Le blog de Chut !
- J'ai l'impression d'être dans une machine à laver, dis-je. Programme rapide, secouée avant essorage, sans trouver le bouton d'arrêt.
Il m'écoute. La tête un peu penchée, le menton dans la main, réfléchissant aux mots qui tombent, heurtés, de mes lèvres. Puis, lentement, il acquiesce.
Il acquiesce et je pense aux courants en plongée. A la dangerosité de ceux nommés "machine à laver", qui entraînent à toute allure le plongeur en haut, en bas, le font tournoyer telle une poupée de chiffon, dérisoire marionnette encombrée de tuyaux perdant la notion de l'espace.
A la brutale remontée, c'est son ordinateur qui sonne, affolée de la vitesse de mètres trop rapidement parcourus.
"Slow, slow !" tambourine en vain l'alarme.
A la soudaine descente, ce sont ses oreilles écrasées qui se révoltent, irradiant une douleur fulgurante du crâne à la gorge.
Vite se pincer le nez, souffler, avaler sa salive afin de rééquilibrer la pression.
Vite mais trop tard, l'ascenseur fou du courant est déjà reparti dans l'autre sens, l'obligeant à traverser la nappe liquide avec, à son bras, cet ordinateur qui n'arrête pas de biper.
- Danger, ralentir, danger !
Je pense aussi à cette moto que nous avions louée. Entre les cuisses de son propriétaire, presque pimpante, elle présentait bien. Entre les nôtres, ce fut une catastrophe.
Le frein à main ne marchait pas, le démarrage automatique très mal, la lumière du tableau de bord plus du tout. Cette moto se démarrait en aveugle, à la force du pied, sans connaître la vitesse déjà engagée.
Avant de nous rendre au port de la grosse ville voisine, nous avions traîné. Au lit pour l'amour, à la plage pour le déjeuner, dans l'eau pour les poissons. Lorsque nous partîmes enfin, la nuit était déjà tombée. Hérissé d'ombres, de Philippins marchant en petits groupes et d'animaux prêts à se jeter sous nos roues, le chemin familier me semblait menaçant.
La jauge d'essence nous avertit que le réservoir était presque vide. Je pestai en silence. Aucune station service avant vingt kilomètres. Il faudrait s'en remettre aux saris-saris, ces petites boutiques de bord de route vendant de tout, et même de l'essence aux voyageurs imprudents.
Bien sûr, tous n'en proposaient pas. Nous devions avancer, encore et toujours, au risque de tomber en panne sèche. Alors que je nous imaginais plantés dans l'obscurité, agitant nos mouchoirs en drapeaux de détresse, nous en dénichâmes enfin un, perdu dans un no man's land entre arbres et clôtures.
Ouvrir le réservoir fut aussi difficile qu'une opération à coeur ouvert. Tandis que l'employé y déversait le précieux liquide contenu dans une bouteille de coca, je songeai qu'à ce port, nous n'étions finalement pas obligés d'aller. Surtout si tard. Surtout sur une route dangereuse.
Au lieu de remonter en selle, je le regardai, lui, chevaucher notre véhicule. Enserrer la carlingue de ses longues jambes, s'incliner sur le tableau de bord, raidir son dos sous l'effort, brutalement ramenée à son corps épousant le mien entre les draps défaits. A la crispation de son visage sous le plaisir, aux sillons que traçait la volupté sur son front, à cette dureté animale qui soudain cédait sous l'amour, frénésie balayée par la douceur infinie de ses pupilles.
La moto démarra aux forceps, dans un hoquet. L'entraîna, lui accroché au guidon, en travers de la route, rugissant comme un animal délivré de ses chaînes. Trois embardées et ils tombèrent enlacés sur le bitume.
Fracas de métal tordu et de chair pilée. Je me précipitai en hurlant.
Il n'avait rien, ou presque. Juste une entorse qui l'obligeait à boitiller et un énorme bleu qui au fil des jours s'agrandit. Empreinte violacée d'une course fauchée en plein élan, symbole d'un arrêt nécessaire sur son chemin, avec moi en épine au pied.
Cette contusion-là ne s'effaça pas avant son retour en Europe. Pas plus que la douleur qui lui cerclait la cheville en un lancinant rappel.
"Souviens-toi qu'ici tu devais t'arrêter."
Je lui demande de déplacer son ordinateur. La lumière blanche déversée par sa fenêtre m'éblouit trop. Et j'ai trop mal à la tête, à la gorge, à l'oreille pour garder les paupières plissées.
- Double otite aiguë liée à la plongée, me confirma le médecin.
Depuis l'enfance, j'avais oublié l'impression d'oreille pleine d'eau, le brouhaha de coquillage en bruit de fond permanent, la fébrilité de grippe, les troubles de l'équilibre et la demi-surdité.
