promesse jusqu'à un lundi midi, deux ans plus tard.
C'était un premier cours de littérature française à la Sorbonne. Sur La Curée de Balzac, je m'en souviens.
Arrivant en retard, j'ouvris la porte à la volée. Les étudiants étaient déjà assis. Parmi eux, comme isolé par un zoom de cinéma, le visage de Kate apparut en gros plan, pile comme dans mon souvenir.
Elle avait toujours sa peau blanche, ses yeux de chat et son sourire sybillin.
Je fis déplacer la rangée entière pour m'installer à ses côtés.
L
a planète inconnue de Kate et la mienne s'étaient rencontrées.

Au cours des années suivantes, elles allaient fusionner et s'éloigner à nouveau. Kate suivait un cursus que je finis par rejoindre. Nous passâmes les concours d'enseignement en même temps.
Je réussis alors même qu'elle devait me surclasser.
Son échec ne tint pas à un défaut de travail ou de brio, mais à une négligence : Kate, croyant emporter son brouillon à l'issue d'une épreuve, repartit avec sa copie.

Elle aurait voulu se saborder qu'elle n'aurait pu mieux faire.

Par Chut ! - Publié dans : Elles...
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Jeudi 13 novembre 4 13 /11 /Nov 04:14

Il y a quatre ans, je décrochai le téléphone pour entendre une femme décliner mon identité sur le mode de l'interrogation.

- Oui, c'est bien moi, répondis-je, bougon.
Je m'attendais à être démarchée pour la pose de fenêtres à triple vitrage, d'une porte à double blindage ou de placements-sûrs-et-sans-risques.

Je me trompais.
La femme au bout du fil espérait que je puisse lui fournir du travail.
Là, c'était elle qui se trompait, du moins à moitié : pour la tâche que je supervisais, je ne choisissais (hélas) pas mon équipe.
Après avoir écouté mes explications, elle conclut :
- Désolée... Nous sommes en concurrence. Loin de moi l'idée de vous ôter le pain de la bouche !
J'aimai t
out de suite sa délicatesse. Lui proposai qu'on se tutoie et boive un jour un verre. Elle accepta.

 

Au café, je découvris Laurence : une petite femme aux cheveux courts emprisonnés dans un turban. Énergique, mince, droite, décidée. Un joli visage, quelques rides en pattes d'oie, une bouche pleine de laquelle sortaient des mots beaux et justes.
Laurence avait vécu plusieurs vies, eu deux enfants avec son compagnon, écrit un roman, réfléchissait à un autre.
M'en a-t-elle parlé ce jour-là ?

Possible.

Je me rappelle juste qu'elle le résuma par :
- Un livre nourri d'anecdotes vécues, de paroles consignées.
Elle me disait ça avec un regard intense, une expression farouche empreinte de blessures anciennes.
Je hochai la tête.
Ces anecdotes, ces paroles étaient ses secrets. Pas question de les forcer.

Laurence 3Notre amitié commença dans ce café. Amitié réelle mais lointaine par ma faute. Pas assez de temps, trop de travail, trop de voyages... Laurence et moi ne nous fréquentions que par à-coups.
Lorsque je perdis ma mère, je l'appelai. Nous ne connaissions pas tant que ça, mais j'avais besoin de lui en parler.

Peut-être parce qu'elle était passée par là.

Peut-être parce que, du coup, elle comprenait le long chemin du deuil.
Laurence m'aida.
Parmi tous mes souvenirs, il y eut cet après-midi de tri où nous réglâmes leur sort à des piles d'affaires. Je voulais en donner des dizaines à Laurence.

Elle protestait en argumentant :
- C'est pas si grand chez moi...
Peut-être que ces cadeaux la gênaient.
Elle emporta néanmoins des babioles et un cache-pot quasiment impossible à transporter.

Nos rares rendez-vous prirent l'allure de rituels. Nous nous voyions pour dîner, à mi-chemin entre chez elle et chez moi.
Un soir d'hiver, je l'attendis longuement
au coin de la rue, en bottes et minijupe. Me prenant sans doute pour une professionnelle, des automobilistes ralentissaient et me reluquaient.

Moi, suspendue à mon portable, maudissant ma tenue, je les ignorais en tentant de joindre Laurence.
Une fois au restaurant, nous en avions bien ri.
Lors de notre dernier repas, j'évoquai mes goûts particuliers. Laurence m'écoutait, attentive, m'approuvant parfois. L'univers SM avait beau être loin de ses penchants, elle ne s'étonnait ni ne jugeait.
Elle n'était pas femme à s'effaroucher mais à comprendre. Et souvent, c'était moi qui ne la comprenais pas.
À ses yeux, partir seule en voyage témoignait d'un grand courage. Pas aux miens.
À ses yeux, j'étais une "femme fatale". Pas aux miens, très loin s'en faut.


