Le blog de Chut !
Thaïlande, Prachuap Khiri Kan, juillet 2011.
La musique pour accompagner le texte...
La ville est petite, l'hôtel immense. Jaune, marron, vert, couleurs des années 80 pour cette bâtisse sans cachet, aussi massive qu’un éléphant couché. Une aile a été ajoutée et, fait étrange, seul les couloirs desservant les chambres sont situés côté mer. Les balcons, eux, donnent sur le parking.
Mingus et moi logeons dans la partie ancienne du bâtiment. Chambre sans climatisation, mais avec une terrasse ouvrant sur la baie. Une route la longe, épousant la courbe du littoral jusqu’à la prochaine anse, une plage déserte ombrée de transats et de parasols déglingués. Bois et tissus sont rongés de vent, raidis de sel et pour s’asseoir, il faut payer. Dix bahts, obole réclamée par un gardien en uniforme. Il porte un pistolet à la ceinture et sur le visage, un grand sourire. Le même que celui des marchandes auxquelles j’ai acheté, plus tôt, un sarong.
Je lui règle son dû et ouvre mon livre, un polar glacé d’un pays froid, absurdement décalé par cet éternel été. Mon désir de paresser sur le rivage s’est heurté aux mouches des sables, aussi minuscules qu’avides de sang. Leur piqûre est si irritante que la peau de Mingus s’est vite boursouflée de cloques écarlates. C’est dans l’eau que nous trouvâmes refuge, coulant dans l’onde fraîche, corps enlacés et yeux repus des arceaux des collines, des courbes oscillantes des palmiers et du berceau d’un ciel si bleu qu’il doit jaillir des pinceaux de Klein.
Le crépuscule est tombé. Nous sirotons une bière sur notre terrasse. La ville est tranquille, comme assoupie. Après Bangkok l’électrique, saturée de gens, de voitures et de centre commerciaux, le contraste est saisissant.
A Prachuap, nous sommes presque les deux seuls touristes. Il y a bien quelques autres blancs que nous croisons à l’occasion, mais puisque ce sont toujours les mêmes, ils doivent vivre ici.
- Tu pourrais, toi ? avais-je demandé à Mingus.
- Non, je ne crois pas. Ou seulement pour écrire un bouquin.
Mon regard file sur la jetée grignotant la mer. Comme chaque soir s’y ouvre le ballet des voitures, suivie de la danse des bateaux. Ceux-ci patrouillent dans la baie pour pêcher le calamar, pulvérisant les flots de lumières vertes. Ils navigueront jusqu’à l’aube pour nous surprendre côte à côte dans le grand lit. Des sommiers jumeaux que nous rapprochâmes pour n’en former qu’un.
- Je veux être avec toi, sweety.
Pourtant de Mingus je m’étais éloignée, décidée à le quitter jusqu’à ce que nos routes se recroisent à Bangkok. Puis, de disputes en discussions, lui avait laissé une autre chance. Le bénéfice du doute. Une presque carte blanche.
Aucune relation, jamais, ne recommence de zéro. Mais toutefois peut-on essayer de vivre à deux.
Et l’amour dont me baignait ses yeux, éclaboussé d’espoir et de promesses, m’avait émue. Touchée comme par ce matin de Bangkok où Mingus pleurait de me perdre, négligeant d’essuyer les larmes qui trempaient ses joues.
Son amour est le même, immense, que celui d’un homme du passé. Même étincelle au fond des iris, même ouverture doublée d’un abandon impossible à feindre. Certitude d’être aimée pour moi-même, et même en dépit de moi.
Mingus me l’avait dit. Trop émotionnelle, trop compliquée, pas assez rationnelle, un désir d’enfant malgré un ventre cassé… Il y a quelques années, il m’aurait fuie. Mais aujourd’hui, il savait, disait-il, que j’étais son unique.
La femme par laquelle il connut, pour la première fois, les pointes de la jalousie. Le désir de protection aussi, pour les grands dangers comme pour les petits.
Mingus en eut la révélation lors de nos promenades à Amsterdam où, plusieurs fois, talons accrochés par les pavés, je faillis tomber. C’est son bras qui, me retenant, m’en empêcha.
- Appuie-toi sur moi, sweety… Je serai ton garde du corps.
