Le blog de Chut !
Malapascua, Philippines.
Salée comme l'eau de la douche.
Sur cette petite île de carte postale, aucune chambre n'a d'eau vraiment douce. Elle coule toujours salée des robinets, avec une concentration variable selon les jours et les endroits.
Même propre, le linge reste rêche, raidi de sel, crissant légèrement sous les doigts. Il n'a ni la souplesse qui suit les grandes lessives, ni le toucher aérien des étoffes pourtant séchées au grand vent.
Salée comme ma peau.
Baignée de sel et de sueur, la peau non plus n'est jamais tout à fait souple. Elle s'assèche, se fendille et tiraille, rendue comme trop étroite par le soleil, écharpée par la limaille du sable.
Ma langue suit le contour de ma bouche, humectant mes lèvres de salive douce. Renversée face au ciel, je pense au goût qu'aurait une autre peau sous mes dents, à celui du sperme fusant sur ma langue et au sucré apaisant d'un chocolat chaud. Celui que je boirai après la plongée, quand le vent se sera levé pour me laisser frissonnante, maillot mouillé collé à la peau, tapie derrière le moteur du bateau pour lui arracher un peu de sa chaleur, les yeux encore débordants de visions sous-marines.
Le coeur noir et bleu des oursins palpitant entre les piquants, les poissons virevoltant au-dessus des rochers, les minuscules crabes cachés au centre des anémones.
Les vallons de coraux multicolores ondulant dans le courant, paysage d'une autre planète que nous survolons en apesanteur.
Salés comme les embruns.
Lorsque nous avons quitté la plage, le ciel était blanc. Minute après minute, il se teinta d'un gris d'encre pour virer au noir fusain. La bangka enfonçait son étrave dans les vagues, moissonnant le champ de l'océan dans une inutile récolte. Les crêtes moutonnantes tourbillonnaient autour de la coque. Des paquets de mer giflaient le pont, jaillissaient de sous les plats-bords pour nous tremper jusqu'aux os. Coincées sous les bancs, les caisses de matériel rebondissaient les unes contre les autres. Les bouteilles d'aluminium s'entrechoquaient dans de brusques cliquetis.
Depuis que je plonge, je sais reconnaître ce bruit entre mille. A chaque fois, il me transporte car il me parle de liberté et de périples, de traversées et d'immersions.
A Paris, un de mes voisins avait accroché un mobile à sa fenêtre. Quand le vent soufflait, les pièces métalliques tintaient comme des tanks de plongée et je fermais les paupières en m'imaginant ailleurs, passagère clandestine d'un voyage immobile.
Le ciel creva dans un coup de tonnerre. Des trombes d'eau nous cinglèrent, délayant sur nos peaux le sel de la mer.
L'ancre jetée, nous nous harnachâmes pour sauter du pont un à un, vidèrent nos gilets pour descendre dans l'eau sombre.
Sous nos palmes, l'épave d'un navire japonais.
Eparpillées entre les coraux, les pierres et les sédiments, des traces des marins perdus, dérisoires témoins d'un naufrage de la seconde guerre mondiale.
D'épaisses semelles de chaussures, gros orteil séparé des quatre autres.
Un interrupteur intact au bouton encore mobile.
Il paraît qu'un squelette gît encore au fond. Nous ne l'avons pas vu.
Salée comme la mer.
Jambes écartées, bras croisés sur la poitrine, je flottais. Sans poids, sans efforts, dans un merveilleux équilibre.
Avoir un corps ne me signifiait plus rien, puisque je n'avais plus de corps. Plus de chair non plus.
Vidée de ma substance des cheveux aux orteils, j'étais eau, mêlée à elle dans ce qui n'était même pas une étreinte. Une étreinte suppose un corps étranger, une autre masse à laquelle s'accrocher et là, il n'y avait rien. Rien que le liquide et moi fusionnés.
Pourtant j'avais la sensation aiguë de mon corps oublié. Magique et étrange sensation de m'habiter pleinement en étant absente à moi-même.
Je savais qu'en gonflant plus amplement mes poumons, je remonterais d'un petit mètre. Qu'en inclinant un peu, à peine ma cheville, je virerais sur la droite. Mes palmes n'étaient pas un ajout de plastique, mais une partie de moi-même, mes nageoires terminales.
Je flottais, volais, dissoute et démultipliée, parcourue d'un plaisir impossible à décrire.
De retour sur terre, une plongeuse me dit :
- Je te regardais sous l'eau. Tout avait l'air si facile, tu bougeais si peu que j'ai cru que tu dormais.
Non, je ne dormais pas. J'étais ailleurs, en patrie de grâce.
Salée comme les larmes qui embuèrent mon masque.
La 2e photo est de James Walter.
J'aime, je goûte, tes jeux de mots qui tombent à chaque fois si justes.
Depuis, je recherche cette merveilleuse sensation... Si tout va bien, je replonge la semaine prochaine. En route vers de nouvelles aventures !
Très jolies associations d'eau salées, :) et une belle description de la plongée, qui éveille la curiosité.
Moi, ces histoires d'apensanteur, ça m'a toujours fascinée. Je trouve ça très sensuel, sans savoir vraiment l'expliquer...
Sensuelle, la plongée l'est... une fois dans l'eau, couplée à la magique sensation de totale liberté. Car sur le pont, la combinaison, le BCD (gilet stabilisateur) et la bouteille sur le dos tiennent plus du harnachement !
Entre plonger et faire l'amour, il y a pour moi beaucoup de points communs (tout dépend cependant du type de plongée... la plongée technique ou en environnement couvert - épaves, grottes, sous glace - peuvent être assez stressantes, même si j'ai un faible pour la deuxième). Et faire l'amour après avoir plongé est un délice...
Magnifique. Bien mieux que celui de la terre, ce sel là donne goût à tes belles profondeurs.