Laurence 2
Toujours, nos conversations allaient droit à l'essentiel. En toutes choses, Laurence haïssait les faux-semblants.

Elle parlait librement du couple, de la difficulté d'être mère, de l'impatience qui la gagnait devant les caprices de son deuxième garçon.

Jamais elle n'habillait joliment ses erreurs, ne gommait ses doutes pour afficher une certitude de façade.
Quand Laurence se trompait ou
 hésitait, elle le disait. Quand elle avait peur aussi.

Et parfois, Laurence avait très peur.
La faute à ce fichu cancer qui l'avait touchée des années auparavant, alors qu'elle était enceinte. 
Son livre "d'anecdotes vécues, de paroles consignées", c'était le récit de ses mois d'enfer.

Elle s'en était sortie. Elle avait dépassé la période fatidique des cinq ans.

 

L'hiver dernier, je décrochai le téléphone pour entendre un homme décliner mon identité sur le mode de l'interrogation.

- Oui, c'est bien moi... répondis-je.
- Bonjour. Je suis le compagnon de Laurence.
Mon amie était morte en trois jours à l'hôpital.
Je pense souvent à ceux qu'elle a laissés derrière elle.
Et lorsque, dans la rue, je croise une petite femme
 aux cheveux courts, énergique, mince, droite, décidée, je pense très fort à Laurence.

 

Photo de Brassaï, le Pont Neuf.

Par Chut ! - Publié dans : Elles...
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Lundi 10 novembre 1 10 /11 /Nov 04:05
J'ai écrit ce texte il y a plus d'un an. Le début est ici.
Dans la chambre Paulien dort, j'entends son souffle apaisé. Je pense que depuis que ce texte, j'ai gravi des montagnes. Alors ce soir, je vous livre un petit bout de mon Everest.

1.
Élise arrive au pied de l’immeuble. Hésite. Avance puis se ravise.
Non, elle n’ira pas dans cet appartement. Elle ne se plantera pas dans la rue, face au digicode. Elle ne fouillera pas sa mémoire pour retrouver les quatre chiffres qui ne cessent de changer. Elle ne poussera pas la lourde porte cochère. Elle ne videra pas le courrier qui s’amoncelle dans la boîte et signe l’absence. Elle ne s’arrêtera pas devant l’interphone. Elle ne regardera pas le papier collé qui porte encore son nom. Elle ne montera pas les marches.
Non.

Elise veut marcher plus vite. Elle veut devenir plus légère à chacun de ses pas. Elle veut s’acheter des jupes, des robes, des chaussures, des foulards, des ceintures, des bijoux. Elle veut parer son corps pour endormir sa tête. Elle veut pousser à fond la musique de son nouveau baladeur. Elle veut qu’elle lui éclate les tympans. Elle veut être sourde pour que la voix qui rumine sous son crâne se taise enfin.


Plantée sur le trottoir cou renversé, larmes aux yeux, elle attire les regards des passants.
Deux filles ralentissent. Jeans serrés, T-shirts au-dessus du nombril et piercings de rigueur. Une première enjambée pour jauger la longueur de la robe d'Élise, une deuxième pour la hauteur des talons, une troisième pour le rouge à lèvres.
Leur verdict tombe, chuchoté assez haut pour être entendu :
"Elle, son mec vient de la plaquer."
Et aussitôt, la réplique attendue :
"La pauvre."
Une voix qui frappe, une qui console. Manque plus que le "un de perdu, dix de retrouvés" pour boucler la boucle.

Un homme tourne autour d'Élise sans oser l’aborder. Il est plus petit que l’homme qui était en bas en ce jour de mai. Il y a plus d’un an déjà, mais c’est aussi net qu’hier. L'homme portait un costume sombre, trop chaud pour l’été de ce printemps-là. Une cravate trop serrée qui lui strangulait la glotte. Des chaussures trop fraîchement cirées et un porte-documents trop volumineux. Sur son visage trop poupin, un brin trop rougeaud, rasé de trop près, un air trop assuré contredit par le tapotement nerveux de ses paumes sur son portable.
"Un gosse égaré dans une affaire qui le dépasse", avait conclu Élise. Et un gosse qui la regardait comme si elle pouvait l’aider.

