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En lisant, carnet de bons mots

Dans ces bras-là...


Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.

Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire comme jamais.


Camille Laurens.

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C'est pas la saint-Glinglin...

... Non, aujourd'hui, c'est la sainte-Aspirine.
Patronne du front lourd et des tempes serrées, des nuits trop petites et des lendemains qui déchantent.
L'effervescence de ses bulles, c'était la vôtre hier.
Aujourd'hui, embrumés, vous n'avez qu'une pensée : qu'on coupe court à la migraine... en vous coupant la tête.

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  • Expatriée en Asie, transhumante, blonde et sous-marine.
Jeudi 9 septembre 4 09 /09 /Sep 13:00

 

PurgatoireFendant l’air glacé de la nuit, nous regagnons la voiture. Ophélie installée derrière moi, Feu mon amour en diagonale, Martin au volant.

Je scrute mon reflet dans le rétroviseur. L’obscurité me maquille de ses ombres, mes traits tirés et mes cernes se devinent à peine. Je suis pourtant épuisée, vidée, repue de ces chairs frottées à la mienne, du désir de ces hommes vissés à mes bottes. Aussi comblée de leur adoration qu’insatisfaite de ce qu’aucun n’est en mesure de me donner.

L’addition de leurs hommages n’égalera jamais la soustraction de l’esquisse me brûlant encore les lèvres.

Le baiser inachevé de Feu mon amour.

 

Martin tourne la clef de contact. Place au silence des gens fatigués, mais pas seulement. Entre nous flotte un voile de tristesse ou un avant-goût de nostalgie.

Je pivote vers la banquette arrière.

Feu mon amour regarde par la vitre. La lumière d’une enseigne tombant à pic sur son visage durcit ses traits. Leur expression fermée, absente, le place à des milliers de kilomètres d’Ophélie.

Alanguie contre son épaule, elle ressemble à une fleur courbée. Une fleur qui, corolle renversée, lourde tige de son buste ployée, caresse des pétales de sa chevelure le blouson de Feu mon amour.

Je me détourne.

 

L’embardée d’un scooter nous frôle de près. Martin râle contre l’imprudence des chauffards du samedi soir, relançant du même coup la conversation enlisée dans un cul-de-sac. D’abord laborieuse, elle rattrape son allure de croisière au premier carrefour, s’emballe à la faveur d’une pointe de vitesse.

Feu mon amour et moi sommes cependant les seuls à nous en griser.

Martin, concentré sur la route, n’intervient qu’en pointillés.

Ophélie, elle, se tait.

Moins polie qu’égoïste, poussée par l’urgence des rues qui défilent, je veux profiter de cet homme avant qu’il ne parte, me soûler de ses mots, le pousser à parler encore et encore. De sa future mission qui m’intrigue, des précédentes qui m’intéressent, de son goût pour la photographie. Un sujet qui me passionne autant qu’il avive mes regrets. Partir en nomade, sac au dos, appareil en bandoulière, j’en rêve.

Ce rêve, Feu mon amour l’a réalisé.

Rien que pour cela, je l’envie.

Rien que pour cela, je l’admire.

 

Sans crier gare, nos échanges à sauts et à gambades se cabrent. D’un ton qui se veut détaché, Feu mon amour explique :

- Si je disparaissais en mission, rares sont mes proches qui le sauraient. Depuis l’étranger, je ne leur donne quasi aucune nouvelle. Éparpillés aux quatre coins du globe, ils ne se connaissent d’ailleurs pas. Mon décès passerait donc inaperçu… jusqu’au jour où, peut-être, ils l'apprendraient.

Les yeux happés par la route, j’approuve dans un vertige.

Drôle de vie qu’a choisie cet homme…  Partir, vivre loin, soit.

Mais pourquoi se couper de ses proches ? Les priver de le pleurer ?

Et comment l’aimer autrement que dans la peur infinie de le perdre ?

Sous le régime du manque et de l’angoisse, les sentiments sont une douleur chaque jour recommencée.

