Dans ces bras-là...
Ça tombait bien, au fond, cette foudre me transperçant à la terrasse d'un café, c'était un signe du ciel, cette flèche fichée en moi comme un cri à sa seule vue, cette blessure rouvrant les deux bords du silence, ce coup porté au corps muet, au corps silencieux, par un homme qui pouvait justement tout entendre.
Il me sembla que ce serait stupide de faire avec lui comme toujours, et qu'avec lui il fallait faire
comme jamais.
Camille
Laurens.
Janvier 2025 | ||||||||||
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Là-bas, c'est
une maison à la façade sans charme, perchée en haut d'une impasse dans une ville grise.
Le quartier est triste : des maisons basses, avec courette ou jardin, quelques immeubles. À mesure des années, les commerces ont disparu. La quincaillerie d'abord, le boucher ensuite. Après son
départ à la retraite, personne ne l'a remplacé.
Il n'y a pas si longtemps, la coiffeuse s'est pendue chez elle. L'affaire a fait la une de la gazette officieuse du quartier, ces commères qui passent leur temps à le tuer.
Il faut dire que le salon d'Anne-Marie, c'était le dernier rendez-vous où l'on cause. Les mamies à cheveux bleus s'y
retrouvaient pour une mise en plis en commentant les nouvelles. Anne-Marie les connaissait toutes, avait un mot aimable pour chacune. Pour fidéliser sa clientèle ou lui donner un coup de peigne,
elle était à sa main.
Heureusement que le petit Casino, lui, restait ouvert. Ilôt de résistance, il tenait tête aux super et hypermarchés de la grande ville voisine. Y faire ses courses, c'était l'assurance de payer
chaque article deux fois plus cher, mais aussi de croiser une voisine. D'échanger avec elle quelques mots sur la météo, puis de les répéter près de la caisse à la gérante qui donnerait la
réplique.
Un jour, faute de clients ou de repreneur, le Casino a lui aussi fermé. Placardé à l'entrée, un panneau annonce toujours les heures d'ouverture et les jours de congé. Les prospectus glissés sous
la porte ont fini par former un tapis épais. Limon bariolé de réclames et de promotions, toutes périmées.
Les grands-mères ont dû partir aux commissions ailleurs. Les plus chanceuses étaient conduites par leurs enfants, qui portaient aussi leurs sacs. Les autres se débrouillaient par elles-mêmes,
parfois avec l'aide des voisines.
La mienne s'en arrangeait seule. Un panier glissé sous son bras, elle descendait l'impasse à pas menus, attaquait la grande côte menant au supermarché le plus proche. Vingt minutes aller, trente
retour, les voyages ont fini par peser lourd sur ses jambes fluettes.
À présent, ne restent plus dans le quartier qu'un bar-tabac fermé la moitié de la journée, un coiffeur qui vivote, une boulangerie qui vend des gâteaux rassis.
Ce là-bas ne me manque pas. Pourtant,
j'y reviens encore, par obligation et non par envie.
Mais en étant sincère, j'ai la nostalgie de la maison à la façade sans charme, perchée en haut de l'impasse.
Cette bâtisse fut l'un de mes deux lieux d'enfance. Elle m'a protégée gamine, abritée ado, accueillie adulte. Je m'y
revois en pyjama, à quatre pattes, tambourinant sur les casseroles ; vautrée sur les canapés, à fumer en sifflant le whisky de l'armoire à alcools ; allongée sur le lit de la grande chambre, à
réviser en urgence des partiels ; assise à la cuisine, dans la serre, dans la baignoire, sur les tapis...
Mes souvenirs de trente ans de vie y sont attachés. Futiles, drôles ou tristes, il m'y enracinent, me soudent aux murs et au plancher.
De la cave au grenier, cette maison fait partie de mon être. Ce n'est plus moi qui l'habite, c'est elle qui m'investit. Ses meubles pourront être déménagés, ses tapisseries décollées, ses
cloisons abattues, elle continuera à faire de moi son domicile fixe.
Je n'ai pas le choix de l'accepter ou de le refuser. C'est ainsi.
Ma grand-mère, après y avoir passé plus de la moitié de son existence, l'a quittée le 1er janvier dernier. Depuis, sa maison vit dans ma mémoire. Aujourd'hui, j'ignore si je suis capable d'y
mettre les pieds. J'aimerais, cependant, au moins une dernière fois avant qu'on ne me l'arrache, qu'on ne la sépare de moi à mon corps défendant.
Un jour sa maison sera vendue. Ce jour-là je sais que je la perdrai tout à fait, comme j'ai perdu auparavant ceux que
j'aimais.
Les territoires de l'intime sont fragiles. Balayé par le souffle du temps, leur ciment devient sable puis cendre. Et les passants marchent dessus sans s'en apercevoir, réduisant notre cœur en
bouillie.
Il y a matière à (ma) réflexion dans vos écrits. Merci encore.