Une main enveloppa son épaule. Joachim.
- Je suis là. Eux aussi ?
- Non.
- Montons, alors. Ils nous rejoindront.

Ils grimpèrent les marches en silence, de plus en plus tendus à mesure des étages. Élise retira la clé de son sac mais ses doigts fébriles n’arrivaient pas à la glisser dans la serrure. Enfin, ils entrèrent. Rien n’avait changé depuis leur dernière visite.
Dans le salon, toujours la veste bleue abandonnée sur le canapé. Sur le bureau, toujours le livre qu'Élise lui avait offert : Instruments de Ténèbres, avec le signet planté comme une flèche en plein milieu. Elle n’irait jamais au-delà de cette page.

Joachim, mal à l’aise, ouvrit les fenêtres. Le brouhaha de la rue troubla le murmure des objets et des souvenirs. Puis la sonnerie de l’interphone troubla le brouhaha de la rue.
Élise se précipita.
"3e étage, porte gauche. La porte est ouverte."
M. Tormel, le notaire, gravissait les marches en pestant contre les immeubles sans ascenseur.
"Ce n’est plus de mon âge", se plaignait-il sur le seuil d'une voix guettant le démenti.
Il portait encore beau sa crinière de vieux lion et ses costumes sur mesure. Mais Élise n’ayant pas le cœur à lui donner la réplique, elle se tut.
Vexé, il repassa aussitôt au ton professionnel :
- Madame la commissaire-priseur est arrivée ?
- Pas encore, vous êtes le premier.

Le premier, il le resta longtemps. Car madame la commissaire-priseur, elle était coincée dans les embouteillages.

Une heure plus tard, la voici enfin, à peine gênée, à peine décoiffée. L’œil alerte, le doigt expert, boudinée dans un joli tailleur, elle entreprit de peser et de soupeser :
"Une télé grand écran quasi neuve, 100€ ; un magnétoscope de marque, la moitié ; un tableau non signé mais encadré, 60€ ; un tapis persan élimé, 50€ ; une lampe rococo avec son abat-jour… Bah, ça ne vaut rien, ça… Disons 10€… La table roulante en formica, je ne la note même pas…"
À mesure de la liste, le dégoût chavirait Élise et Joachim. Les objets choisis et chéris, leurs souvenirs avaient désormais une valeur. Dérisoire, bien sûr.
À chaque prix annoncé, Élise se retenait de crier :
"Non, vous ne pouvez pas ! C’est bien plus que ça, bien plus !"
S’insurger était contre ses intérêts, bien sûr. Pourtant, les repas en commun, les discussions vautrées dans le canapé, les éclats de rire devant un bon film n'avaient pas de prix, eux. Mais madame la commissaire-priseur, femme efficace et pressée, bradait le passé sans état d’âme.
Sous sa plume, de tous ces moments, il ne restait qu’une étiquette.

"Je peux voir la chambre ? Merci… Un secrétaire en bois précieux, 400€ ; un miroir d’époque, 300€ ; un lit double inclinable, 200€..."

Élise, écœurée, quitta la pièce en songeant que c'était peut-être ça, la mort : le démembrement, pièce après pièce, de tout ce que l’on a aimé.
"Fini pour l’appartement. Vous voulez connaître la somme ? 2000 € en tout, ça ne va pas chercher très loin… Maintenant, vite, il faut aller à la banque. Elle fermer bientôt et si nous tardons, on ne nous ouvrira pas le coffre…"


2.

Voilà des années que les habitudes de couche-(très) tard d'Élise tard font rimer aube avec coaltar. Mais pour une fois, elle a vu le matin, plutôt chagrin que serein. La mine chiffonnée et les neurones en vrac, elle menace la cafetière qui rechigne à lui préparer sa tasse de dope. Râle contre l’eau trop froide que lui balance la douche en pleine figure, rugit lorsqu’elle passe sans crier gare en mode bouillant. Peste contre la tonne de vêtements froissés dans ses placards, contre le mascara qui lui donne un air de pandi-panda, contre le chien qui colle ses poils blancs sur son pantalon noir. Ose un coup de pied rageur dans une pile de trucs non identifiés qui traînent, se fait mal et maugrée de plus belle.

À mesure que les minutes défilent au pas de charge, elle réalise qu’à moins de détourner un avion supersonique, elle n'arrivera jamais à l’heure à son rendez-vous. Décidée à contre-attaquer, elle se transforme en bon petit soldat dirigé par un instructeur vicelard sur le parcours du combattant.
Bond à gauche pour attraper sa deuxième dose de dope, reptation en apnée sous la table pour dénicher de quoi l’allumer, course contre la montre pour s’asphyxier les poumons en trois minutes chrono, savantes contorsions pour enfiler son manteau, combat pour fermer les boutons avec des gants, cavalcade éperdue dans les escaliers et sprint à la Carl Lewis jusqu’au métro… qu'elle rate, évidemment.

