Le blog de Chut !
Une bière à la main, Gabriel se cale dans son fauteuil. Le rectangle vierge de la page d’accueil de Google attend ses ordres.
Il hésite.
Fugitive vision traversant sa conscience, sa secrétaire Kim apparaît, sanglée dans son tailleur. Sans réfléchir, il tape le mot d-o-m-i-n-a-t-i-o-n. En réponse, un article dans une encyclopédie en ligne, des liens vers des forums, des écrits théoriques.
Rien de bien excitant.
En milieu de page, un mot éveille son attention : « maîtresses ». Le terme le hérisse. Il fait salle de classe, banc dur et vieux buvard.
« Et puis quoi encore ? , se rebelle-t-il. Je ne suis ni un gamin, ni un chien qui rentre à la niche ! »
Maîtresses… Le mot l’attire, néanmoins. Il évoque les règles, les contraintes, les punitions. L’ordre face au chaos. Ce avec quoi on ne transige pas.
« Pourquoi pas, après tout ? Voir de quoi il retourne ne coûte rien… »
Gabriel active le lien, tombe à sa grande surprise sur un annuaire. Des identités de dominatrices défilent en un vertigineux catalogue d’obligations à remplir, de sévices à venir, d’humiliations à subir.
Certains noms, originaux, se veulent lourds de promesses : Messaline, Phryné, Von Bathory.
D’autres, banals, se résument à un prénom sans rien d’évocateur : Sylvie, Elsa, Judith.
Gabriel s’esclaffe devant un « Maîtresse Chantal » incongru. La tante qu’il déteste surgit en charentaises, le cul lourd, le crâne hérissé de bigoudis.
Une Maîtresse Grisélidis attire son attention. Grisélidis… Cela coule en bouche comme du sang et du miel. La mention « photos exclusives ! », clignotant telle une enseigne de bordel, achève de le convaincre.
Il clique sur le lien.
Une écriture pointue agresse son regard.
« Avertissement : pour accéder à ce site, vous devez être majeur dans votre pays de résidence. »
Il sourit avant de soupirer dix lignes plus loin. Non, bien sûr qu’il ne dévoilera pas l’existence de ce site aux mineurs, qu’il n’utilise pas l’ordinateur d’une société, qu’il entre dans un espace strictement réservé aux adultes avertis…
Allez, assez de prêchi-prêcha. Grisélidis est à portée de clavier.
La touche « Entrée » le précipite dans un boudoir fin de siècle, tendu de pourpre et surchargé de tableaux. Un miroir à dorures reflète une femme grassouillette, rencognée dans un fauteuil qui peine à contenir ses formes. De partout, elle s’étale, se répand, dégouline.
Ses cuissardes trop étroites cisaillent sa peau en y imprimant une vilaine traînée rouge. Son porte-jarretelles trop serré étrangle son ventre rebondi. Son énorme poitrine déborde d’un soutien-gorge lamé, trop petit de deux bonnets. Ses épaules et ses bras dodus, ornés de gaze vaporeuse, évoquent les jambons suspendus aux étals des boucheries.
Gabriel grimace : loin d’être la sublime créature espérée, Grisélidis ressemble à une papillote accouplée à un sapin de Noël.
Dépité, il retourne à l’annuaire. Songe à éteindre l’ordinateur pour rejoindre son lit. Ridicule d’être encore planté là, alors que demain, une rude journée l’attend. Idiot de se comporter en obsédé, alors que du sexe, il peut en avoir à la maison en s’y prenant bien. S’il avait deux grains de jugeote, il rappellerait sa femme, l’écouterait dévider l’écheveau de ses soucis, l’embrasserait tendrement, l’assurerait que les soirées sans elle perdent de leur saveur.
- Rentre vite, je suis impatient de te voir !
Il exagèrerait, et après ? Alice ne souffrirait que de la vérité, pas de ce mensonge auquel elle adhère comme à une évidence. Et lui, bon époux, se garderait de la détromper.
De toute façon, tous les maris trichent tôt ou tard avec leur femme, et toutes les femmes mentent un jour ou l’autre à leur mari. La transparence absolue, Gabriel n’y a jamais cru. Posséder l’autre jusqu’à la moelle, jusqu’au tréfonds, la belle erreur ! Personne, jamais, ne livre tous ses secrets.
L’imbrication des sexes, la fusion des corps, ça, oui, c’est la vérité. Aveuglante et fugace comme toutes les évidences.
En bas de page, un insert braille de toutes ses majuscules : nouvelles Dominas sur Paris !
Clic. Une certaine Alba figure en pole position.
Alba, aube… La sonorité plaît à Gabriel. Elle a des réminiscences de matins au début du monde, d’étendues désertes et de soleil dans l’eau froide.
Il effleure le prénom qui l’emmène à sa rencontre.
Avec la lenteur des rêves, Alba surgit d’une brume de pixels, simple silhouette cambrée sans visage. Un corps menu, bien proportionné. Un buste arqué pris dans un corset. Sous l’effet conjugué des liens, des attaches et des baleines, sa taille fine s'amenuise encore, ses hanches s'épanouissent. Gainée de cuir, sa colonne vertébrale s'allonge, son cou se tend et prend la pose. Hiératique, il s’orne d’une discrète chaîne en argent. Y pendent, accrochés tels des trophées, un cadenas et une clef sertis de diamants.
