Le blog de Chut !
Avant, je n'aimais pas dormir avec mes amants. L'intimité du sommeil me semblait bien plus grande et emplie d'enjeux que celle de
l'étreinte. Si je pouvais m'abandonner entre leurs
bras, le véritable abandon était celui du sommeil, de ses heures de complète vulnérabilité.
Je ne me défiais pas de l'homme à mes côtés. Ne supposais pas qu'il mettrait mon repos à profit pour me violenter, fouiller mon appartement ou me dépouiller.
Ce que je craignais - et crains toujours un peu -, c'était l'abolition du contrôle. L'ouverture à mon corps défendant d'un accès à moi non maîtrisé, donc non autorisé.
Une vue, peut-être, sur ma chair, mon visage en proie à l'inconscience. Seins déformés par le contact du matelas, traits relâchés, bouche entrouverte sur un filet de salive.
J'ai d'ailleurs la particularité de souvent dormir les yeux ouverts. Iris révulsés comme si je m'étais évanouie ou droits dans l'axe des paupières, écarquillées sur un regard qui ne voit rien.
Il paraît que c'est impressionnant. Dérangeant aussi. Bien que vivante, je semble morte. Inerte et molle, pire qu'une poupée de chiffons.
Souvent je peine à m'endormir. Me tourne, me retourne jusqu'au moment où j'abdique et me relève. Oiselle de nuit aux horaires depuis longtemps décalés. Insomniaque de nature, un vrai poison pour qui partage ma couche.
Parfois aussi, je parle. Des mots sans suite, des phrases inachevées, semble-t-il. Aucun amant ne m'a jusqu'à présent rapporté mes propos. La raison, je l'espère, est que ceux-ci lui étaient incompréhensibles et non directement adressés. Loin dans les limbes, la couche protectrice du mensonge poli s'efface sûrement pour laisser place à une rude franchise.
Selon le dicton, la vérité sort de la bouche des enfants.
Pourquoi ne sortirait-elle pas des lèvres du dormeur ?
J'aime encore moins subir le sommeil de l'autre. Son souffle lourd, ses ronflements, ses bonds de cabri, son acharnement à me délester de ma part de couette. Je suis pour les chambres séparées. Pas toutes les nuits, bien sûr. Mais sans conteste pour celles où l'on préfèrerait sombrer en solitaire et en paix, seul avec nos rêves et tout l'espace pour s'étaler.
Dormir avec quelqu'un, même un compagnon, ne va pas pour moi de soi. Ce qui devrait être un plaisir devient une habitude, si ce n'est une contrainte. S'étendre dans le même lit après s'être disputés, rien de plus détestable sans réconciliation sur l'oreiller. Détestables, aussi, les relents d'alcool d'un homme soûl, tombé dans le sommeil telle une masse foudroyée.
Puis mon désir s'accommode mal de la routine. Capricieux, il goûte les chemins de traverse, les enclaves cachées. Et j'aime l'idée d'être invitée par mon amoureux sur son territoire - ou de l'inviter sur le mien. Ca a des airs de rendez-vous clandestins au sein d'un couple installé.
J'aimerais rendre à la chambre et sa fonction d'abandon et son symbole : l'intimité, le lieu d'alliance par excellence, denrées rares se ternissant d'être trop utilisées.
Refaire d'une nuit ensemble un cadeau et non une habitude. Un dû, encore moins.
Avant, je fuyais les matins avec mes amants comme un inutile ennui. Aucune envie d'un réveil en vis-à-vis, d'un petit-déjeuner en tête-à-tête. D'une discussion qui, laborieuse, ruinerait l'entrain de la veille. D'un café trop fort ou trop léger servi par un homme pressé. D'un embarrassant au revoir tendu d'un muet "nous reverrons-nous ?".
De mes brumes je voulais émerger en solitaire.
Cet homme étant de passage, qu'il passe donc. Qu'il rentre chez lui ou me laisse rentrer chez moi. Enfin seule après la baise, libre de me mettre à l'aise en vieux tee-shirt, d'ouvrir un bon livre et de me repasser, peut-être, le film de nos ébats.
Maintenant, j'aime bien partager la nuit. Pas toujours, certes, mais plus souvent qu'autrefois. Expérience oblige, il m'est facile de repérer les hommes qui étaient comme moi. Ceux qui, à peine comblés, se relèvent, tournoient, rassemblent leurs affaires, cherchent une excuse pour s'éclipser.
Ainsi fut Sean, un Américain doté de Barry, un encombrant copain. Arrivée en avance à notre dîner, j'aperçus les deux hommes au bar. Glissai entre les tables pour les saluer, supposant que seul Sean, son verre terminé, me rejoindrait. Ou que si le duo buvait l'apéritif en ma compagnie, Barry disparaîtrait au moment du repas.