 

Purgatoire 2- Je tourne à droite à la prochaine ?

Mes réflexions éclatent contre le pare-brise. Je reprends pied dans la réalité rassurante de la voiture, de Paris et de ses boulevards tissés d’électricité, une sensation de chaleur sur la cuisse. La main de Martin. Carrée, épaisse, apaisante. M’invitant à lui répondre d’une pression que j’ignore pour me tourner vers Feu mon amour.

Les réverbères projettent leur damier mouvant sur son visage. Immobile, morcelé entre lumières et ombres, il a le mystère d’une statue.

- Tu pars mercredi, n’est-ce pas ?

Il acquiesce. Son front se retranche dans l’obscurité.

 

Terminus, tout le monde descend. Sur un trottoir place de la République. J’effleure les joues de Feu mon amour en songeant à ses lèvres.

Rêche de sa barbe contre douceur de sa bouche, je perds au change.

Pas en arrière sur le bitume, phrases de circonstance alignées à la place des regrets :

« Au revoir » pour « Dommage de t’avoir connu si tard », « A bientôt, peut-être » pour « Adieu ».

Les portières de la voiture claquent.

Dernier salut. Feu mon amour ferme son blouson. Sa haute silhouette se détache sur un panneau publicitaire. Manquerait plus qu’il appartienne à une agence de voyages.

Il part à gauche, Ophélie à droite.

À l’horizon, un jour blafard se lève à peine. J’ai envie de dormir. Ou de vomir.

 

- La soirée était réussie, hein ?

- Oui.

- Je crois qu’ils n’ont pas été choqués.

- Non.

Prisonnière du dédale de mes pensées, emmurée dans une anfractuosité inaccessible, j’oppose Martin la rocaille de mon mutisme.

- Si j’étais une femme, Altho me plairait. Alors en tant qu’homme, je suis jaloux, forcément.

Cette remarque me frappe en sèche volée de cailloux.

De profil, sourcils froncés, mon compagnon n’a pas l’air de s’adresser à moi, plutôt celui de réfléchir tout haut à un problème compliqué. Un qui n’attend ni délai pour être examiné, ni réponse pour être résolu.

- Jaloux de quoi, au juste ?

- Mais de sa personne ! Beau, intelligent, drôle, cultivé… Il a tout, non ?

- Hum… Des défauts aussi, sûrement. Va savoir… Il est peut-être chiant, susceptible, égoïste, râleur, invivable. Au choix ou à la fois, même.

- N’empêche qu’il a du charisme. Qu’il aime les voyages, la photo, l’aventure, le danger… Qu’il a vécu dans plusieurs pays, exercé plusieurs métiers…

 

Purgatoire 3Martin aligne ses arguments comme il énumèrerait les symptômes d’une maladie : de la voix neutre du médecin en charge d’un cas difficile à traiter. Et à mesure des pièces versées au dossier, il se rembrunit.

Son insistance m’agace. Que cherche-t-il ?

Je n’ai envie ni de le savoir, ni d’en discuter.

- S’installer à l’étranger ? Facile pour lui. Libre de toute attache, le voilà prêt à construire une relation avec une femme…

- Exact. Il est d’ailleurs avec une certaine Laura. Tu l’ignorais ?

C’est ma remarque que Martin ignore. Dans son raisonnement, Laura n’est qu’une fioriture, un détail qu’il chasse d’une pichenette du décor.

Mais qui voit-il en plein milieu ? Son air malheureux parle à sa place.

 

« Arrête maintenant ! Tais-toi, s’il te plaît ! Cesse de te torturer, je t’en prie ! »

Aucune de mes suppliques entrechoquées ne franchit la barrière de mes lèvres. Tétanisée sur le siège, j’écoute tomber le diagnostic :

- Ouvre les yeux… L’homme idéal pour toi, ce n’est pas moi, c’est lui. Lui le compagnon qu’il te faut. Tu ne comprends donc pas ? Dans le fond, vous êtes pareils, et vous allez ensemble à merveille.