Le rendez-vous terminé, Élise meurt de rentrer chez elle se recoucher. Mais à peine remonte-t-elle la rue que son gène du shopping se réveille. Elle part donc à l’assaut d’une boutique d’ameublement, puis d’une librairie. En sort une heure plus tard un bouquin de Jim Harrison sous le bras.


3.
Interphone.
Élise appuie sur le bouton, la main déjà lasse.
Pas lourds dans l’escalier.
La porte s'ouvre sur son oncle. Puis sur Joachim.
- Ça alors... Vous deux... Là ?!
- On s’est rencontrés par hasard dans le quartier.
Dans le quartier ? Étrange… Joachim habitant à l'autre bout de la France, Élise l’imagine prendre le train pour se balader par ici.
Mais pourquoi pas, après tout ?

L’explication glisse sur elle qui pense déjà à autre chose. À son appartement en travaux et en bordel, par exemple. À ce qu'elle offrira à boire à ses invités surprise, puisque que le frigo est vide.
Elle leur fait le tour de la propriétaire sans remarquer leurs traits tirés ni leur silence.
Une pensée l’effleure :
"Serait-ce donc si moche chez moi ?"
Tant pis si son nouveau lieu de vie ne leur plaît pas. Tant pis s'ils sont fermés comme des huitres. Élise parle pour trois. Elise comble les blancs.

Les voilà dans le salon, plantés droits comme trois piquets.
"Assieds-toi, Élise", lui demande son oncle.
Elle tire une chaise et s’y affale, le ventre soudain tordu par l’appréhension.
"Il est arrivé quelque chose ?"
Les deux hommes hochent ensemble la tête.

Une panique insensée vrille les tempes d'Élise. S
ous son crâne, une voix implore en boucle "Non ! Non ! S’il vous plaît ! Non !!".
- Mamie est morte ?
- Non. Ta mère…

  Son cerveau se déchire.


4.
Élise doit faxer les pleins pouvoirs aux pompes funèbres de Bourg Saint-Maurice. Plus le temps de pleurer, il faut faire vite. La consomption de la chair de sa chair a commencé.
Fait-il froid ? Oui, sûrement, c'est plein hiver. Élise met un manteau au hasard. Un même pas noir, un tout gris à bouloches qui bloque le vent comme une armure. Elle est un automate qui dégringole l’escalier marche après marche et vacille dans la rue, les os transis de froid, les yeux explosés, les mains tremblantes.
Le paysage familier de son quartier s'est mué en terre étrangère. Alors qu'elle traverse l’avenue en stoppant le flot des voitures, Joachim la retient pour l’emmener au passage clouté.
Précaution dérisoire.

Élise pense à elle, si seule. Il leur faut aller là-bas, absolument, mais la SNCF est en grève. Aucun train ne quittera Paris cette nuit-là en direction des Alpes. Ils pourraient faire ce chemin à genoux que rien ne les arrêterait.
Ils ont rendez-vous avec elle, elle les attend.
Et ce rendez-vous est le plus important de la vie d'Élise.

Le papier des pompes funèbres transite entre les mains du buraliste indifférent. Il l’insère en chantonnant dans la machine. Les larmes d'Élise coulent sous ses lunettes.
Une pensée obsédante, absurde, la torture tandis que le document disparaît dans le fax :
"Si je n'avais pas signé ce papier, ma mère serait-elle morte ?
N'est-ce pas moi qui viens de la tuer en signant ce papier ?"

Un homme achète un journal, cherche sa monnaie. Pour lui, c’est une journée comme les autres. En sortant du magasin, il pestera contre le froid, les embouteillages d’un Paris saturé d’automobiles, les crottes de chiens jonchant les trottoirs.
Élise, elle, est passée de l’autre côté, derrière une vitre qui l’isole du monde, des gens, de leurs petits plaisirs, de leurs petites frustrations et de leur petite vie bien réglée.
La sienne avant.

Il y a la queue à l’agence de location d’automobiles. Une marée de V.R.P. multicartes qui s’interposent entre Joachim, Élise et elle. Un flot de demandes pour une voiture rouge, une bleue, une verte, qui roulent au diesel ou à l'essence, qui ont moins de 1000 kilomètres au compteur.
Élise va exploser, déchirer les faces proprettes et les costumes soldés de ces clients exigeants, bousculer leurs corps bien nourris et leur conscience tranquille.
Encore une minute et elle explose. Impossible de patienter davantage.
Elle attend.



