Le blog de Chut !

My dutch herringJe suis la dernière à descendre du train.

Les courroies de mon sac entaillent mon épais manteau.

Une pluie fine gifle mes pas hésitants.

Les autres voyageurs se pressent vers la sortie et je reste à la traîne, irrésolue, fouillant la marée de têtes du regard.

Mingus n'est pas là. Dois-je l'attendre sur le quai ? Au portail de la gare ?

Nous n'avons pas convenu d'un point de rendez-vous. Je maudis mon imprévoyance comme le crachin qui trempe mes cheveux.

Soudain, je le vois.

Immense et tanné, sans manteau mais engoncé dans un pull bleu, fendant la foule pour m'ouvrir ses bras. Je m'y blottis, très vite, bouche à hauteur de sa poitrine, joue irritée par la laine rêche, agacée de ne pas sentir son odeur sous les couches de tissu.

- Ma chérrrrie... Tu as fait un bon voyage ?

Mingus n'aime pas parler français. Son effort de bienvenue me touche, comme me touchent son accent râpeux, sa façon de prononcer les r à fond de gorge. 

 

Au portail de la gare, je le gratifie d'un regard incertain.

- Tramway ?

Mingus décline de la tête. Il est venu à la hollandaise, juché sur une improbable guimbarde d'occasion. La couleur en est incertaine, la selle rafistolée, le guidon tordu.

Il me désigne le porte-bagages :

- Assieds-toi, sweety.

J'hésite. Veut-il vraiment m'emmener sans imperméable ni parapluie ? Le vélo tiendra-t-il le choc de nos poids conjugués ?

Haussement d'épaules. On verra bien.

Je me hisse sur l'à-plat métallique, jambes pliées, pieds dans le vide, tirée en arrière par le poids de mon sac. Malgré la position inconfortable, mes muscles endoloris et les traîtres petits pavés de la route, je souris.

Depuis une semaine je rêvais d'Amsterdam et affirmais à mes amis :

- J'y vais parce que j'en ai envie, ce qui est en soi la meilleure des raisons.

Station terminus.

J'y suis, j'y reste.

 

My dutch herring 2Routes vallonnées, ponts, canaux, façades basses et frileuses tassées le long des lagunes... Amsterdam défile à l'allure paresseuse des coups de pédale.

De ces lieux vus enfant j'avais tout oublié.

Lovée contre Mingus, je bois le paysage comme la pluie.

M'émerveille de traverser une ville de poupées.

Me remémore des peintures flamandes, leurs intérieurs douillets, leur palette de marron glacé fusionnée au ciel plombé.

Au milieu du tableau, il y a nous. En apparence gentil couple à bicyclette, en vérité animaux décalés, débarqués d'une île et réunis par le hasard, exotiques et pourtant fondus à ce pâle décor d'hiver.

Kinkerstraat.

J'éclate de rire.

- Is it the street for kinky people ?

Mingus s'esclaffe. Me détaille, sans cesser de pédaler, l'origine du nom.

Je l'enlace plus fort.

A cet instant précis, je l'aime.

Tant pis pour le maquillage en rigoles et l'eau froide sur mon cou. Menton contre les nuages, je pousse un long cri silencieux.

Heureuse d'être là, avec cet homme qui m'explique le nom des rues, les racines grecques et latines, l'architecture de la ville, qui a décalé ses rendez-vous pour me consacrer tout son temps.

- Oui, chéri, raconte-moi la ville. La ville... et toi.

 

Un arrêt pour acheter des provisions. Du pain et du vin, repas d'apôtres. La boutique est minuscule, les bouteilles alignées comme pour un jeu de massacre. La cliente qui nous précède tient en laisse un chien enrubanné dans un manteau. Je me penche pour le caresser.

Des mots tombent en néerlandais. J'écarte les bras en signe d'impuissance et, aussitôt, surgit une langue familière.

La caissière prend le relais. Discute avec Mingus et avec moi, passant en souplesse d'une langue à l'autre.

Un vieil homme entre et la scène se répète. 

On dirait bien qu'ici, tout le monde parle anglais. Et on dirait bien qu'ici, tout le monde parle avec tout le monde. Violent contraste avec la raideur parisienne et les mines renfrognées du métro.