Accablée, j’ai l’impression qu’un terrible accident s'est produit. Qu’un poids lourd nous a percutés de plein fouet et que les voitures me roulent dessus.

Depuis le début de notre histoire, Martin et moi avons toujours pensé les mêmes choses au même moment. Sauf cette nuit-là où, loin de répondre en échos aux miennes, ses réflexions les ont précédées.

En parler était toutefois une grossière erreur.

Ce faisant, Martin a énoncé ce que, jamais, je n’aurais osé m’avouer. En l’énonçant, il m’a autorisé à le désirer. Pire, poussée à le vouloir, tout en m’accordant sa tacite permission.

 

Je me défends avec l’énergie des coupables, moins contre lui que contre moi-même :

- N’importe quoi ! Cet homme est amoureux d’une fille et pour finir, il s’en va. Qu’ai-je à faire dans sa vie ? Qu’a-t-il à faire dans la mienne ? Rien ! Je ne le reverrai jamais !

Martin insiste. Je le contredis. Il épilogue. Je l’interromps. Il me coupe :

- Tu lui plais.

- Je ne suis pas la seule. Laura aussi doit lui plaire.

- Bon, je peux te le dire maintenant. Je lui ai proposé de finir la nuit avec nous.

- Pardon ??

- Oui, tu as bien entendu. J’étais sûr que tu aurais aimé. Moi, je n’étais pas contre.

L’effarement me rend muette.

- Il a refusé, croit-il utile de préciser.

 

Assise en canard au fond de la baignoire, tapie derrière le rideau, épaules courbées contre genoux pliés, alourdie de ma tête lestée de trop d'émotions et d'alcool, je m’enveloppe de vapeurs d’eau, me love dans leurs volutes pour m’y dissoudre. La faïence du carrelage palpite des contractions douloureuses de mes tempes.

Dans cette salle de bains violemment éclairée, dans cet appartement aux recoins de mystère aplanis par les halogènes, mon cœur, lui, s’est arrêté de battre. Pétrifié sur un trottoir d’aube grise place de la République.

 

Purgatoire 4

La voix inquiète de Martin me débusque dans mon repli :

- Tout va bien ?

- Oui… Une minute, j’arrive…

J’ouvre le robinet à fond, en fais jaillir des cataractes d’eau grondante. Le jet de la douche m’incendie de traînées de lave. Le gant rêche ôte de mon corps les scories de Feu mon amour. Le savon dilue son baiser de mes lèvres et l’emporte, mêlé de sueur, en traînées mousseuses spiralant jusqu’au siphon.

Purifiée par le feu et par l’eau, je peux retourner à ma vie.

 

Je sors de la baignoire dans un bouillonnement de cascade tarie. Me frictionne à m’en décoller la peau, me tire les cheveux à grands coups de brosse. Me parfume et me glisse entre les draps, morte de fatigue et récurée jusqu’à l’os.

Martin m’attire contre lui, enfouit son visage au creux de ma nuque.

Je bascule entre ses bras pour le tromper avec passion.

 

À la faveur de l’obscurité un troc des corps s’est opéré. Bouche, poitrine, ventre, fesses, sexe… Ce n’est plus Martin que je respire, effleure, pétris.

C’est Feu mon amour que j’étreins, mordille, lèche.

Feu mon amour que je saisis aux épaules et plaque contre le mur.

Feu mon amour sur lequel je m’empale en gémissant.

Feu mon amour que je baise avec la crudité féroce de mon désir, mue par une folie qui lui arrache des cris alors que mes dents lui balafrent la peau.

 

Ma sauvagerie laisse Martin pantois.

Mon plaisir est si fulgurant que j’en ai honte.

 


Photos : Cindy Sherman, Brassaï, Jim Fiscus.

Tableau de Hans Ruedi Giger.

Par Chut ! - Publié dans : Feu mon amour
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