5.
"Votre mère est une belle morte."
La femme qui s'adresse à Élise est engoncée dans sa parka triple épaisseur, ses collants de laine et ses bottes fourrées de Yéti. Et bien que répondant au drôle de nom de Madame Lutin, elle n’en a ni la tête, ni la corpulence, ni le métier.
Le sien est aussi vieux et triste que le monde : elle est entrepreneuse de pompes funèbres. Accoucheuse de cadavres. Sublimeuse de la grande faucheuse.
C’est à elle et son mari que les nôtres livrent leurs ultimes secrets, les parties les plus intimes de leurs corps sans défense.
C’est à eux qui ne les ont jamais connus que revient la charge de nous les rendre présentables pour un dernier adieu.

Lorsqu'Élise a appelé Madame Lutin depuis la voiture, celle-ci a dit :
"Votre mère va recevoir sa toilette."
Élise a alors fermé poings et paupières.
Sa mère allait recevoir sa toilette… La recevoir ainsi qu’elle la lui a donnée jadis des milliers de fois.
La recevoir ou plutôt se la voir infligée, car les morts sont comme de petits enfants : on les débarbouille, on les lave, on les habille, on les lustre et les lisse pour mieux les montrer.
Mais à la différence des nourrissons, ils n’ont ni mot, ni geste, ni mouvement de recul ni cri de désapprobation.

Imaginer sa mère étendue nue sur une table anonyme, violée dans ses moindres recoins, lui est insupportable. Aussi Élise se concentre-t-elle sur le paysage qui défile, tripote sa ceinture de sécurité, incapable de se garantir des électrochocs qui agitent son cerveau.
Elle regarde les chiffres défiler au compteur en imaginant des mains gantées étendre ses bras le long de ses côtes, remplir de coton sa bouche, brosser ses cheveux, coller ses paupières, embellir ses cils d’une touche de mascara et lui boucher l’anus.

La voilà réduite à espérer que ces mains sont au moins bienveillantes.
Elle est sa chair et leur ordonne de ne pas la toucher.
Elle est sa chair et le monde entier s’en balance.
Elle est sa chair et elle hurle en silence.
Elle est sa chair et personne ne l’entend.

Joachim se tourne vers elle.
"Ça va, ma grande ?"
Non, ça ne va pas.
Non, Élise n'est pas grande. Elle est minuscule, elle est écrasée.
Le costume dont la vie l’affuble soudain est trop grand pour elle. Jamais elle ne pourra l’endosser et encore moins le porter.
Ses os sont trop minces, sa peau trop ténue, elle n'a pas l’épaisseur requise.

Maman, Mumu, mamma, ce jour-là la douleur déferlait sur moi tel un coup de poing.
Maman, Mumu, mamma, ce jour-là la petite chanson du désespoir scandait
ton nom en refrain.

Par Chut ! - Publié dans : Elles...
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Vendredi 17 octobre 5 17 /10 /Oct 03:39

Il y a deux ans, Joshua et moi n'avons pas frappé à sa porte. Ou que très légèrement, pour la prévenir de notre arrivée.
Son pas menu n'a pas résonné dans le couloir. Ses clefs n'ont pas tourné avec fracas dans la serrure.
Le verrou était déjà ouvert.
Elle se tenait dans la cuisine, vêtue d'une blouse tachée, ratatinée sur une chaise, à peine plus haute que trois pommes.
Sur la table, des pots de compote ouverts. L’un à peine entamé, les autres intacts.

À côté des pots, deux verres remplis d’un liquide épais. De la soupe qu’elle avait dû transvaser, mais combien de jours auparavant ?
Elle a souri comme pour elle-même, levé la tête pour nous saluer. Ses yeux ont glissé sur nous pour fixer le papier peint.
- Il fait sombre, non ?
- Oui, Mamie, il fait sombre.
Je mentais.
Dehors, c'était bien la nuit.

Mais dedans, c'était l'éclairage du château de Versailles, scintillant de toutes ses lampes allumées.

Joshua et moi avons échangé un regard. Un seul qui suffisait à se dire que là, ça allait très mal.

Que c'était dur, très dur, de voir ceux que l’on aime décliner. De constater à chaque visite que leur monde déjà restreint s’est encore réduit, comme s’ils habitaient des boîtes de plus en plus petites.