La femme de laquelle il se découvrit amoureux. Vite, si vite, quelque part entre Bangkok et Le Caire. Peut-être parce qu’épuisée, je m’endormis tête entre ses genoux, visage offert, sans défense, paupières et lèvres entr’ouvertes.
Sûrement, au cours des mois qui nous séparèrent, avais-je mal jugé Mingus.
Après deux semaines de voyage, Prachuap me donnait raison.
Je l’avais en effet mal jugé.
Dans la baie mangée d’ombres, la lente sarabande des bateaux se poursuit. A l’arrière, sur la terre ferme, clignotent les loupiotes d’une petite fête foraine.
- Allons-y ! propose Mingus.
Des stands s’étalent le long de la rue. Beaucoup vendent de la nourriture. D’autres des vêtements, des bijoux fantaisie, des objets hétéroclites façon vide-grenier. Quelques chaises alignées font office de salon de massage, où s’activent de rudes matrones. Tête, dos, pieds, jambes… On paye à la demi-heure sans remonter son pantalon plus haut que le genou.
L’ambiance est bon enfant. Nous flânons dans la fumée des brochettes. A chaque pas, les gens nous sourient. Les plus hardis osent quelques mots d’anglais en guise de bienvenue. Nous tentons notre chance au tir à la carabine. Renversons chacun une peluche. Repartons, nos trophées dans mon sac, vers le milieu de la fête. Là se tient un manège pour enfants : une ligne de wagons peinturlurés tournant sur un rail, avec un pompon à décrocher.
- Faisons un tour !
Mingus refuse. Il est trop grand pour tenir dans un chariot. Puis le manège est rempli de bambins. Un peu ridicule, tout de même…
C’est à bord de la grande roue que nous embarquons. Vétuste, d’une hauteur maximum de trois étages d’immeuble, elle monte à l’assaut de l’horizon dans un ferraillement de métal rouillé. S’arrête, tout en haut, entre les étoiles et la mer.
Blanc des néons, jaune des lampes à pétrole, vert lumineux des bateaux, le monde est un agrégat de flammèches tourbillonnantes. Et je tourne, emportée, pour m’abattre entre les bras ouverts de Mingus.
Prenant pour témoin la foule en contrebas, il me chuchote :
- Do you want to marry me, sweety ?
Deux semaines plus tard.
Pour retourner - seule - sur Bangkok, je pris l’avion. Le ciel était d’un gris si plombé qu’on ne distinguait rien du paysage.
Soudain, comme par magie, les nuages se déchirèrent. Une longue côte en demi-lune apparut. Puis une jetée qui s’avançait sur les flots. Puis un bâtiment massif, semblable à un éléphant couché.
Prachuap.
Je fermai les yeux.
Quand je les rouvris, la couche de nuages s’était refermée. Cette vision fugitive avait tout d’un rêve.
Photos : André Kertesz, Bill Eppridge, Noir et Blanc.
Merci, M'sieur Stan ! :) Je suis hélas confinée sur la berge pour le moment, otite du plongeur... Vais acheter un masque de Martien pour maintenir mes oreilles au sec.
D'acc pour les requins. Je m'abstiendrai de les chatouiller.
Bises philippines ! (pour le soleil, il faut passer commande, la denrée se fait plus rare lors de la mousson)
Pour le soleil, pas la peine d'aller si loin, ici à Paris, c'est pareil... Y'en a plus !. Soignez-vous bien, vous evez être croquignolette avec un masque de martiennne. Et revenez-nous pour le second round dans la capitale...
Croquignolette, c'est le moins qu'on puisse dire !
Bah, me soigner, c'est ouvrir la bouche deux fois par jour pour les antibios... Et ça marche couci-couça. Trop petites trompes d'Eustache (?). Mais l'ORL vous aurait plu, il m'a dit, très sérieux, avec un accent philippin à couper au hachoir :
- If you follow my medicine, you'll be fine. If you don't, I'll SPANK YOU !
J'en suis restée... baba sur ma chaise. A se demander si mes goûts sexuels sont écrits sur mon front ! Ce qui serait fort alarmant, vous en conviendrez. De mémoire de patiente, je n'ai jamais entendu ça (et pourtant, lors de mes fréquentations assidues du corps médical, j'en ai entendu des vertes et des blettes).