En voyage, j'ai toujours apprécié les Hollandais, leur simplicité et leur chaleur dénuée de calcul. Ce ne sont pas ces premiers moments à Amsterdam qui me feront changer d'avis.

 

Mon hareng 3Dernier arrêt en bordure de canal.

- Nous voilà arrivés, sweety.

La rue aux façades de briques ressemble à un décor de Ken Loach. Destination cité ouvrière, immeuble en réplique parfaite de son voisin, porte du bas fermé d'un simple verrou.

- Quand ma mère a vu la cage d'escalier, elle a crié.

Celle-ci est sombre, en effet. L'ampoule a claqué et personne ne l'a remplacée.

Sale aussi, jonchée de mégots et d'épluchures de patates.


Mingus habite au troisième étage, un appartement prêté par l'amie d'une amie. Solution commode et temporaire, divisée en cinq pièces alors que trois suffiraient à remplir l'espace.

Les lieux sont spartiates, pour ne pas dire désolés.

La porte n'a pas de serrure, juste une chaîne de sécurité. Les murs poussiéreux s'ornent de vagues tableaux africains. Des livres s'alignent sur des étagères de fortune. A en regarder les titres, j'en déduis que leur propriétaire est trilingue, cultivée et engagée dans des études de psycho.

Rien d'étonnant, puisqu'elle fait partie du cercle, même éloigné, de Mingus.

La cuisine et la salle de bains datent d'un autre âge. Il n'y aucun radiateur, juste un poêle à gaz qui ronronne dans le salon.

Partout ailleurs, le froid est coupant.

- Désolé, ce n'est pas très confortable.

Je m'en fiche. À Amsterdam comme ailleurs, le luxe est une option dispensable.

Mon sac atterrit sur le plancher.

Mingus apporte des verres dépareillés, sert le vin, redresse les coussins du canapé. Le canapé, j'y suis déjà et l'y entraîne pour trinquer. Il boit une gorgée, m'embrasse, parle, se relève. Fébrile, affairé, intimidé.

Jupe cavalièrement remontée, je le plaisante :

- Hé... Je te fais peur ?

- Oui. Très.

Son aveu me touche au dépourvu. Au lieu d'affirmer "il n'y a vraiment pas de quoi", je lisse son visage de mes paumes. Avec tendresse, parce que de moi Mingus n'a rien à craindre, hormis, peut-être, la peur de sa propre peur.

Mais pour cela, nous sommes à égalité.

 

 

 

Photos : Robert Doisneau, Frank Horvat, Pauline Franque.

Lun 21 fév 2011 4 commentaires

Finalement, j'ai bien fait de remettre au lendemain mon com' d'hier : après xxx semaines d'absence (des siècles donc), voilà un retour en coup double. Une vraie maîtrise de nos impatiences.

Tu nous reviens en grande forme, littérairement parlant, et je l'espère, tout autant que la narratrice.

Heureux de te retrouver toutes les deux.

Slevtar - le 22/02/2011 à 17h02

Oui, Slev, merci, en meilleure forme que je ne l'étais ! Heureuse de te retrouver aussi malgré mon silence ici et ailleurs. Presque l'impression qu'autant de temps n'a pas passé...

Je t'embrasse. Enfin, nous t'embrasons (moi et la femme de papier).

Chut !

A red herring?

Ordalie - le 22/02/2011 à 17h57

Même pas ! No private idiomatic joke, je le jure sur mes filets de pêche !

Chut !

Je suis au moment où je suis ravi d'avoir trouvé un blog aussi délicieux à lire. J'ai lu des posts érotiques et d'autres moins comme celui-là. Je vais prendre le temps d'en lire d'autres. Il me semble être plongé dans  les sensations, sentiments, émotions d'une femme, si parfaitement ciselés, si différent de ceux des hommes, et pourtant si intenses. 

Finalement je me sens un peu voyeur, comme si j'étais tombé sur un livre en forme de journal intime pas obligatoirement fait pour être lu. Mais ce voyage si près d'une ême est trop passionnant pour me faire reculer.

Merci, Madame Chut.

