Le blog de Chut !
La route, la nuit.
Le noir dense qui s'écarte devant nous, violé par la lueur des phares.
La végétation sombre, luxuriante, oppressante, soudain teintée de vert tendre.
Les pétarades du moteur qui boivent les bruits nocturnes. Les cigales, les grenouilles, la musique disco jouée, pourtant à plein volume, au front des saris-saris*.
Les autres motos, vaisseaux zigzaguants chargés d'une, deux, trois, quatre personnes. Un homme au volant et des femmes à l'arrière, un enfant juché debout contre le guidon. Les "gamins pare-chocs", comme je les appelle.
À ras de bitume, les chiens en maraude, les chèvres attachées à un piquet. Les Philippins qui marchent sans lampe de poche. Ceux qui s'y assoient pour discuter, s'y reposer, s'y endormir parfois.
Le Tanduay* est traître. La mestiza* encore plus.
La musique, trop forte, entre mes oreilles. Souvent la même, refrain de route fondue au paysage. Le prolongeant, le densifiant, ricochant sur les palmiers, s'agrégeant aux collines, dansant dans l'air moite pour se confondre aux gifles du vent.
"Friday night I'm going nowhere / All the lights are changing green to red..."
Aujourd'hui encore, Babylon a pour moi les accents de la traversée de l'île. Du soleil sur mes épaules nues. Des parfums de mes chauffeurs.
À portée de main, interdite et si proche, la ligne de leurs cheveux jais coupés raides sur leurs nuques. Leurs corps penchés au même rythme que le mien, étreintes disjointes mêlées de métal, de plastique et de cuir.
Les injonctions en plaisanteries d'avant départ :
- Hold the driver !
- Sit down closer !
Et les rires. Visages tannés fendus comme des pêches sur des dents manquantes.
Et mon mollet qui passe par dessus de la selle. Et mes jambes qui s'écartent.
Une fois tant que j'en ai craqué ma jupe. Et que je me suis assise, l'air de rien, en culotte.
Et les sacs de courses qu'il faut caler. À l'avant, à noeuds serrés sur le guidon. À plat sur mon dos, mes genoux.
Et la franche impulsion qui nous fait jaillir du parking, chargés comme des mules cherchant leur équilibre. Vacillant d'abord puis, prodige de la vitesse, solide, droit, plein comme un oeuf dévalant un tronçon d'autoroute.
La vue du pont. Sublime, panoramique, à perte de vue sur la pleine mer. Un choc d'immensité après les ruelles crasseuses de la ville.
Des bangkas aux longues jambes posées sur le bleu telle des araignées.
Des enfants jouant dans l'eau sale du port.
Des pêcheurs trempant leurs lignes à deux pas des voitures climatisées aspirant le macadam. Leurs tenues débraillées en bras d'honneur à la modernité.
Ceux-là ne sont pas de la même époque, ils cohabitent.
Le casque bat la breloque sur mon front. Coquille trop grande qui ne sert à rien, qu'on enlève souvent avant ou après le pont, là où se tient le poste de police.
Il y a de l'inchallah dans nos voyages, la conscience d'un danger qui fait rouler à petite allure allié à un mépris du risque. Ou peut-être au respect de la fatalité.
Si c'est ici, ainsi, que ma course doit s'achever... Ainsi soit-il.
Et toujours, intense, vertigineux, le vent de la liberté qui bat à mon cou.
* Habal-habal : moto-taxi en Visayas.
* Saris-saris : petits magasins tenus par une famille, qui vendent de tout. L'épicerie à la philippine, en quelque sorte.
* Tuanday : la marque de rhum la plus consommée aux Philippines.
* Mestiza : cocktail mêlant Tuanday, bière (forte) locale, Coca-Cola et glace.
* Bangka : bateau à moteur et à balanciers.
Slev, j'ai ri en te lisant... Fort comme David (celui de Goliath), tu enfourches donc chaque matin une épicerie ! Je te plaisante, cette note contenant une foultitude de mots visayas, rien de plus normal que de s'en trouver confus. D'ailleurs, au passage, le visayas regorge de mots doubles, ce qui lui assure un effet comique (ex : bolbol, signifiant.. poils pubiens ! "Bonbon", c'est "sable", nettement moins savoureux qu'une friandise au sucre... puis au lieu de coller aux dents, ça les raye !).
