Le blog de Chut !
Nous étions sur le pont supérieur du ferry lorsqu'une touriste française me demanda :
- Est-ce cette île ou la prochaine ?
Je me penchai par dessus le bastingage.
Tout autour de nous, la mer.
Derrière, un soleil éclatant dans un ciel bleu layette.
Droit devant, encore noyée par la distance et à peine embrumée de nuages, le contour d'une terre.
À mesure des vagues, je reconnus l'enseigne jaune du magasin d'optique étirée en étendard de bienvenue.
- Oui, c'est ici, dis-je.
Je vis le ponton s'avançant dans la mer. Le fronton du centre de plongée où travaille Ethan. Puis, alors que le bateau accostait, sa silhouette se découpant sur la foule. Je ne distinguais pas
encore son visage ni ses pieds nus, juste son tee-shirt claquant au vent.
Je pensai que cet homme m'attendait au bout du monde depuis des mois. Depuis que je lui avais dit que je reviendrais et, plus encore, que je revenais non pour partir mais rester.
Je pensai que si j'étais là, sur ce pont battu d'embruns, c'était grâce à lui.
Je pensai aussi à tous ces signes convergeant dans une unique direction pour me pointer cette île comme point d'achèvement ou de nouveau départ, comme piste d'atterrissage après un long périple
ou base arrière pour un nouvel envol.
Les vendredis 13, les chats noirs, les échelles sous lesquelles il ne faut pas passer m'indiffèrent, et pourtant... je suis superstitieuse. Mais à ma façon. Je crois aux signes du destin semés
tels des cailloux sur ma route par un petit Poucet en ange sur l'épaule.
Ainsi ma vie est-elle parcourue de "coïncidences", de "hasards", de "rencontres fortuites".
Un exemple parmi mille : exception faite de l'année, Andrea est né le jour de la mort de la mère et je suis née le
même jour que son frère.
Lorsque je vins pour la première fois sur cette île, je vis ma mère sur le bateau. Et pas seulement elle mais moi enfant, accompagnée du frère que je n'ai jamais eu.
Lorsque j'en partis pour la dernière fois en
août et déballai mes affaires, des milliers de kilomètres plus loin aux Philippines, je tombai sur un mot laconique d'Ethan :
"Did you find the ring ?"
Je m'étonnai.
La bague ? Quelle bague ?
Des hommes m'ont déjà offert des parfums, des foulards, des livres, des
briquets ou des gants que souvent, à mon grand désespoir, je m'empressai de perdre.
Jusqu'à présent, un seul homme m'offrit une bague, ou plutôt deux.
La première était cachée sous ma serviette au restaurant. Elle était belle, exactement comme je les aimais, lourde et sertie d'une grosse pierre mate.
Je faillis cependant la lui rendre. Nous ne nous connaissions que depuis quelques jours.
La deuxième se trouvait dans la boîte à gants de sa voiture. Elle avait beau être plus fine, plus racée, je l'aimais moins.
Je me souviens encore de cet après-midi où, allongée sur le canapé de l'appartement obscur de cet homme, je m'amusais à
tourner la bague pour capturer les rayons du soleil d'automne.
- Ce verre taillé est étonnamment lumineux, commentai-je.
- Sûrement parce que c'est un diamant...
Un diamant ?
Gloups.
Je me trouvai soudain conne à confondre l'incomparable.
Me redressant, je bafouillai pour me rattraper :
- Tu... Tu as bien fait de choisir une monture en argent. Je n'aime pas le doré, je n'en porte presque jamais.
- Sauf que c'est de l'or blanc, ma chérie.
Je le fixai d'un œil rond.
Un diamant, de l'or blanc ?
Mais pourquoi une bague si précieuse, à moi qui éparpille mes affaires à tous les vents ?
Je le savais en refusant de l'entendre : ce cadeau était le symbole d'un amour que je refusais.
Abasourdie, je ne savais même plus quoi dire.
Lorsque je montrai le bijou à Salomé, elle explosa de rire.
- Mais c'est une bague de fiançailles !
- Un solitaire, qu'on l'appelle même... dis-je en me renfermant dans le silence.
Cette bague me gênait comme un lien forcé. Du coup ne la portais-je que très peu et surtout pour lui faire plaisir, à lui qui me l'avait offerte.
Ainsi, à la lecture du mot d'Ethan, ma première réaction fut-elle de sursauter.
Une bague ? Quelle bague ?
Je retournai mon gros sac de voyage, puis mon petit sac à dos sans davantage de succès.
Ce n'est que bien plus tard que je la découvris, enserrant le cable de mon ordinateur. Gravés sur un épais anneau d'argent, des éléphants.
Je souris.
Mon surnom dans la bouche d'Ethan pourtant rétif au français, c'est taupiphant.
Un mélange de la taupe pour ma myopie galopante et de l'éléphant pour ma grâce coutumière, ma manie de tout renverser sur
mon passage, de me cogner dans les meubles et de me faire des bleus, de vouloir chatouiller tandis que,
inconsciente de ma force, je malaxe, je pétris, j'écrabouille.
Mon amie Ether le sait, Ethan le sait et moi aussi : sous mes allures de femme délicate, presque fragile, gît un bourrin. Un cauchemar de convive finissant le repas repeinte de sauce, mangeant son pot-au-feu à la ficelle en projetant des morceaux de viande aux
alentours.
Un cauchemar de voisine tirant les braves gens du sommeil à coups de talons dans l'escalier.
Un cauchemar de passagère déglinguant une bagnole en claquant la porte à la volée.
Combien de fois Ether me dit-elle "Tsss... Doucement !" et que je lui répondis, étonnée :
"Quoi ? J'y suis allée trop fort ?"
La bague aux éléphants, Ethan me jura ne pas l'avoir achetée, mais trouvée par hasard, un jour de
ménage, dans un coin poussiéreux de sa maison.
Je le crus sans difficulté. Cette bague fut un signe de plus à ajouter aux autres, un de ceux qui me fait penser que sur cette île je suis au bon endroit, à la juste place de mon alignement
intérieur.
En paix, enfin.
Pin up de Gil Evgren.
Repartir de presque rien en étant très isolée, là, c'est raide. J'aurais dû faire le siège des locaux de l'Alliance Française ou une organisation / assoce du même style (sacré paradoxe pour moi qui ne cherche pas forcément à l'étranger la compagnie de mes compatriotes !).
Y a eu des péripéties depuis, des rides sur la paix intérieure mais le fond demeure : je suis au bon endroit. C'est ce que je me dis tous les matins quand je vois la mer se découper entre les cocotiers. Et ce bleu, tout ce bleu, avec les petits bateaux, et l'heure magique qui suit le coucher du soleil... L'heure bleue... encore une touche d'indigo dans mon ciel. :)
Il y a cinq ans, mon mari est retourné au Vietnam pour revoir sa famille "une dernière fois". Il m'a rapporté un bracelet en or,large et magnifiquement ciselé.
Je l'ai donc porté, malheureusement la première fois que j'ai oublié de l'enlever en prenant un bain, il s'est cassé en deux: ce n'était que de l'or collé sur une base en résine!
Remboursez, naméo !
:D
Et cette bague, qui n'avait de solitaire que le doigt qui lui manquait.
Elle est belle l'histoire quand au bout du conte, il y a la vie.
:)
Et c'est pourquoi tu as choisi d'y vivre?