Le blog de Chut !
De l'autre côté de la vitre, un Yankee égosille un air de jazz. La terrasse du club de ce quartier chic est bondée. Trop de bruit, de fatigue et de chaleur... Mes tempes se resserrent en étau. Dans ma mâchoire la pression monte encore d'un cran.
Mon crâne va exploser.
Je grimace.
Stefan ne remarque pas ma lassitude. Sans relâche il parle et s'écoute parler. De ses affaires. De son business florissant entre l'Europe et l'Asie. D'économie mondiale. De sujets sérieux dont, à cette minute, je me contrefous, d'autant que son accent mêlé au brouhaha ambiant me le rend difficile à comprendre.
Je lâche prise. Je grimace. Je m'ennuie.
Je brûle de rentrer seule au studio, d'allumer la clim et de m'allonger dans un parfait silence.
Mais qu'est-ce qu'il a, cet homme, à parler comme ça ?
Est-ce sa manière de séduire ? Montrer à la femme qu'il convoite à quel point il est ambitieux, avisé, aisé. Un requin parmi les requins, un loup parmi les loups.
Ce qu'il ignore, c'est que voilà le meilleur moyen de me repousser.
Ambition, ambition...
Jailli en rafales des lèvres de Stefan, le mot tournicote entre nos verres pour filer dans ma bouche, là où je le recrache d'un :
- Moi, d'ambition, je n'en ai aucune.
Ce qui n'est pas tout à fait vrai. Mais peut-on appeler "ambition" le simple désir d'être en paix et heureuse ? De continuer à voyager, à plonger, à écrire ? D'espérer que ma vie se poursuive sans trop dérailler ?
Non, je ne crois pas. J'ai des désirs, des souhaits, des projets, des passions. Mais des ambitions ?
Stefan s'arrête, saisi :
- I beg your pardon ?
Il me fixe paupières plissées. Me soupèse comme si j'appartenais à une espèce inconnue, qu'il m'avait méjugée et qu'il ignorait, surtout, que me répondre.
Son étonnement sera de courte durée.
Bientôt le fil de son discours reprend.
Bientôt je grimace encore.
Dans ce déluge de paroles, des mots me tirent brutalement de ma torpeur :
"Engagement total envers son partenaire. Fidélité."
Je lève un sourcil circonspect.
- L'exclusivité sexuelle, tu veux dire ? Bah... Quelle importance ?
Nouvelle pause interloquée. Évidente, la surprise de voir le fil de la conversation lui échapper.
Nouveau regard inquisiteur. D'interlocutrice muette me voilà promue au rang de personne, voire d'adversaire.
Montée de ses prunelles, une lueur d'intérêt, de curiosité ou d'amusement - ou des trois à la fois. Soudain en alerte, mon vis-à-vis vide son cocktail tequila-concombre et se carre sur sa chaise pour mieux m'écouter.
- Quelle importance, dis-tu ?...
Avec moi Stefan ira de surprise en surprise. Singleton dans son monde, je suis à ses yeux une drôle de femme très femme, une vraie "bouffée d'air frais".
Peut-être parce que sa richesse me laisse de marbre et qu'au restaurant, je paye également l'addition.
Que je préfère les gargotes de rue aux établissements chics.
Que je me moque de sa montre en or en exhibant mes bijoux en toc.
Que malgré son bagoût, Stefan ne m'impressionne pas.
Que je ne l'écoute pas sans moufter.
Que je l'ai baptisé "Monsieur L'Avocat", le rhétoriqueur qui toujours trouvera des justifications à tout, le casuiste prêt à couper les cheveux en huit afin de mieux couler le poisson.
Pour Monsieur L'Avocat je suis franche, ce qui l'étonne.
Sans détours, ce qui l'amuse.
Sans fioritures, ce qui le repose.
Tout ça, oui, et autre chose.
Une élégante dont il salue chaque jour les tenues.
Une maladroite dont il surveille les pas sur le trottoir, s'esclaffant lorsque je trébuche, me secourant lorsque je chancelle.
