Le blog de Chut !
Il se déshabille et je la vois. Là, sur sa cuisse gauche, la virgule ensanglantée. La demi-lune apposée par un talon ferré. La moitié de couronne qu'une autre reine lui a offerte.
J'ai beau me douter comment elle a été forgée, cette empreinte, je questionne :
- What is it ?
Mingus se
redresse. Corps fatigué de boxeur au sexe tranquille. Epis blonds et argent sur un bleu d'iris Javel.
- Sweety... Ask me no questions, I will tell you no lies. (Ma douce... Ne me pose pas de questions, je ne te raconterai pas de mensonges.)
Je m'esclaffe. J'acquiesce. Depuis le début, je sais que dans la vie de Mingus nous sommes deux. Qu'elle, l'autre, vient de repartir et moi d'arriver. Qu'elle se prénomme Clarisse. Que comme moi elle a des airs de Polonaise, qu'elle est française, désordonnée, dominatrice par occasions et que la comparaison s'arrête là.
Clarisse ne porte ni jupe ni maquillage. Des chaussures à talons hauts parfois, lorsque Mingus paresse entre ses cuisses.
Clarisse est grande, charpentée, solide. Ses épaules sont carrées, son assise généreuse. Rien à voir avec ce que Mingus appelle ma "maigreur", les formes, l'abondance, les seins, les culs, les ventres qui l'attirent. Pour lui mes hanches sont trop graciles, mes fesses trop diaphanes.
- Tu m'aurais préférée avant. Avec cinq kilos de plus.
- Pas sûr. Tu es si mince que, dans la rue, j'ai envie de t'attraper par le bras, la taille. De te serrer, fort, pour te protéger, pour empêcher quiconque de te faire du mal. Tu sembles si fragile que j'ai peur qu'on ne te brise. C'est con, hein ?
Et Mingus rit, de lui-même d'abord, dans un sourire d'excuse.
Mes chevilles, il les admire parce que l'anneau de ses doigts en dessine aisément le tour.
Mes mains, il les adore parce qu'elles sont petites. Des miniatures de paumes et de doigts qu'il aime à sentir, légères, sur son
visage. Larges, épaisses, celles de Clarisse sont puissantes à lui casser les os.
Cette femme, je sais qu'elle existe. Que la réciproque n'est pas vraie. Que ce n'est pas important.
Elle et moi ne sommes pas rivales mais attachées au même homme.
Aucune de nous ne le possède. Il ne possède aucune de nous. Clarisse habite en France, parfois en Asie. Elle
voit Mingus au gré de leurs déplacements, en
pointillés. Le retrouve sans questions, comme ils s'étaient quittés. Moi, Mingus me verra en Asie, en France bientôt, sans
toutes les questions qui entraînent tous les mensonges.
Avec ou sans lui, nous sommes toutes deux libres. Libres de parcourir cette planète et de prendre des amants. De nous fixer quelque part et de choisir un autre compagnon. Sans drame ni larmes ni reproches parce que la vie, c'est comme ça.
On aime. Beaucoup. Trop. Mal. Pas assez. Plus. Ailleurs.
Un jour le visage adoré n'est qu'un visage. La voix, qu'une voix. Les petits gestes si attendrissants - une façon particulière de relever une mèche de cheveu, de mordiller un ongle, d'agiter les orteils sous une couverture -, que des tics sans saveur, odeur, couleur. Agaçants, même.
Avec le temps, va, tout s'en va...
Vidé de son suc, de son jus, de sa sève, le plein.
Délavé jusqu'à la transparence, l'exceptionnel.
"Les cimetières sont remplis de gens irremplaçables", disait l'autre. L'indifférence, c'est le cimetière des amants.
A moi Mingus envoie de longs messages. Certains commencent par un titre tronqué, pirouette rebondissant sur mes mots pour en changer le sens.
So lost in Paris...
So lost.
De perdue dans un lieu à perdu tout court. Solitude en miroir de la désorientation, essencecontre matériel, être contre fait.
Mingus me devine sensible à ces nuances. Sa prévenance me le rend plus proche, plus complice. Et tant pis s'il n'y a pas pensé, si la coupe du titre n'est qu'un hasard.
Ma vérité lui suppose une intention, et je la préfère à l'autre, la plate, la triste, l'incontestable : Paris ne lui sert à rien puisqu'il habite Amsterdam.
A moi Mingus envoie de la musique home made. Sa voix, ses silences, sa guitare, ses vibratos. Une chanson de Paul Simon, une suite de Bach pour violoncelle. Il sait que je les aime. C'est pour cette raison même qu'il les a choisies.
A Clarisse, qu'envoie-t-il ? Je l'ignore. Rien, peut-être.
Est-ce important, au fond ? Non.
- Tu connais ce jeu idiot ? dis-je. Deux affirmations. L'une est un mensonge, l'autre une vérité. A toi de les démêler : je t'aime ; je ne t'ai jamais trompé(e).
Mingus rit.
- Yes, c'est vraiment un jeu idiot.
Mais dans le salon-chambre d'Amsterdam, la virgule ensanglantée de sa cuisse me chiffonne, m'égratigne comme un aveu arraché, m'écorche presque comme elle l'a écorché. Entre savoir et voir, la différence n'est que d'une petite syllabe. Ou d'une trop grande, dont l'amputation incarne soudain le corps de Clarisse. Palpable en creux, l'irruption de cette femme me heurte comme un manque de style, une erreur de frappe, une faute d'accord.