Je me trompais. Barry commanda entrée, plat et dessert. Reprit avec Sean le chemin de l'hôtel situé sur la route de ma maison.
La situation devenait délicate et Sean nerveux. Barry, lui, restait aussi placide qu'une lumière éteinte. Amusée, j'observais Sean qui, confus de fausser compagnie à son ami, s'emmêlait dans ses explications. Hormis bonsoir, il n'y avait pourtant pas grand-chose à dire. À moins d'être aveugle, Barry avait déjà compris l'intrigue nouée en sous-main ce soir-là.
Après une, deux étreintes, Sean s'agitait encore sur le sommier.
- Tu veux que je règle le réveil pour demain ? demandai-je.
- Non, pas la peine... Je... vais y aller, en fait.
Sean était l'image même de l'embarras. Impossible de résister à l'envie de l'asticoter un peu :
- Oh... Et pourquoi donc ?
Sean se refusait à laisser son ami dans leur chambre. Quelques mois auparavant, Barry avait perdu son père. Il pouvait donc être en proie à une insomnie. Ou faire un cauchemar. Ou s'éveiller à l'aube avec le besoin de parler. Se découvrir seul au matin lui serait de toute façon trop douloureux.
J'acquiesçais entre pitié et fou rire.
Sean me mentait-il ? Probable que oui, alors que renoncer au prétexte serait plus simple. Pour tout le monde.
Sous peine de passer pour un sans coeur, la grande force du tragique est d'interdire de remettre une histoire en question. C'était, à mon avis, précisément pour cela que Sean avait choisi celle-ci.
Les larmes aux paupières, je le félicitai d'être un si merveilleux ami. La nuit étant d'ailleurs peu avancée, il avait bien raison de rentrer. Désorienté, Sean fixa mon réveil. Trois heures du matin. Me dévisagea pour déterminer si, par hasard, je ne me moquais pas.
Mon sourire lui donna la réponse qu'il préférait. Il se rhabilla apaisé, fermant la porte sur les hoquets d'un rire que je maîtrisais plus.
Le lendemain soir, nous avions rendez-vous. Je ne vins pas.
J'aime aussi observer les petites manies des hommes qui, pour une nuit ou plus, restent chez moi.
Gauche ou droite, certains sont attachés à un côté de lit. Leur endormissement en dépend, paraît-il. Les célibataires endurcis tendent à s'allonger en plein milieu, soudain avares de ce qu'ils ont si généreusement prodigué : l'espace occupé par leurs corps étendus.
Les angoissés du dos tordu ne veulent pas d'oreiller, les soucieux de leur confort "deux, si tu as, bien sûr".
Certains réclament le noir complet ; d'autres, inquiets ou esthètes, une lumière tamisée. Un silence d'église ou une musique douce. Un matelas mou ou ferme comme bois. Ernesto, lui, préférait dormir par terre, sur un matelas aussi mince qu'une gaufrette.
Les prévoyants posent sur la table de chevet un verre d'eau. Les oublieux du temps, leurs montres. Les pratiques, la boîte de préservatifs.
Les réchauffés ne sombrent que nus, les frileux partiellement vêtus. D'autres encore se rhabillent en cachette, tel Habrien qui d'habitude ne quittait pas ses chaussettes. Soucieux de paraître à son avantage, il s'en était débarrassé à peine allongé pour mieux les remettre. Touchante habitude d'émigré qui, dans son pays d'adoption, avait toujours froid aux pieds.
Dans le sommeil, certains hommes m'enlacent comme au seuil d'un rêve. D'autres, isolés à l'extrême bord du lit, si loin que pour un peu, ils en chuteraient, veillent à garder leurs distances.
Certains ont le réveil tendre, triomphant ou chagrin. L'atterrissage paresseux ou suractif, café-boulangerie-croissants.
Certains doivent se lever alors que moi, je peux faire la grasse matinée. Ils me laissent en général dormir tout mon soûl avec pour consigne : claquer leur porte en partant. Et je suis touchée, très, de la confiance qu'ils m'accordent.
Pas évident de laisser une inconnue chez soi...
Lorsqu'une histoire s'ébauche, j'aime découvrir au matin, placé en évidence ou scotché sur le frigo, un message. Des mots qui m'accompagneront toute la journée jusqu'à notre prochaine nuit.
