Mardi 17 novembre
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12:56
Cet
ordinateur en panne, je l'avais rapporté au magasin. Andrea m'accompagnait.
Aujourd'hui - soit pile neuf mois plus tard, le temps d'une grossesse et de mille tracasseries -, ma bécane était enfin prête.
L'aller et le retour au magasin furent un empilement de péripéties. Micro-événements sans autre intérêt que de me faire passer, à vingt heures sonnées, la porte du supermarché en bas de ma rue,
l'ordinateur fourré dans mon sac.
Je pris un panier pour virevolter entre les allées.
Soudain, me détournant, je le vis. Toujours aussi grand et sculptural, peau d'ébène et dreadlocks entremêlées en serpents sur sa veste.
Andrea.
Hypnotisé par les grands congélateurs, tête baissée et regard dérobé, il allait d'un pas lent. Posture de l'homme moderne qui, n'ayant plus à chasser pour ramener sa pitance, se fournit au rayon du
tout prêt.
Son attitude détachée affirmait qu'il ne m'avait pas aperçue, mais moi, sans l'ombre d'un doute, je savais : de nous deux, c'était lui qui m'avait vue le premier.
Andrea n'ayant jamais su feindre, je le lisais comme un livre écartelé. Sa démarche hésitante n'avait rien du consommateur indécis mais tout du garçonnet effrayé, effaré ou puni.
Je souris en songeant aux boucles qui se referment. Andrea en était une.
Il y a un an, nous nous aimâmes follement entre transes et douleur, reniements et promesses. Il avait
une femme dans sa vie, une décennie de couple au compteur et moi en caillou dans la chaussure. Un tranchant qui lui déchirait le cœur, silex ou plutôt caillasse explosant le pare-brise de ses
assurances, assiégeant de tous côtés le rempart de sa relation confortable.
"Je t'aime, je t'aime, je t'aime...", m'écrivait-il chaque jour quand il ne me le hurlait pas, son sexe-baobab fiché dans le mien.
Mais que faisait-il de cet amour, hormis s'en enivrer pour mieux crever de soif ?
Rien.
Il y a neuf mois, je partis pour un voyage que je pressentais initiatique. Cinq mois à sillonner les routes pour faire le tour de moi et me colleter à mes démons, m'emplir et m'épurer entre
rencontres et solitude.
Je plongeai dans les mers chaudes comme en moi-même, remontai pour crever la surface dans une bulle d'évidence : l'Europe était usée comme ma vie. Ma place n'était plus là, sur ce vieux continent
de pesanteur et de peines, mais ici, sous ce soleil étincelant et ces déluges de mousson.
J'avais été pour Andrea sa fenêtre sur un ailleurs. En m'obturant je fus sa meurtrière.
Depuis une terrasse de Singapour je le congédiai de quelques mots.
Il m'accusa d'être injustement dure, sans comprendre qu'il était simplement trop tard.
Trop tard pour raccrocher les wagons d'une histoire qui avait déjà déraillé. Trop tard pour comprendre mes métamorphoses loin de lui, immergée dans un monde où il n'était pas. Trop tard pour
m'offrir son amour alors qu'il m'avait humiliée, outrepassant mes limites pour rejoindre ce qu'un jour je couchai ici sur mon refus du pardon :
"C'est finalement s'accorder le droit d'être soi-même, détaché des faux-semblants d'une générosité inaccessible. Soi-même, avec une grandeur d'âme à capacité limitée et une souffrance toujours
vivace."
Vulgaire comme je sais l'être, j'écrivis alors à Ether :
"Andrea a une grosse bite mais pas de couilles."
Et je fêtai ma rupture dans une chambre d'hôtel avec un Espagnol.
Je le savais néanmoins : les ruptures brutales laissent un amer goût d'inachevé. On a beau être persuadés
qu'il s'agit du bon choix vu qu'il n'y en a pas d'autre, la violence qui nous a permis de sauver notre peau finit par nous acculer. Nous remonter dans la gorge comme un combat trop vite expédié,
boxer ivre de sa force knock-outant son adversaire mais continuant à le meurtrir, dans le vide puisqu'il n'est plus debout mais sonné au tapis, implorant notre clémence.
Pour bien rompre, je crois maintenant qu'il faut poser les mots, boucler la boucle d'un amour disparu en protocole décompassionnel verbalisé tel un constat d'accident.
Et je repense aux pleurs de Salomé, après plus de quatre ans d'une histoire qu'elle choisit de finir
:
"Je ne le reprendrai pas mais souhaite qu'il me rappelle. Une fois, une seule pour s'excuser, terminer proprement ce qui fut nous. Il me le doit."
Encore plus aujourd'hui qu'hier, je crois non à la justice mais à la justesse, à ce qui commence et s'achève comme une boucle revenant à son point initial au terme d'un long parcours :
"Toi, moi, deux étrangers. Laisse-moi m'envoler comme je te laisse voguer sur des chemins qui ne sont plus les miens."
Tandis qu'appuyée sur un congélateur, je détaillais mes projets à Andrea, lui parlais de voyages, de plongée, de tatouage, j'eus la sensation très nette d'avoir intercalé plus d'une vie entre la nôtre. Et lorsque je lançai
"as-tu le temps pour un café ?" et qu'il me répondit en regardant son téléphone "non, je dois aller au sport", je me fendis d'un sourire.
Il mentait.
Oui, il était bien parti en Chine et sculptait désormais à plein temps. Oui, il préparait bien une expo à Londres. Oui, à tout cela, mais pas à son bonheur retranché derrière son rempart, le
rempart d'elle projeté sur lui comme une ombre vorace, exigeante d'un amour qu'elle confondait avec sa présence.
"Si tu savais, pensai-je, toutes ces nuits où il dormait à tes côtés en rêvant de mon lit... Tu n'aurais pas voulu le reprendre à moins de te nier. Mais peut-être préférais-tu te nier
pour l'avoir..."
- Tu es toujours avec elle ?, questionnai-je d'un ton qui valait affirmation.
- Oui, je suis revenu après l'avoir quittée.
Je souris encore, triste de ce gâchis et de ses yeux humides qui me
dévisageaient, me dépouillaient de mon mascara, ma robe et mes collants, me fouillaient et me bouffaient jusqu'à la moelle, me hurlaient qu'il me trouvait belle et m'aimait encore, d'un amour
impuissant de prisonnier chérissant une femme trop libre.
- Appelle-moi, j'en ai tellement envie, glissa-t-il alors nous passions en caisse.
Envie pour besoin, encore un mot subtilisé à un autre de peur de se retrouver à poil.
Je souris une énième fois. Composai le code de ma carte bleue en métaphore d'une histoire : chacun paye son dû, il reste et je pars.
Rappellerai-je Andrea ? Je ne crois pas.
Sûrement ce soir nous sommes-nous tout dit à demi-mot.
Si j'étais mauvaise, il me serait facile de foutre le boxon dans sa vie, de détruire son château de cartes patiemment construit, fût-il à la mauvaise adresse. Mais envers lui je n'ai ni rancœur ni
désir de revanche.
Remontant ma rue chargée de courses, l'ordinateur coincé sous l'épaule, j'allumai mon I-Pod en le sommant de me servir la chanson de circonstance.
Ce fut celle-ci.
J'aurais été incapable de mieux dire.
Merci à l'homme de la chambre 12, sans qui rien de cela n'eût été possible.
Cet ordinateur réparé, je le lui dois.
Et qu'on ne me parle plus de hasard. :)
Par Chut !
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Publié dans : Andrea d'ébène
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