Impuissants, on ne peut qu'assister à leur lente dégradation. Et on aimerait, tellement, leur agripper la main pour les extraire de ce tourbillon.
Bien sûr, c'est impossible.
Du coup on se rabat sur la mauvaise foi :
"Ce n’est rien... Juste un coup de fatigue. Pas le bon jour ni la bonne heure."
Des histoires, on
s'en raconte pour fuir l’évidence.

Et l'évidence, c'est qu'un processus irréversible est en marche.
Finalement, on n’a d’autre choix que de l’accepter. Mais la résignation, on n’y est pas habitués, parce qu'on voudrait croire
encore à ce qu’on rabâche depuis si longtemps :
"Tout problème a une solution. S’il n’y a pas de solution, c’est vous le problème."


La lente course 3Il y a plus de dix ans, ma grand-mère vivait en autonomie complète dans sa maison. Et aussi dans celle de son amoureux, car elle eut la chance de rencontrer quelqu’un sur le (très) tard.

- Ça coupe bien la solitude, qu'elle disait.
Ensemble ils faisaient les courses.

Seule, elle s’occupait du ménage et des repas, comme elle l'avait fait tout au long de sa vie.

Pour son mari.

Pour ses enfants.

Pour moi.
Elle montait même sur le muret du jardinet pour suspendre sa lessive. D
es dizaines de fois, on avait essayé de l’en dissuader. Des centaines de fois, on l'avait grondée : les marches étaient bien glissantes, le muret bien raide, la corde bien haute.
Rien à faire.
- Je suis butée comme une bourrique ! qu'elle disait.
Ses habitudes, elle y tenait. Alors son linge, il serait accroché à cet endroit. Et qu’on ne lui parle pas de déplacer la corde ! Et qu'on cesse de lui casser la cervelle !
- Une bourrique, je vous dis, une bourrique !


Il y a neuf ans, son compagnon de vieillesse tirait sa révérence. Elle fut près de lui jusqu'à son dernier souffle, s’épuisant à la tâche, s’usant dans son chagrin.
Le contrecoup ne se fit pas attendre.
Bientôt, un accident cérébral la cloua au lit.
Il lui fallut réapprendre des gestes simples. Retirer l’opercule du yogourt avant d'y plonger sa cuillère, décrocher le téléphone qui sonnait n'allaient plus de soi.
Quand elle réintégra sa maison, ce fut sous la garde d’un boîtier relié à la caserne des pompiers. Elle devait le porter autour du cou pour donner l’alerte en cas de problème.
Mais cette alarme, elle n’en voulait pas. Elle prétextait son poids et sa laideur pour la laisser de côté.
Le plastique blanc d'hôpital, ça jurait sur ses jolies robes.
Elle essaya aussi de la semer dans les endroits les plus improbables, mais l’objet, comme marabouté, lui revenait toujours.

 

À cette époque, la corde à linge fut déplacée du muret à la cour. Plus besoin de grimper à l’échelle pour pendre ses culottes, de risquer le tour de rein ou le salto arrière sans tapis de réception.

D'accord, elle avait perdu sur ce terrain-là, mais il lui restait le salon. Le salon et son antique horloge à remonter à la manivelle.
Pour ce faire, il fallait monter sur l'escabeau.

 

Il y a cinq ans, l'horloge s'arrêta.

Ma grand-mère ne montait plus nulle part. Ni sur son escabeau, ni dans sa chambre.

Les deux volées de marches qui y conduisaient menaçaient de l'assassiner à chaque faux pas.

Descendu de l’étage, un lit s'intégra au décor de la salle à manger. Cerné d’une table de chevet, d’une commode et d'une chaise percée, il définissait son nouvel univers.
Petit, tout petit, s
ans le crucifix pour veiller sur ses nuits. Sans le tapis en laine pour lui chatouiller les pieds. Sans les livres qu'elle était incapable de déchiffrer.


Il y a deux ans, elle avait l’attitude désemparée d’une personne perdue.
Que faisait-elle ce samedi-là dans la cuisine, une paire de ciseaux à la main ?
Elle n’en savait plus rien.

- Il fait sombre, non ?
- Oui, Mamie, il fait sombre. De plus en plus sombre.