Une sentimentale si peu romantique qu'au lieu de loger ma paume au creux de la sienne tendue, j'y accroche mon sac pour m'éloigner sur un "merci, ah, c'était lourd !"
Une amoureuse qu'il aime fesser, pétrir et prendre. Une imprévisible obsédée sans honte ni barrières, à la faim qui égale la sienne. Une amante repue qu'il enlace au seuil du sommeil, jambe à cheval sur ma hanche, ventre pressé contre mes fesses, lèvres collées à ma nuque. Un cerveau qui l'intrigue et une compagnie dont il ne se lasse pas. Si bien qu'au troisième jour, Stefan me propose l'impensable : - Je dois sortir de Thaïlande début juin. Et si je te rendais visite aux Philippines ? Je lui renvoie en riant sa peur des relations. Me revoir, c'est déjà nous conjuguer au futur, créer une attente, amorcer un lien. Un que nous n'avons jusqu'alors qu'ébauché. Un qui était voué à se rompre dès mon départ de Bangkok. Stefan, ses réticences et ses angoisses ont ancré notre histoire dans l'ici et le maintenant, pas dans l'ensuite ni la redite. Et voilà que, peut-être malgré lui, il brouille la règle du jeu ou en propose un nouveau, plus ouvert. Plus risqué pour lui, aussi. - Pas de chance. Mi-juin, je suis en Corée. - Ah. Stefan m'oppose une mine bizarre, une sorte de confirmation de ses pensées, de "pas grave, j'aurais essayé". Je le pousse du coude. - Mais tu veux me rejoindre à Seoul... - Reviens-tu à Bangkok dans les prochains mois ? - Je ne sais pas, Stefan. À cet instant il n'y a pas d'autre réponse possible. Je refuse d'avancer des "oui" à la place des "peut-être", d'entrebâiller une porte que je refermerai tôt ou tard.J'ai confiance en Stefan lorsque je suis avec lui. "Je le sens", comme on dit, mais ma confiance n'empêche pas la conscience. Il y a dans son passé trop de zones obscures, des poches dangereuses desquelles, qui sait, je pourrais pâtir. M'y aventurer ne m'intéresse pas. Ignorance is bliss, parfois. Pourquoi Stefan habite-t-il en Thaïlande ? Qu'y fait-il exactement ? Pourquoi sa compagne l'a-t-elle si brutalement quitté ? Ces réponses m'indiffèrent. Peut-être sales, elles lui appartiennent en propre, et je n'irai pas y fourrer les doigts. Moi qui auparavant traquais la vérité dans ses moindres recoins, questionnais pour savoir et affirmais que la transparence est la condition du bonheur, j'ai changé. Mon amant, je le prends tel qu'il est, avec sa gueule et ses mystères. Ses horaires de travail décalés et ses imprécisions. Son chiffre à atteindre et ses contradictions. Ses textos émaillés de points de suspension et tee-shirts au goût douteux. Un corps de starlette dénudé se prolongeant jusqu'au V du col, pile là où commence le cou de Stefan. Un visage aux lèvres carmins entr'ouvertes, feulant son plaisir au nez des passants. Une Asiatique dans son bain, jambes lascivement pliées au-dessus de la mousse. Drôle d'assemblage avec mes sandales à talons, mes créoles en perle, mes robes bleues, outremer et horizon. En lui ouvrant ma porte je m'exclame : - Mais vous adorez, Monsieur L'Avocat, porter des femmes sur votre poitrine ! En guise de plaidoierie il m'attrape par les poignets, me soulève telle une brindille et me jette sur le lit pour affirmer : - L'Asiatique lubrique, c'est en ton honneur ! Sans doute parce que la veille, nous avons fait les courses.
La suite ici.
Photos : Polly Morgan, Horst P. Horst.
Toile de Sarah Moon.
Oui ! Comme quoi j'ai de la constance dans mon inconstance !
(Il n'y a que les sceptiques qui en doutent, hé hé.)
"Ignorance is bliss, parfois". Voilà qui répond en partie à mon com' précédent.