La prochaine nuit... Si la première avec Paulien était déjà écrite, la deuxième fut une surprise. Nous venions de passer ensemble la soirée, l'obscurité, le matin, le début d'après-midi. Fidèle à mes principes d'alors, je cherchais le moyen de le déloger de mon appartement. Sans réelle motivation, et moins par envie que par absurde conviction : une autre nuit consécutive, c'était déjà le début de quelque chose.
Oh, d'accord, certainement pas une histoire. Un simple flirt. Une bluette tout au plus. Mais quand même...
La journée fila à toute allure. Si vite que le soir nous trouva ensemble. Vaincus par la fatigue, nous nous endormîmes enlacés.
Le lendemain je compris ce qui, jusqu'alors, me semblait incompréhensible : que deux inconnus s'installent sous le même toit, comme ça, emportés par la foulée de quelques nuits partagées.
Paulien avait toutefois des impératifs. Un enfant à récupérer à l'école, un dîner de famille. Je le vis partir à regrets avant de verrouiller, songeuse, les serrures de mon chez moi.
Photos : Frédéric Clément, Brassaï, Weegee, Eikoh Hosoe.
Cher Stan,
oh, il est bien sûr des mensonges polis, mais pourquoi ne pas lui accorder le bénéfice du doute ?
Le ronflement n'épargne d'ailleurs personne... même les femmes ! Si ça se trouve, votre belle inconnue était trop occupée par ses propres "songes sonorisés" pour vous prêter une oreille attentive. Mais je comprends parfaitement votre gêne et réticences...
Ah, monter dans un lit est déjà tout un art, mais celui d'en descendre …! Comment savoir, quand on a fait le plein de lune, le moment où il faut décrocher ? Joliment composé ce florilège des aubes incertaines.
Je vais oser une petite contribution personnelle (puisqu'encore récemment, tu m'y as incité), billet dont tu devineras sur quel frigo il s'affiche encore.
J'ai la main nous aimant filant une rivière
de chair rose
toute vie éclose rendue à l'aurore
au poids près de la nuit
nous aimant à jamais une première fois si longtemps
de s'endormir en rêve
chaque lumière accostée
dans le tremblement frais du jour
la secrète épaisseur des flots en méandres accomplis
et tes lèvres fouilleuses
aux abords dessillés
de nos sommeils ensemble.
Cher Slev,
merci pour avoir partagé ce poème. Je vais lui accorder la place qu'il mérite !
Jele trouve toujours aussi beau, avec des accents d'Éluard qui, tu le sais, ne me laissent pas insensibles (je pense notamment - surtout - au recueil Capitale de la douleur).
Pour le frigo, je crois que je vois bien, oui... Une femme à qui son homme a écrit un tel poème ne peut qu'être une femme heureuse, non ?
J'aime beaucoup votre manière d'écrire.
Je reviendrai volontiers.
Merci Arthur. Soyez le bienvenu !
Quand je disais que vos textes me parlaient, je pensais aussi à celui là! (et puis il y a le tout dernier, sur votre professeure d'ancien français, qui me touche aussi énormément. Parce que l'ancien français, j'y suis venue en option, mais aussi par nécessité, pour traduire mes sources, et je ne savais pas qu'autant de beauté m'attendait).
Mais celui ci tout particulièrement, dans la mesure, où, moi aussi, j'ai un sommeil étrange. D'abord, même si ça vient par période et que ça peut ne pas m'arriver pendant plusieurs mois, voire toute une année, je suis somnambule. Ensuite, je parle. Je pense que ceux qui en ont été témoins dans votre cas ont été sincères quand ils vous ont dit ne pas avoir compris ce que vous disiez: on m'a expliqué un jour que le cerveau, qui est plein de ressources, fabrique un langage codé pour que personne ne comprenne. C'est aussi pour cela que j'ai déjà causé la stupeur de mes compagnons de voyage, lorsque je prenais le train. Je me réveillai, et vis autour de moi des mines consternées, des regards fixés sur moi. Je finissais par demander ce qu'il s'était passé, et invariablement, c'était le même dialogue: "vous avez parlé en dormant" "j'ai dit quelque chose de compromettant?" "on n'a pas compris c'était pas français". Il y eut une fois une bonne âme pour me dire que ça ne ressemblait à aucune langue qu'elle connaissait, et ma mère m'a annoncé que parfois, je parlais en latin... Je parle aussi yiddish sans l'avoir jamais appris (toujours d'après ma mère), ou je suis prise d'une crise de fou rire monumentale, ou encore je pleure, tout ça en dormant. Il paraît que, au coeur de la nuit, être réveillé par un rire diabolique, incongru, à la limite de la folie, donne de bonnes raisons de devenir cardiaque. Et tout ça, je ne le sais pas, je dors! Les seuls indices que j'aie, ce sont des objets que je déplace en dormant, ce que je constate au réveil (le Horla ne m'a presque pas fait peur).