Je vous dirai pour le second round. Mais j'avoue qu'il va falloir me tirer par l'oreille (encore !). La vie philippine a des douceurs insoupçonnées... Mes délices de Capoue à moi, en somme.
C'est vrai que c'est surprenant. et je vous confirme que vous n'avez pourtant rien d'inscrit nulle part. J'en ferais bien un post, tiens... C'est drôle cette histoire.
Oh, je vous l'écrirai avec plaisir si vous le souhaitez. Mais vous me connaissez, je ne sais pas faire court... du coup, la part dévolue à la fessée (ou chair du récit) risque d'être fort mince.
Dites-moi !
allez-y... je prend avec plaisir, j'aime beaucoup ces histoires vécues...
Zut, ma réponse a sauté. Dès qu'il est prêt, je mets le billet en ligne. Vite, j'espère bien !
Aaaah ! Enfin ! Je commençais à désespérer, moi. Je suis passée, régulièrement, toujours rien... :(
Et puis voilà, encore un récit comme j'aime, des détails, une ambiance, un autre monde, tout ce qui me plait. C'est à chaque fois un plaisir de lire et de s'évader. Encore bravo. Vraiment un
style que j'admire... J'aimerais arriver à retranscrire les émotions, comme ça (mais il faut dire que ma vie, mon chez-moi, tout ça... n'ont rien d'exotique, non plus !) ;)
Continue à me faire voyager... et encore merci.
Coucou Ombre,
Merci !
Tu sais, je trouve qu'en matière d'expressions des sentiments, des ambiances, tu te sous-estimes largement. Sans compter que je n'ai pas, hélas, ton talent pour la photographie...
Ton commentaire me pousse égalemet à réfléchir sur l'exotisme : la matière de certains billets, c'est ma vie quotidienne à l'étranger, qui n'a pas (plus) grand chose d'exotique pour moi. Le voyage, puis a fortiori mon installation en Asie, ont érodé à mes yeux cette impression de nouveauté, de différence, très présente lors de premiers trips en sac à dos. Celle-ci revient parfois, de manière diffuse pour ce que je suis amenée à voir, de manière plus nette pour les "façons de faire". Qui renvoie elle, à la partie culturelle des Philippines (mais aussi de la Thaïlande et de la majorité des pays de la zone Asie), profondément ancrée dans le respect des traditions, la vie communautaire, la religion...
Le rapport au temps, à l'avenir, est aussi complètement autre ici. On vit au jour le jour, sans guère prévoir ni penser plus loin que le jour d'après. Ce qui n'est pas sans générer incompréhensions ni frictions avec notre mentalité d'occidentaux, entre agacement (souvent) et crises de rires (parfois).
Bef, tout cela pour dire que l'exotisme est une notion très relative : pour la grande majorité des gens d'ici, c'est ton quotidien à toi qui leur semblerait follement exotique, voire absurdement décalé !
Un Canadien rencontré dans le nord de la Thaïlande se plaisait à répéter :
- Notre vision du monde, c'est avant tout le prisme de notre culture.
Homme d'affaires expatrié à mi-temps, marié à une femme de l'ethnie Lisu, il s'était plus que heurté à ces différences culturelles. Et son opinion me semble d'une vérité criante.
Amitiés !
Au départ j'ai pensé à un faire-part de mariage...puis les nuages gris sont venus dissiper cette idée...
Sinon, c'est assez émoustillant d'aller chez le médecin là-bas, dites donc ! Ne faites tout de même pas exprès de mal vous soigner, hein !
Quant au traitement, il consiste uniquement à ouvrir la bouche pour les antibios ? Pas de gouttes dans les oreilles, vraiment ?...
Bonsoir So,
ravie de vous lire ici !
Je crois que l'offre de Mingus tient davantage à l'expression son amour qu'à une réelle proposition. Comme si, pour prouver ses sentiments à une femme, une telle demande tenait lieu de preuve (absolue ou relative, c'est à discuter !).
Serait-il allé au bout si j'avais accepté ? Je n'en suis pas certaine.
Le fait est que je ne souhaite pas me marier, du moins en l'état actuel de cette institution. Difficile par exemple de promettre fidélité alors que, le temps passant, je m'éloigne de ce concept-là, du moins dans son acception sexuelle.