Oui, s'il te plaît, pas de dérapage incongru dans le décor... Il ne servirait à rien, sinon, que je craque ma jupe !
Enjoy the ride. :)
Je reste sans voix. Un casque à ta taille au moins, serait-ce trop demander?
C'est en fait le chauffeur qui le fournit et dans la plupart des cas, j'ai décidément une trop petite tête.
Ton message m'évoque un sujet auquel je pense souvent sans y avoir encore consacré un billet (peut-être un jour...). Il traiterait de la perception du danger, de la manière de faire ici et là et des différences culturelles. L'un et l'autre étant liés, vaste programme !
Un peu de lecture pour le week-end, j'emporte dans mes flus rss.
Merci Tomas. Bienvenue et bonne lecture.
J'espère que vous aimerez.
La perception du danger tient essentiellement à l'âge; plus on est vieux et plus on a peur
Mais comme tu le sais il y a quand même des limites à l'inconscience, donc achète-toi un casque à ta taille, zut! (et je reste polie!)
.
J'y pense la prochaine fois que je monte à la ville ! (terrblement provinciale, cette expression !)
Oups ! En effet, j'ai beau avoir conservé une certaine souplesse ... la jambe resterait un peu courte.
Sans doute était-ce la frayeur rétrospective qui m'a fait dresser les bonbons et foncer au premier bangka du coin acheter une bouteille de habal-habal, et dont l'effet n'est peut-être pas totalement dissipé.
Dresser les bonbons, c'est comme avoir la chair de poule ? Je ne connaissais pas cette expression. La seule qui m'est familière parle plutôt de les casser, ces fameux bonbons ! Mais arf, non, je ne suis pas qu'une fille au-dessous de la ceinture, fût-elle de sécurité.
Faut pas croire, hein.
Oui, je sais, terribles, les lendemains de cuite au habal-habal... C'est vicieux, ces affaires-là !
Bonjour Chut,
Je vous découvre et je vous lis, car vous avez eu la gentillesse de consulter quelques unes de mes pages (merci Big Brother!). Je suis enchantée de plonger dans votre écriture. Il faut dire que curieuse de nature, et aimant savoir à qui j'ai affaire (^^), j'ai commencé par le début. Je me suis endormie hier soir en janvier 2008, au moment où vous reprend l'envie du voyage et la nostalgie des sourires birmans... Il me reste donc pas mal à lire et ce bouquin me plait...
A bientôt. Amicalement. Marie la Sardine.
Bonsoir Marie la Sardine,
non, non, pas de gentillesse, mais de la curiosité et de l'intérêt à vous lire en commentatrice sur d'autres blogs. :) Et le vôtre m'a donné envie de revenir.
Ca me fait bizarre que vous lisiez tous les billets depuis le premier... Il y a un sacré trajet parcouru depuis, et pas que géographique ! J'en suis émue, honorée aussi. Merci.
Bonne lecture et au plaisir de vous lire, ici ou ailleurs.
Amitiés.
J'ai moi-même fait comme Marie. Si on veut suivre le fil, mieux vaut commencer par le début. Encore que ton fil fait de sacrés loopings! Mais qui veut rater le moindre de tes billets ciselés?
Merci Ordalie ! Je viens d'ailleurs tout juste d'en publier un autre...
Oui, comme tu le dis, le fil se distend et se tord souvent. Puis j'écris sur les même personnes, mais à des mois, voire des années d'écart. Pas toujours évident de faire le lien. Je crois malgré tout qu'il y a une cohérence, ne serait-ce qu'interne. Quand Marie a écrit s'être arrêtée au billet "tailler la route", j'ai pensé : et voilà, depuis, j'ai fait le grand saut ! Sacrée rupture dans la continuité...
"Pas toujours évident de faire le lien." Euh, en effet! D'où tous ces liens que tu mets. Normal, tu es bien "sous le signe du lien".;-))
Oui, j'en mets partout... Une vraie pelote !
Une belle mise en selle de bon matin avant d'aller enfourcher mon sari-sari perso. Il faudra juste que j'évite –question de sécurité- de t'imaginer ma passagère, holding the driver, jupe craquée, alizé libre à l'épaule, car bien que n'ayant le cheveux ni jais ni coupé raide sur la nuque, je craindrais de ne pas rester tout à fait concentré sur la route et l'objectif. (Atteindre sain et sauf le 900 ème commentaire).