Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Mon père n'a jamais su se maîtriser. Un repas qui n'arrive pas assez vite alors qu'il a faim, un objet qui se trouve dans son passage et sur lequel il trébuche, un mot mal placé...
À la moindre contrariété, l'énervement le gagne. Et si quelqu'un a le malheur de répliquer ou pire, d'en rire, sa colère se déchaîne. Il tempête, il hurle, il vocifère.
Quand j'étais petite, il était le maître de la maison. Celui qu'il ne fallait pas contrarier pour avoir la paix. Celui auquel il ne fallait pas s'opposer à moins d'en payer le prix.
J'avais beau le craindre, j'étais entrée en résistance. Je ne supportais pas son autorité, je m'employais à la déjouer.
Et souvent, je m'appuyais sur ma mère qui me couvrait.
Dans son dos, elle réparait mes bêtises. Face de lui, elle prenait ma défense.
Sans m'en rendre compte, je la forçais à jouer le rôle du fusible.
Coincée entre nous deux, elle n'avait d'autre choix que de court-circuiter nos affrontements, de détourner sur elle la
colère qui, sinon, fondrait sur moi.
Car lorsque mon père se mettait en rogne, il devenait violent. Il me menaçait d'une "rouste" qui ne manquerait pas de tomber.
Je pleurais ?
Il m'ordonnait de la fermer, sous peine de me fournir une bonne raison de chialer.
Ma mère me consolait, il l'accusait d'entrer dans mon jeu. Il n'avait sans doute pas tort mais à ces moments-là, je le détestais.
Lorsque je l'énervais trop, il me secouait puis me décochait un aller-retour à m'en décoller la tête.
Ma mère le suppliait :
- Ne la frappe pas, elle a des lunettes !
Ces lunettes étaient ma protection. Il ne fallait pas les casser parce qu'elles coûtaient cher et que sans elles, myopie galopante oblige, le monde se changerait en un ballet d'ombres.
J'avais beau m'y opposer, la violence de mon père me terrorisait. Je savais qu'abandonné à elle, il était capable de tout.
Un jour, à table (le lieu privilégié de nos disputes), je m'amusais à faire bouillonner mon jus d'orange à la paille.
Aussitôt mon père accuse ma mère :
- Regarde ta fille ! Elle a dix ans et tu l'as élevée n'importe comment !
Elle ne répond pas. Sa main se pose probablement sur ma cuisse pour me conseiller de stopper. Elle sent que cela va mal finir.
Je le sens aussi et pourtant, je continue.
- Tu t'arrêtes, sale gosse ?
Je plante par défi mes yeux dans les siens tandis qu'à l'intérieur, je tremble. Prends une grande respiration pour souffler d'énormes bulles dans ma boisson.
Mon père se jette sur la table, essaie de m'attraper par le cou.
Je me recule, les plats voltigent.
Ma mère hurle.
Mon père aussi, mais de rage. Incapable de m'atteindre, il empoigne une bouteille en verre et vise mon visage.
Ma mère crie qu'il est fou, qu'il va me tuer. Son bras retombe.
La fessée mesurée en punition d'une
faute, mon père ne connaissait pas.
Les siennes étaient des déferlements d'une fureur impossible à contenir : il me poursuivait pour me bloquer contre un mur
et là, il tapait. Claques, coups de poings, de pied, jusqu'à ce que je l'implore ou ne tombe par terre.
Ensuite, je me
traînais dans ma chambre, avec interdiction d'en parler à ma mère.
Les raclées ont cessé à l'adolescence. Peut-être mon père me jugeait-il trop vieille pour les subir.
Peut-être craignait-il mon jugement de jeune adulte, ou les mots que j'affûtais et qui le blesseraient davantage que ses coups.
Il avait toujours l'avantage de la force physique, mais d'une phrase je pouvais le crucifier.
L'équilibre des forces était atteint : me cogner revenait à rompre notre trêve et à s'exposer à une riposte.
Être hors de soi... Quand je songe à ces scènes d'enfance, l'expression se charge de tout son sens. Littéralement, mon père était hors de lui. Prisonnier d'un espace où la raison, le bon
sens n'ont plus cours.
Cela m'effraie parce que cette violence est aussi la mienne. Sauf que pour la réveiller, il faut me mener dans mes ultimes retranchements.
À la différence de mon père, je suis une hyper contrôlée. Mais je sais aussi que, poussée à bout, je ne réponds plus de
rien. Au-delà d'une certaine limite, il y a un clic dans mon cerveau. Un mouvement de bascule qui s'opère et me propulse dans un ailleurs où je ne me possède plus.
Même frappées du sceau de l'interdit, des
zones dangereuses sont à ne pas réveiller.
Esquisse et statues de Giacometti.
Je me doutais que ça te parlerait aussi...
Pouvoir se mettre en colère, simplement. J'en rêve.
Une piste comme une autre : se faire aider pour en expulser le surplus, apprendre à se canaliser. Ou juste crier sans être jugé, face à un œil neutre qui au fond, s'en fiche.
Tu mets le doigt sur quelque chose que je n'ai pas évoqué mais qui a beaucoup, beaucoup tourné sous mon crâne, et qui a longtemps été un frein à mon désir d'enfant : la peur de transmettre et / ou de rejouer la même mauvaise pièce à mon corps défendant.
Maintenant, c'est réglé. Enfin, je crois. Y a toujours cette petite part torturante qui me fait dire : et si ?
J'ai toujours eu, de toute façon, davantage de doutes que de certitudes.