Gabriel avale une longue lampée de bière. Encore, il en veut encore. Dans les menus proposés, il choisit la galerie photos.
En plein écran, Alba à nouveau. Princesse guerrière sanglée de vinyle, le visage dissimulé derrière sa chevelure châtain tombant sur ses épaules nues. La bretelle de sa robe coupe sa peau pâle d’un trait sombre. De longs gants gainent ses bras. Rouge cocotte, plissés sur le devant et ajustés à l’arrière, ils mettent en valeur l’os à peine saillant du coude et la finesse des poignets.
Son annulaire droit est rehaussé d'une grosse bague. Or sur satin, chic absolu. Et, sur les cuisses refermées, l’essence même de la féminité : la lisière de ses bas, complexe ouvrage de dentelles entrelacées de perles multicolores.
Mais quel visage a donc cette femme ?
Il veut le voir. Tout de suite.
Le cœur battant, il fait défiler les photos de la galerie.
Alba de dos, à même le plancher. Alba lovée sur un canapé en cuir, les lanières d’un martinet ondulant sur sa chute de reins. Alba brandissant une cravache. Alba et ses mains graciles sur l’épais manche d’un fouet, ses pieds cambrés dans des escarpins surélevés, ses fesses moulées dans une gaine de laquelle émerge, triomphant, un faux phallus en érection.
Alba assise, tournée, de profil, de trois quarts…
Alba et ses boucles en cascades, Alba et sa cagoule surmontée d’oreilles de chat…
Mais quel visage a donc cette femme ?
Gabriel se surprend à murmurer son prénom.
- Alba…
Talisman invoqué pour la faire jaillir du néant virtuel, l’enjoindre à se montrer, se dévoiler à lui pressé de la découvrir.
Mais Alba, sourde son appel, se dérobe.
Les prénoms ont été choisis au hasard. Toute coïncidence avec des personnes existant réellement serait fortuite.
Photos, respectivement : Aaron Joseph Friedlander,
Ellen Von Unwerth, Germaine Krull.
Argh... En ouvrant cette fenêtre de commentaires, je m'aperçois que ton comm a été publié sans ma réponse !!
Je vais essayer de la reproduire du mieux que je peux : pour ce récit, j'avais fait à l'époque pas mal de recherches Internet. A côté de certains sites de qualité, pléthore de sites décevants, où le kitch se le dispute au mauvais goût. Plus qu'une question de poids, en fait (la beauté n'ayant rien à voir avec celui-ci, malgré ce qu'on essaie de nous faire croire !), c'est le parti-pris (non) esthétique ainsi que le discours qui me heurtait : "misérable vermisseau", "petite merde qui rampera sous mes semelles", voilà qui me semble manquer d'imagination et augure mal d'une relation, toute BDSM soit-elle. On dirait même une mauvaise réclame à la chaîne, tant les expressions apparaissent, identiques, d'un site à l'autre.
Si j'étais homme soumis, je n'aurais aucune envie de rencontrer ces "gentilles" dames. Et encore moins en les payant.
Bien sûr que toute coïncidence avec des personnes existant réellement serait fortuite, puisque "Posséder l'autre jusqu'à la moëlle, jusqu'au tréfonds, la belle erreur !". Il n'empêche, que l'on sépare la fiction de sa réalité, et l'on verra l'intraduisible désarroi de ces deux soeurs jumelles.
Allez, interro écrite : jusqu'où la main qui écrit fait librement ses choix ?
Ah, oui, je l'avoue, il y a un prénom qui ne doit rien au hasard... toute coïncidence avec une personne existant de ce côté-ci de la planète n'est donc plus tout à fait fortuite, même si elle et moi (elle est moi) sommes dotés de certains traits physiques opposés. :)
Je ne suis pas sûre de comprendre à quel désarroi tu fais allusion. Serait-ce celui de la part de liberté infrangible, non réductible de chacun, qui nous empêche sa complète possession ?
Celle-ci peut être réconfortante, oui, mais même en apparence acquise, elle n'est qu'une illusion. Cette vérité-là peut être source de mille peurs : puisque l'autre, fondamentalement, est libre, qui peut m'assurer qu'il ne me fera jamais subir son désamour, ne m'abandonnera ni me trahira ? Personne. La liberté de l'autre comme figure de l'ennemi... mais un ennemi pour l'existence duquel je suis paradoxalement prête à me battre. S'il existe un lien, un pont qui nous relie, qu'il soit tissé par la volonté, le désir et non l'obligation.
Arf, Slev, tu me rends bavarde et théorique !
La notion de "choix" est terriblement complexe. J'aime à penser qu'il existe des choix libres, dégagés de tout arrière-fond et plan personnel, mais je n'en suis pas certaine. On se suppose souvent beaucoup plus libre qu'on ne l'est - même si la forme suprême de liberté est, paraît-il, de choisir ses chaînes. Mais savoir, au moins, quelles chaînes nous lient encore, c'est "moindre mal".
J'ai bon, M'sieur ? J'ai gagné le magna cum laude et une fessée ? Avec plein d'amour libre dedans et des bleus tout neufs pour mon test de nage de demain ? :)
Et bizarrement les dominas (dominae?) comme Grisélidis abondent...