J'aimerais un mariage reconductible à période fixe : un an, trois ans ? Pas de délai précis, mais que la possiblité soit ouverte, une fois le terme échu, de dissoudre ce contrat par la simple parole, le simple désir, parce qu'après examen, on est arrivés à la conclusion que cette union est arrivée en bout de course. Un divorce sans procédure, en somme.
Un engagement sine die m'effraie. Il est aussi contraire à ce que j'ai pu observer autour de moi en Europe, à de rares exceptions près. Ces exceptions étant le fait de la génération de mes grands-parents, pour laquelle le mariage était, bien souvent, à la vie à la mort. Autres temps, autres moeurs... Quant à mon idée de contrat renouvelable, j'ai comme la certitude que ce n'est pas euh... demain la veille !
Pour le médecin : émoustillant, j'aimerais bien ! Mais hélas, le doc n'était guère affriolant. Sniff.
Ah, s'il ne s'agit que de jouer au docteur pour vous fesser, ma chère, je suis évidemment volontaire...
L'avantage est que vous avez d'autres arguments que ce spécialiste chauve et ventru (puis aussi, un meilleur accent anglais... si, si, ça compte) !
La dernière image du texte me frappe. Tu vois Prachuap sous les nuages puis, elle disparait. Où ce passe réellement ta vie ? En avion ou sur terre ? Tu écris ce texte avec le détachement que j'ai éprouvé à deviner les sillages minuscule des bateaux sur la mer depuis le hublot. Je pense que c'est là la place du voyage dans tes textes, il effacent le passé, la durée. Mariage, engagements, comment ferais-tu pour pouvoir garder ton esprit libre ?
Ceci dit, j'ai beaucoup aimé, car ce détachement te donne un regard bienveillant. A bientôt.
Coldbear,
ravie de te retrouver ici malgré mon long silence sur la blogosphère !
Où se passe réellement ma vie ? Excellente question. J'aurais répondu "sur terre" mais il semble, en effet, que je plane bien souvent. Mingus dit, lui, que je vis dans mon monde, une bulle un peu opaque me coupant de la réalité, ou m'autorisant des contacts restreints avec elle (ma bulle doit donc avoir des trous façon gruyère). Mais arf, objection votre Honneur, qu'est-ce donc que la réalité ?
Un exemple de ce qui lui paraît totalement inconcevable : nous sortons d'un restaurant à Prachuap, nous apprêtons à traverser la rue. Je m'arrête, regarde à gauche, à droite, et lui demande :
- Au fait, dans quel sens circulent les voitures ? Comme en France ou en Angleterre ?
Voilà deux semaines que j'étais revenue en Thaïlande, et j'y ai vécu ! Mais j'avais oublié, ou plutôt n'y avait prêté aucune attention (dangereux, évidemment, vu le risque de se faire emboutir par un véhicule).
Mariage, engagements, liberté : voilà en effet des domaines qui paraissent antinomiques. Pas encore résolu cet écartèlement... si j'y arrive un jour. J'essaie, avec plus ou moins de bonheur, d'inventer des solutions, d'emprunter des chemins nouveaux (pour moi) afin de me fabriquer une vie susceptible de concilier le tout. Le choix du partenaire est aussi crucial car, lapalissade : en matière de couple, impossible d'avancer seul.
Avec Mingus, je crois qu'une telle alliance est possible. L'avenir le dira, mais très rarement j'ai vécu une histoire avec un homme qui m'offrait, outre un amour sincère, une si grande liberté. Beaucoup auraient aimé me rogner les ailes, quand ils n'étaient pas effrayés, voire jaloux (aux deux sens du terme) par / de mon indépendance. A moins que leur peur ne les ait poussés à souhaiter me circonscrire. Evidemment, ça n'a jamais marché. M'enfermer est un des plus sûrs moyens de me faire fuir. Mais là, à nouveau, se dessine un point d'équilibre difficile à atteindre : trop exigeante, une présence m'asphyxie. Trop lointaine, elle me laisse une impression d'indifférence blessante. J'allais écrire : "que les femmes sont compliquées !" mais réflexion faite, ce ressenti est-il typiquement féminin ? J'en doute.
A très bientôt !
Ah, c'est bon de vous relire... 'Me d'mandais entre quelles eaux du globe vous surnagiez, et si c'était au large ou près du bord. Mais attention aux requins, ils mordent en ce moment... take care, sweety girl...