Par Chut ! - Publié dans : Elles...
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Samedi 4 octobre 6 04 /10 /Oct 02:01
C’est l’été à Paris.
Un été étouffant sous un ciel de canicule. La ville a perdu ses airs de fête pour plonger dans la torpeur. Le soleil lèche le bitume. Pas le moindre souffle de vent pour soulever les jupes des filles. Élise remonte la rue Jean-Marcel Thibault. Robe courte et talons hauts, la tenue idéale pour se casser la figure.
Autour d’elle, la vie.
Les commerçants guettent les clients sur le pas de leur boutique. Des femmes marchent en tirant leurs enfants par la main. Des gens insouciants paressent à la terrasse des cafés. Deux garçons et une fille trinquent, le verre levé. Élise oblique au lieu de passer devant eux. Sa semelle accroche le bord du trottoir, elle se tord la cheville. À la table, des rires fusent. Pas méchants, les rires, plutôt réjouis.
- Faut faire attention, mademoiselle !
Élise se retourne. Geste pressé de la main. Oui, il faut faire attention, merci.

- Vous voulez un petit bouquet ? demande l'un des deux garçons.
Il lui désigne, posée sur la table voisine, une énorme gerbe de fleurs blanches.
- Vous appelez ça un petit bouquet ?
Le garçon rigole. Ses amis suivent l’échange, amusés, déjà complices.
- Oh, il y a plus gros, bien sûr. Mais celui-ci est parfait si vous venez de perdre quelqu’un ! Vous venez de perdre quelqu’un, mademoiselle ?
Le visage d'Élise soudain se fige. Elle pivote sur elle-même sans répondre.
Dans son dos, le garçon bredouille de vagues excuses :
- C’était pour plaisanter, je voulais pas… Hé, mademoiselle, revenez ! Je suis désolé…
Il pourra insister qu'elle ne reviendra pas. Et elle n’est pas désolée, même pas furieuse.
Ce garçon n’est pas cruel. Maladroit, tout au plus. Il fait partie, sans le vouloir, sans le savoir, de ceux dont les paroles vous plient le cœur avec les meilleures intentions du monde.
Élise change de trottoir et tourne le coin de la rue. Cette rue ou une autre, qu’importe ?
Ici ou ailleurs, quelle différence ?
Elle a beau prendre tous les chemins, tous la ramènent à elle.

Voilà qu’elle arrive devant l’immeuble.
Elle s’arrête malgré elle et lève les yeux vers la fenêtre. Geste machinal et toujours déçu. Il n’y a plus de main qui s’agite pour un dernier au revoir.
Le store reste fermé, obstinément.

- Rentre vite, couvre-toi, ne prends pas froid.

À ces mots, Élise répondait par une grimace ou un geste agacé. D’autres fois, un simple « oui, oui » marmonné faisait l’affaire.
Acquiescer n’engage à rien quand on n’est pas sûr de tenir. Et elle, elle était pressée de partir, de s’élancer dehors, d’allumer une cigarette. Alors elle acquiesçait pour s’échapper plus vite.

- Je t’appelle un taxi, si tu veux.
- Non, inutile, ce n’est pas loin. Je peux marcher.
- Mais il est tard… La nuit est tombée.

Les yeux bleu glacier, un peu inquiets, la fixaient derrière les lunettes. Un regard doux, gentil, mais qui aurait tué pour elle. Puis c’était la chaleur des bras, la dernière bouffée de parfum, la dernière embrassade.

Élise sortait de l’immeuble comme on se fuit, dans une cavalcade, la main accrochée à la rampe. Mais une fois dans la rue, elle levait toujours la tête vers la fenêtre. Toujours, la fenêtre s’ouvrait.
C’était leur ultime rendez-vous, le scénario unique et si banal de son départ : une main en surgissait, s’agitant sur le vide, suivie de près par une tête blonde. La bouche invisible lui murmurait des mots qu’elle n’entendait pas. Des mots qui lui disaient de rentrer vite, de se couvrir, de ne pas prendre froid.
Des mots d’amour qui ne parlent pas d’amour. Des mots qui lui disaient que oui, quelqu’un l’aimait quelque part.
Apaisée, tranquille, Élise pouvait alors tourner les talons et revenir à sa vie.

(avril 2007)

De toutes les absences, celle de ceux qui n'ont pas voulu partir est la plus cruelle.

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Mardi 26 août 2 26 /08 /Août 04:04
Ceci est la page blanche d'un livre blanc.
















Aujourd'hui, cela aurait été son anniversaire.
La place des morts est dans le souvenir des vivants.
Puis-je ne jamais perdre la mémoire.