Ceci pour dire que, bien longtemps, je pensais que personne ne pourrait dormir avec moi. Ou alors si, juste le temps de se rendre compte, d'avoir la frayeur de sa vie en me voyant errer sans but, ou de se faire réveiller par une fille aux yeux absents qui les secoue, une bouteille d'eau à la main, persuadée que c'est ce qu'on lui a demandé.
C'est là que mon copain ne s'est pas avéré être un garçon d'une tolérance absolue seulement parce qu'il ne s'est jamais moqué de moi pour Derrick (au passage, sur ce point, je me sens moins seule grâce à vous). Mais je lui ai raconté ce qu'il risquait à dormir avec moi. Ça ne lui a pas fait peur, il avait même hâte de m'entendre parler latin, et c'est même quelque chose qu'il mentionne à ses copains, ou à ses parents, parce que pour lui, c'est génial. Bon, c'est vrai, maintenant que j'y repense, un spécialiste du Moyen Age, c'était obligé de lui plaire, ça.
P.S: cela vous ennuie si on rajoute un lien vers votre blog sur le notre?
Ah ah, merci Constance !
La glossolalie nocturne, c'est en effet peu commun... Je retiens aussi que vous êtes d'une amabilité peu commune : adorable de proposer à votre partenaire de lit une bouteille d'eau ! Moi, je serais plutôt du genre à l'éjecter du lit après l'avoir gratifié d'une bonne claque (oui, oui, c'est déjà arrivé !).
Le tout est, finalement, de savoir quelles surprises nous attend en partageant vos nuits. Je comprends que votre ami, outre l'amour qu'il vous porte, se soit "piqué au jeu".
J'oubliais... VBien volontiers pour l'échange de liens, je vous ajoute de ce pas !
Ah, la gifle, je l'ai presque fait! Je me suis réveillée, à demi assise dans le lit, la main levée pour mettre une grosse baffe au méchant dans mon rêve, sauf que dans ma trajectoire en vrai c'était pas un méchant mais mon copain qui dormait du sommeil du juste. Je me suis réveillée à temps. Une autre fois, je faisais une sieste chez ma mère, et dans mon rêve, on l'attaquait. Je me suis complètement réveillée dans l'entrée de la maison, une bûche à la main, prête à en découdre, avec ma mère en face de moi, médusée, qui venait de percuter qu'un peu plus et elle se prenait une bûche en pleine face. Par contre, un qui était très impatient de me voir à l'oeuvre, a été "contaminé"... Cela fait deux fois qu'il me parle en dormant! (mais ça va, il ne se bat pas, lui, il veut juste des câlins, ou aller dans le cabinet d'un ophtalmo mais c'est compliqué parce qu'il est perché dans les arbres, en plus son frère est en retard, alors bon, c'est pas facile (sic).
J'ai eu un fou rire en vous lisant ! Chacune de ces anecdotes est si drôle et vivante que vous devriez les noter quelque part, si un jour l'envie vous vient d'écrire un texte ou un billet sur ce sujet. Car en plus d'être serviable, vous avez le courage de la lionne quand il s'agit de défendre vos proches !
(mais en effet, mieux vaut ne pas être cardiaque...)
Que dire? A part.... Sourires!!!!!
je ne peux que sourire en lisant ton texte, au fil des mots des images, des souvenirs qui me reviennent... des évidences parfois, des regrets (ah non pas çà! rires)... bref... comme souvent tellement d'émotions, de sourires, de rires étouffés...
un délice et je m'en régale
bisous ma belle
Beav'
Merci beaucoup ! Contente que le texte ait pu raviver des souvenirs ! Tu es entrée dans une autre période de vie, elle a aussi ses charmes... sans parler de ses douceurs.
Je me dis souvent que quand je serais "vieille", je relirai les billets de mon jeune temps pour me rappeler comment c'était. Et j'espère bien être un jour une vieille dame indigne, encore verte et surtout politiquement incorrecte (au passage, un concept qui me hérisse).
Les regrets, tu as raison : on les laisse à l'entrée. :)
J'aime bien ce texte... Une nuit avec une inconnue. D'entrée j'hésite. Je sais que l^ége venant, je respire moins bien et que je ronfle. J'essaye de rester éveillé le plus logtmeps possible. Que ce soit elle qui s'endorme, repue de fatigue.
Au petit matin, innocemment j'essaye de savoir si elle'a entendu quelque chose. Elle m'assure que non.
Menteuse.