Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Décembre 2024 | ||||||||||
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Pendant un an, je me suis enfermée pour jouer au scrabble.
J'arrivai sur le site par Thibaut, une connaissance. Il ne se doutait ni de l'ampleur que prendrait ce jeu à mes yeux, ni de la place qu'il dévorerait sur ma vie.
Moi non plus.
Le scrabble est a priori un jeu innocent. J'en connaissais les règles pour y avoir souvent joué. Mais c'était en famille, contre des
adversaires qui se fichaient de gagner : ma mère me soufflait des mots, ma grand-mère enlevait les siens lorsqu'ils prenaient les lignes que je visais. Elle finissait toujours dernière et
satisfaite, en répétant que "l'important, c'est de s'amuser".
J'ai joué et perdu en dilettante mes premières parties contre Thibaut. Il était un peu meilleur que moi, plus expérimenté, mieux rompu au maniement des lettres sur le chevalet.
Je ne compris que plus tard qu'on pouvait les déplacer grâce à la souris. Utile pour s'épargner la peine de les combiner de tête...
Thibaut connaissait les petits mots des scrabbleurs et ceux qui nous débarrassent des Q sans U, des K couplés au W.
Vite je rattrapai mon retard. Je battais Thibaut régulièrement, me connectais régulièrement aussi.
En un mois j'étais accro et coulais dans cette dépendance.
À dire vrai je coulais tout court. Ma mère était morte dans un accident. Je ne voulais plus affronter le monde extérieur, plus sortir, plus
réfléchir, plus penser.
Livrée à moi-même, je ressassais. Des scènes du passé s'entrechoquaient, des images me crucifiaient. Des phrases décousues tournaient sous mon crâne. Toujours les mêmes, dans un sens puis dans
l'autre.
Sans le scrabble la folie m'aurait emportée.
Le plateau vert devint mon horizon bien ordonné, mon univers enclos dans un échiquier, droit, carré, aux contours cernés de lignes. Rien qui n'en déborde, rien qui ne m'en distrait.
À droite, mon pseudo et celui de mon adversaire.
En face, nos scores. Mathématiques, implacables.
En bas, les lettres parfaitement alignées. Les arranger pour faire sens, c'était conjurer le désordre.
Petit à petit ma vie se résuma au jeu. Le
matin je me jurais d'y résister. Je craquais en me promettant de me limiter à une partie.
Je la perdais ?
Il me fallait emporter la suivante.
Je la gagnais ?
Il me fallait conforter mon avantage.
Mon travail en pâtissait. Ma vie sociale aussi. Je pestais contre le téléphone, le laissais sonner dans le vide. Je déclinais des invitations pour m'adonner à mon vice. Je me fichais de tout,
sauf des points que j'amassais.
Mon classement augmentait. Je franchis la barre des 2000.
J'étais fière. Je visais les 2200.
Plus, toujours plus.
J'abaissais le temps de chaque partie. En quatre minutes, je posais toutes mes lettres, surclassais les plus forts, pulvérisais les autres.
Je connaissais les habitués de la salle, les bons joueurs comme les mauvais perdants. Mon malin plaisir était de leur coller une rouste.
Mon instinct pervers s'aiguisait sans étancher ma soif de compétition.
J'étais devenue une machine de guerre, une obsédée.
J'apprenais des termes dont je ne retenais pas la définition. Je pestais de ne tirer que des voyelles. Je piochais en conjurant les W,
pleurais de rage en héritant d'un Q. Insultais le serveur qui me défavorisait, le traitais de vendu. Me masturbais sur les mots compte double, jouissais sur les "compte triple".
Je jouais jusqu'au petit matin contre des gens à l'autre bout du monde. Me traînais jusqu'à mon lit, escortée par les régionalismes québécois. Soulevais la couette
en égrenant un chapelet de verbes bizarres. Me couchais bercée par la farandole de lettres qui défilaient sous mes paupières.
Yeux fermés, je continuais à jouer, Piccoli au féminin dans La Diagonale du fou.
Une fois, j'entendis la voix de ma mère. Pour railler son frère cadet, ses atermoiements, ratiocinations et incertitudes perpétuels, elle
usait d'un terme qui lui allait comme un gant : tâte-mite. L'expression était du patois de je ne sais où et une plaisanterie entre nous.
Bingo. J'ai tiré ces lettres dans cet ordre précis, guillotinées du E final.
Impossible d'y voir un simple hasard.
Quelques mois et des milliers de mots plus tard, je pensais à me faire interdire comme les accros des casinos. J'aurais supplié à genoux le site de blacklister mon IP pour me délivrer enfin.
Enfermée à triple tour dans ma prison de mots, je tournais en rond.
Ce qui avait été ma planche de salut se changeait en naufrage programmé.
Maintenant je suis abstinente. Et avec le recul, j'ai compris : les mots isolés sur le plateau étaient ceux que j'étais incapable d'aligner sur la page blanche.
Soit ils me blessaient trop et je devais les polir.
Soit ils s'émoussaient et je devais les fourbir.
Décousu contre bout à bout, maillon contre chaîne. Continuité contre lien brisé.
À moi, à présent, d'en aligner les perles pour reformer le collier.
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