 

COLDBEAR - le 28/02/2011 à 10h53

Cher ours froid pas si froid,

merci à vous. Je ne dirai jamais à quel point les commentaires, a fortiori de nouveaux lecteurs, me font plaisir. Plus même, ils (re)donnent un sens à ce blog, et à moi le désir de le poursuivre. Comme vous le dites, sa coloration très intime peut faire reculer, voire rebuter. Je m'en désole parfois, ayant l'impression d'écrire dans le vide, d'aligner des mots sans but ni cible. Pas l'angoisse de la page blanche, non, mais celle de provoquer l'ennui... A tout prendre, je préfère encore l'agacement !

Ce que vous dites sur les sentiments des hommes m'intrigue. Sont-ils si différents de ceux des femmes ? Ou la différence tiendrait-elle davantage à leur (non) expression ? En d'autres termes, y a-t-il une différence sexuée des émotions, des ressentis et nuances variant selon le genre ? Il me faudra attendre une prochaine vie pour démêler la question. Pour celle-ci, je ne peux que m'enrichir des points de vue masculins, avec gourmandise et tendresse.

Un grand bienvenue. Restez voyeur ! :)

Chut !

"l'impression d'écrire dans le vide, d'aligner des mots sans but ni cible. Pas l'angoisse de la page blanche, non, mais celle de provoquer l'ennui." Impossible de ne pas réagir à ces propos. Ton blog est le premier que je lis le matin. J'ai été désolée de ton trop long silence et réjouie maintenant que tu postes en rafale. J'aime la façon dont tu rends compte de tes  émotions par petites touches inattendues, Tes réflexions sont justes et évocatrices et surtout tu as un style, immédiatement reconnaissable et toujours troublant. Ce n'est pas l'ennui que tu provoques, c'est l'admiration et l'envie.

.

Ordalie - le 02/03/2011 à 05h14

Coucou Ordalie,

un immense merci ! Ton message a bercé mon petit matin d'insomnie. Avec Slev, vous êtes mes plus fidèles lecteurs (du moins avoués, car la simple lecture ne laisse de traces que dans des statistiques ininterprétables : qui est venu, qui s'est attardé, qui a lu quoi... mystère !).

Nous en avions parlé toutes les deux : ce blog est un "petit" blog, avec peu de lecteurs. De fait, les commentaires ne sont pas très nombreux non plus. A l'autre bout du fil de l'écriture, il y a parfois une sensation de vide, comme quand tu parles seul dans une pièce sans savoir s'il y a des gens derrière les portes.

Chaque billet me demande beaucoup de temps et, je ne le cache pas, le faible retour peut être décevant et / ou source de questions. N'ennuierais-je pas mon monde ? Les états d'âme, historiettes et anecdotes d'une fille lambda ont-ils au final un quelconque intérêt ? Il y a des articles que j'ai entamés et jamais finis parce qu'en cours de rédaction, je me suis dit : "pffff... il est chiant, mon texte ! A quoi bon me fatiguer ?" A relecture des mois plus tard, il m'est arrivé de regretter...

Le doute, toujours, d'autant qu'il touche à l'écriture, si importante pour moi.

 

J'ai aussi conscience qu'il n'est pas toujours aisé de rebondir sur mes billets. Trop personnels, trop disparates, ne s'adressant pas directement au lecteur sous forme de question(s), l'intimidant même parfois, semble-t-il. Si tous mes écrits étaient orientés sexe, érotisme, ce serait sans doute différent. Selon les époques, ce blog a aussi une face sombre qui peut rebuter.

 

Admiration, envie... Je ne sais pas. Voilà qui me rappelle notre discussion au sujet du danger. Pas l'impression, de mon côté, de faire quoi que ce soit d'exceptionnel. Quand je me retourne sur ma vie, je me dis qu'elle est en effet en marge par rapport aux "standards en vigueur". Quand je me relis, j'y prends parfois plaisir, parfois non. Les défauts d'un texte me sautent aux yeux, littéralement. C'est pénible d'être perfectionniste !

Tiens, à propos : ces derniers jours, l'affluence est montée en flèche grâce au coup de projecteur de Stan. Qu'il en soit (encore) remercié !

Chut !