Par Chut ! - Publié dans : Elles...
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Dimanche 30 mars 7 30 /03 /Mars 04:43
Je pense qu'il est horriblement tard... Que les trois chiffres indiqués par l'horloge de mon ordinateur sont les mêmes (3h33, 4h44, 5H55 ? Je vous laisse deviner...), mais que leur harmonie sera brisée dans une minute.
Je pense que je ne dors pas, alors que je devrais, parce que demain, je dois me lever et prendre un train. Et plus je veille, plus mes heures de sommeil se réduisent.
Imparable logique.

Je pense que ce train, je n'ai pas envie de le prendre. Parce qu'il m'emmène vers mon
"là-bas", vers cette ville grise de mon enfance. Et à mesure que ce train s'éloigne de la capitale, il me fera avancer vers mon passé.
Avancer vers son passé... Formule paradoxale, non ?
Si j'écrivais en réfléchissant, j'aurais mis "reculer" à la place. Mais je veux croire que les mots ne sont pas anodins. Que souvent, ils parlent à travers nous au lieu de nous faire nous exprimer à travers eux.
C'est ce qu'on appelle un lapsus.
Alors, je m'interroge : aurais-je progressé depuis la dernière fois ?

Une fois "là-bas", je retrouverai l'alignement des maisons sans âme, les quartiers frileusement resserrés sur leurs rues sans charme. Le centre-ville et ses immeubles de pierres grises, si accordés à la couleur du ciel. Les mornes banlieues de cette ville de taille moyenne, les agglomérations qu'elle a englobées au fil du temps.
J'ai grandi dans l'une d'elles, ma grand-mère
est en train d'y finir sa vie.

En vérité, c'est surtout pour elle que je le fais,
ce voyage. Parce que ce sera peut-être le dernier avant qu'elle ne perde totalement la tête ou ne disparaisse.
"Moi, je suis née en 15", disait-elle souvent, une pointe de fierté dans la voix.
Née en 1915... 93 ans au compteur, déjà.

Je pense que je vais me forcer à ne pas pleurer lorsque je verrai sa petite silhouette, si tassée, si frêle, dans le couloir froid de sa maison de retraite. Lorsqu'elle tournera ses yeux qui ne voient plus dans ma direction. Lorsqu'elle chancèlera sur ses jambes trop faibles et me prendra le bras pour ne pas tomber, en s'étonnant qu'il soit aussi jeune, aussi ferme.
- Toi, tu es mon bâton de vieillesse, ma petite-fille préférée, me répétait-elle souvent.

Je pense que le dernier soir, je la coucherai dans son lit en rabattant les couvertures sur elle pour qu'elle n'ait pas froid. Que je l'embrasserai une fois pour de faux, vite. Puis plusieurs fois pour de vrai, longtemps, avec toute ma tendresse. Effrayée de sentir sa peau si fragile sous mes lèvres, de voir son corps si petit, si ratatiné, qu'il soulève à peine le drap.

Je pense qu'ensuite, je fermerai la porte de sa chambre puis l'ouvrirai discrètement, sans qu'elle s'en aperçoive, juste pour la regarder une fois encore. Pour imprimer son image dans mon cerveau, la garder un peu plus longtemps, intacte.
Je pense qu'elle ne s'en rendra pas compte et que c'est mieux ainsi.
Ce n'est pas parce que je suis triste qu'il faut qu'elle le soit, elle.
Elle a la résignation des personnes âgées, pas moi. Le fatalisme de ceux qui se sentent, se savent glisser sur les pentes douces de l'oubli et de la mort. Pas moi.
Moi, j'ai la douleur de ceux qui restent, qui voudraient lutter contre un combat perdu d'avance.
Voir partir ceux qu'on aime ? Un déchirement.
Ne plus les voir du tout ? Une mort en soi.

Je pense aussi que je verrai mon père. Qu'il me reste tant à régler avec lui que la dette ne sera jamais épongée. Ou alors, quand je serai devenue vieille à mon tour. Vieille et sage peut-être.
Ou alors, quand il sera mort... s'il meurt avant moi, car la vie se fout bien des préséances : elle fait parfois partir les enfants avant les parents.
Puis je sais que la mort ne règle rien.
Il y a si peu de choses définitives dans l'existence. Si peu qu'elles se résument peut-être à une seule : la mort.
Faire la paix avec les vivants, n'est-ce pas la condition pour les laisser partir et vivre en paix ?
Ou qu'ils nous laissent, eux, partir en paix, si notre tour vient avant le leur ?

Je pense que je n'ai pas envie de raviver ces blessures anciennes mais que je n'ai pas le choix.
Chaque retour "là-bas" est une épreuve.
Je ne suis pas encore partie que j'ai déjà hâte d'être rentrée.
Par Chut ! - Publié dans : Elles...
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