Cynique, je pourrais arguer qu'elle a abîmé mon terrain de jeu.
Efficace, enfiler mes escarpins de Cendrillon pour y imprimer mon sceau.
Brutale, le labourer à mon tour de profonds sillons.
Mauvaise, déchirer son écorce pour en faire jaillir le jus.
Impitoyable, écrabouiller sa pulpe sous mes semelles.
La douleur de Mingus serait ma récompense, ma couronne chancelante rajustée sur ma tête, mon empire raffermi sans partage. Correctrice de ses fautes, maîtresse de ses repentirs, reine le blessant pour mieux le toucher, divisant pour mieux régner.
Sous mes pieds. Par mes pieds.
A mes pieds.
Non.
C'est avec précautions que je me lève. Avec douceur que je l'enlace. Avec tendresse que je le couche.
Sa tête s'est nichée au creux d'un oreiller. La couette rabattue devient notre maison de duvet.Blottie dans l'ombre contre sa poitrine, j'embrasse la veine qui bat à sa tempe.
Ma chevelure l'effleure sur la lente cadence de notre accord retrouvé, alliance de peaux brunies sur draps bleus de mer.
Après la jouissance, Mingus murmurera :
- C'était faire l'amour, vraiment l'amour, comme la première fois. Comme à l'adolescence. Comme un souvenir perdu dans la poussière des
années.
Il ne demandera pas :
- Are you in love me, sweety ?
Ask me no questions, I will tell you no lies.
Photos : Elmer Batters.
Playlist : Jacques Loussier Trio, Gymnopédies, Gnossiennes d'Erik Satie.
Un cadeau de Mingus.
C'est le projet de Mingus, qui a la cuisine pour hobby... Mais hum, ce n'est pas demain la veille. J'aurais même pas de gros gâteau d'anniversaire !
En fait, je me préfère comme maintenant (résistance passive mon amie), même si cet allègement n'était pas voulu. Je ne crois pas qu'il y ait un lien avec une résistance diminuée : suis étonnée de n'avoir pas été malade à Paris. Ni rhume, ni angine, rien ! Bon, je ne vais pas le dire trop fort, messieurs les microbes pourraient me prendre au mot... Là, je passe pon tour. Pour les années à venir, même.
On se connaît, non ? :)
Bien essayé mais raté, "Druppy".
Contente de te relire (enfin) !
Combien de fois suis-je passée, depuis "Sakit" !? ;)
Cet article-là est particulièrement touchant, je trouve. Je me retrouve dans certains mots, certaines émotions. Se douter qu'on n'est pas "la seule", ou en avoir confirmation... quelle différence ! Et puis ces fausses notes, ces "fautes d'accord"...
Hé ! Encore debout ? :) Oui, en effet, de l'eau avait pas mal coulé depuis Sakit. Merci de ta patience !
Je me doute que cet article doit faire écho à certaines de tes pensées, de tes interrogations...
Se douter, en avoir confirmation, c'est après, alors que tu as cru être la seule. Entre nous, l'existence de l'autre a été annoncée d'emblée : avant que la relation ne s'ébauche, je savais. A prendre ou à laisser. J'ai pris. Sans le regretter, même si parfois, ce n'est pas simple. Couac. Y a une faute d'accord, chéri. Réglage nécessaire, passage chez le luthier !
Où se pose en effet la question (que tu évoquais au sujet de Mingus il y a peu dans un com') de construire une relation dans la durée, tout en restant fidèle à un certain idéal –besoin- de liberté(s), et … que ce soit vécu sereinement de part et d'autre.
Une équation difficile tant il y a d'inconnues. "Ask me no question, I'll tell you no lie" en est une certainement. Et combien d'autres avant de parvenir au degré ultime à résoudre : "Ask me any question, I'll tell you my thruth" ?
De quoi occuper toute une vie de couple, ce multiple de deux qui ne cesse de nous diviser.
Oui, l'équation est difficile. Là, elle se complique de plus par la distance géographique (qui ne durera pas, mais en attendant, il faut bien la vivre...). Ce qui m'apparaît clairement : pour vivre, mieux, s'épanouir, dans ce type de relation, il faut de bonnes doses de confiance en l'autre et en soi, de dialogue, d'écoute, de souplesse, voire de réajustements. Et tout ceci se construit peu à peu, en présence de l'autre (le partenaire, pas le tiers ajouté à la relation duo-duelle !)...
Le degré ultime, celui de l'ouverture et de la sincérité : savoir que toute question ne ricochera pas dans le vide, mais que l'autre la prendra en considération pour y apporter sa réponse. Sans fards mais avec respect. Encore faut-il être prêt à les entendre, ces réponses-là.
Mingus et moi n'en sommes pas à ce point... si nous y arrivons jamais. Cette relation est toute fraîche, balbutiante, soumise à de trop nombreuses inconnues. Pas simple mais formatrice. J'apprends beaucoup, je tâtonne, je découvre. Tha'ts life ! :)
Tiens, je pense tout à coup à une chanson de Birkin, paroles de Gainsbourg (of course) : C'est la vie qui veut ça. Les paroles m'ont frappée, y a comme des airs de déjà-vu déjà entendu, avec de vrais accents d'actualité. Les arrangements ont mal vieilli, en revanche.
Il faudrait voir à te remplumer pour ne pas être la proie de tous les microbes qui traînent, ici ou ailleurs!