Double otite, merde. De l'aube au soir le crâne dans le bocal à poissons, je ne me suis pas ratée.
La veilleuse posée sur une pile de livres accentue mes cernes. Dans le coin de mon écran, je me vois en petit et, dans la brume de mes souvenirs, au matin.
Alors je lui raconte.
Bertille en jupe fleurie au volant de son camion. Ma tunique bariolée pour égayer la journée grise. La conversation que j’alimente, mine de rien cœur chaviré et tête emplie de doutes. L'arrêt en bordure de trottoir. Ma brusque grimace en me touchant la tempe, et la non moins abrupte question de mon amie :
- Qu’est-ce donc que tu ne veux pas entendre ?
Pour Bertille comme pour lui, les maux réels sont également symboliques. Toute maladie est langage de chair, expression d’un corps relié à une âme en souffrance. De fait, ma double otite ne pouvait que les alerter. Au même titre mes douleurs dentaires, d’autant que cet homme et moi nous plaignions de la même dent.
La 37, symbole de l’Union.
La question de Bertille me frappa en pleine poitrine. Déséquilibrée, je vacillai sur mon siège. Ouvris la bouche pour protester puis me mis presque à crier. Hors de tout contrôle les phrases sortaient, incisives et hachées, grossies d’une colère non maîtrisée.
Je parlai à mon amie des hésitations de cet homme. De son dilemme entre louer et acheter un appartement. De son rendez-vous à la banque, de tous ces chiffres en additions et soustractions, de toutes ces contraintes qu’il n’imaginait même pas.
- Trente ans de crédit, tu t’imagines ? Trente ans, son âge civil ! Trente ans, bordel !
Je lui parlai aussi du chemin de cet homme. De sa quête spirituelle, de sa formation entamée aux Philippines, de ses projets de retraites. Ouvertes ou fermées, dans un monastère interdit aux non-initiés.
- Et c’est quoi ma place là-dedans ?
J’écumais que les moines vivent sages, mais surtout seuls. Que je ne m’appelais pas Pénélope. Que jamais je n’aurais la patience d’un ange. Que mes histoires sans lendemain étaient reposantes. Que lâcher sa main pour revenir au mien, de chemin, me serait plus simple et confortable. Plus facile, non.
- Fais chier, tiens !
Je lui parlai aussi de ma violence, qui suit ma colère de si près qu’elle se confond presque avec elle. De ma capacité à tout envoyer promener sur un coup de tête. De mes réflexes de défense bien huilés.
A la guerre comme à la guerre, blesser l’autre avant d’être blessée. L’estourbir sans sommation, l’anéantir sans pitié. Puis quitter le champ de bataille sans me retourner, victorieuse en apparence mais perdante au fond, les yeux secs sur un cœur qui saigne.
De cette violence je me méfie comme d’un diable tapi dans sa boîte. Mauvaise conseillère, c’est elle qui me pousse à parler trop vite, trop fort, trop dur, aussi sèche qu’une volée de bois vert.
Pourtant, je sais être douce, d’une débordante douceur d’amoureuse. Lait et miel de ma tendresse que cet homme salue dans ma voix, mes yeux, mes gestes. Dont il me remerciait alors que je l’étreignais. A laquelle il rend hommage comme à un paradis perdu, inaccessible oasis au creux de la tempête.
Ma diatribe terminée, je me sentis vidée. Le surplus de mes émotions ne m’étouffait plus. J’embrassai Bertille et ouvris la portière pour me mêler à la foule. Si j’avais toujours mal à l’oreille, ma gorge s’était éclaircie. Assez pour, au soir, rien ne cacher à cet homme de mes cahots.
Avant ou avec un autre que lui, je me serais tue, enfermant mes doutes sous clef, effrayée à l’idée de me dévoiler autant. Transparente, donc prête à être transpercée.
"Cette fois, me persuadai-je, il faut faire différemment. Suivre ton intuition. Te reposer sur la confiance que tu lui as accordée."
Aussi dis-je, serrant hors caméra son dreamcatcher glissé à mon cou :
- J'ai l'impression d'être dans une machine à laver.
Programme rapide, secouée avant essorage. Mais de l’autre côté, il y a une main. La sienne.
Photos : Frédéric Gable, Grey Villet, Jeanloup Sieff.
Merci beauoup, ton message me fait très plaisir !
Bonne lecture et bienvenue entre ces pages...
"Cette fois, me persuadai-je, il faut faire différemment. Suivre ton intuition".
"Suivre sa pente..."
... et mon inclination.
en esperant que tu me répondras...ton blog est très bien écrit et passionnant à lire...je suis plongé dedans depuis 1heure et j'aime vraiment beaucoup