Le blog de Chut !
Notre resort s’appelait Action Gecko. Un joli nom, sauf qu’il n’y avait dans cet hôtel pas plus de geckos qu’ailleurs, juste un manager suisse allemand avec des airs de vieux routard. Le genre qui a sillonné la planète avant de se fixer quelque part, parce qu’un jour il faut bien poser ses valises.
Camiguin n'est d'ailleurs pas un endroit pire qu’un autre. Bien au contraire, c'est une charmante petite île, verdoyante et ouverte au tourisme sans excès, encore protégée de l’appétit vorace des entrepreneurs.
A Camiguin, nuls resorts en construction à la queue-leu-leu sur le front de mer, vilains amas de béton et de ferraille défigurant le paysage. Si toutefois les touristes ne s’y précipitaient pas, que les affaires s’annonçaient moins lucratives que prévues ou que l’investisseur faisait faillite, les chantiers étaient abandonnés. Les carcasses des hôtels en devenir pourrissaient sur pied, rongées à l’année par la chaleur moite, selon la saison par le soleil meurtrier ou la mousson.
En Indonésie, sur l’île de Samosir, j’eus ainsi le sentiment de m’égarer dans une ville fantôme, désertée des hommes et des dieux. Quand le chantier n’était pas défendu par une triple rangée de barbelés, de portails scellés au cadenas ou de murs hérissés de verre brisé, des enfants y jouaient, ivres de ce merveilleux terrain de jeux, de ces chambres aux fenêtres sans vitres, de ces escaliers s’enfonçant dans la pénombre des étages, du dernier étage inachevé devenue terrasse en plein ciel.
A Camiguin, pas de discos pour brailler des hits hors d’âge jusqu’au milieu de la nuit, empêchant quiconque de dormir à vingt lieues à la ronde.
Aux Philippines, les tubes qui saturent l’air des bars, des taxis et les restaurants, qui font fureur sur toutes les lèvres dans les karaokés, connurent le succès il y a vingt ans en Europe. Ecouter – ou subir – cette musique, c’est sauter à pieds joints dans le passé, comme prisonniers d’un temps immobile.
Parfois ce goût du désuet vire à la monomanie. De Maya à Cebu, ce fut ainsi la même chanson qui tourna en boucle dans le taxi. Oui, la même, pendant des heures. A mi-chemin, oreilles au supplice et nerfs en pelote, je suppliai le conducteur de changer de disque. Il se contenta de hausser les épaules. Heureusement, les autres passagers m’appuyèrent. Eux aussi en avaient assez cette scie leur vrillant les tympans.
Vaincu, le chauffeur éjecta la cassette pour basculer sur la radio.
« It’s a heartache, nothing but a heartache… »
Bonnie Tyler, 1978.
À Camiguin, au sortir du ferry, aucune nuée de porteurs à bagages, de rabatteurs munis de dépliants d’hôtels, de chauffeurs de moto, de trike ou de taxi. Un nuage, tout au plus, bourdonnant et empressé pour ferrer un client avant le voisin. Le voisin a beau être un ami, face au touriste, il est d’abord un concurrent.
À Camiguin nulle insistance déplacée, nuls bras agrippant un sac pourtant bien calé sur le dos, au risque de faire tomber son propriétaire. Nulle agressivité non plus. Les arrivées se déroulent dans une ambiance bon enfant, mâtinées de sourires et de joyeuses interpellations :
- Hey, Mâ-âm, Sir, welcome… How are you ?
- Where are you going ? Can I help you ?
À Moalboal, l’ambiance était toute différente. À peine le bus avait-il ralenti qu’elle se massait déjà en lourdes grappes, la cohue des rabatteurs, des chauffeurs et des aigrefins. Avançait et reculait au gré des cahots du véhicule pour s’aligner sur ses portes de sortie. Déjà échevelée et hurlante, brandissant ses poings nus ou des tickets, des panneaux, des pancartes, scrutant l’intérieur de la travée à la recherche d’une proie.
Les Philippins ne les intéressaient pas. La cible, c’étaient les étrangers au porte-monnaie évidemment bien rempli.
Or, dans ce bus déglingué, j’étais la seule étrangère.
Sac sur le dos, j’inspirai un grand coup avant de descendre avec, comme en Inde, l’impression de me jeter dans la fosse aux lions. D’être soudain réincarnée en part de gâteau dont cette foule avide se disputerait les miettes. Ou en pot de miel trop blond, bleu et bronzé dans lequel chaque homme tremperait bien ses doigts.
Fatiguée, je savais que ce jour-là, l’humour me manquerait pour repousser leurs assauts. Les sourires superflus également, aiguillonnée que j’étais par une seule envie : me délester de mes affaires, vite, pour aller plonger, vite.
Dès l’instant où mes semelles effleurèrent la route défoncée, les rabatteurs philippins m’entourèrent. Insistants, carnassiers, menteurs car business is business. Ainsi, le prix annoncé pour me conduire à Panagsama, ma destination, était-il aberrant. Je n’eus même pas l’envie d’en plaisanter, de feindre comme d’habitude l’indignation pour m’exclamer en visayas, yeux au ciel et paume sur le cœur, faisant s’esclaffer les spectateurs alentour :
- ’Sus ginoo, mahal kaayo ! (Seigneur Jésus, c’est très cher !)
Tirer le maximum d’argent des touristes, les « long noses » comme on nous appelle ici, n’est rien moins qu’un jeu, une saynète sous-tendue par l’appât du gain des uns et l’ignorance des autres, les touristes qui, ignorant les prix en vigueur, commettent l’erreur de les convertir dans leur monnaie.
Une centaine de pesos, soit deux euros, ce n’est en effet pas grand chose. À peine le prix d’un café dans un bar parisien. Pour un paquet de cigarettes, on n’en parle même pas.
Dans mon pays d’origine, pour deux euros t’as presque plus rien.
Dans mon pays d’élection, c’est ce que touchent, en une entière journée de travail, les serveuses des restaurants de la plage. Moins que ce que je gagnerais, moi, si je vous guidais pour une plongée. Pour vous accueillir au matin avec le sourire, préparer, assembler votre matériel et le laver, charger et décharger votre caisse et vos bouteilles, prendre soin de vous sous l’eau et sur le bateau. Vous ramener sains et saufs au dive shop, les yeux encore brillants des merveilles sous-marines.
Si je travaillais où je vis, je m’estimerais chanceuse : cent pesos serait ma part sur chacune de vos bouteilles. Si j’emmenais quatre plongeurs, celle-ci augmenterait d’autant.
Si je travaillais à Moalboal, cent pesos serait ma part sur chaque plongée. Peu importe que vous soyez un ou cinq. Au final, ma poche ne se garnirait que d’un unique billet.
Depuis que je voyage, je n’ai pas changé d’avis : en ma qualité d’occidentale, rémunérée par un salaire en euros qui ne cesse cependant de se réduire, j’accepte de payer tout un peu au-delà du prix local. Mais « un peu » ne signifie ni une multiplication par deux, ni par trois ou plus.
Dans ce cas, c’est du vol.
Du vol, c’était bien ce que me proposait, gaillard et frétillant, le rabatteur du bus. Arguant que pour transporter ma petite personne et mon sac, il s’agissait d’un « trajet spécial, donc plus cher ».
Ma langue claqua contre mon palais dans un chuintement exaspéré.
Des centaines de fois, dans tous les pays, j’avais entendu cet argument et ses variantes fantaisistes : le bus ne desservait soudain plus mon arrêt ; mon bagage n’était pas compris dans mon billet ; le bateau ne lèverait pas l’ancre avant des heures, il fallait en affréter un, privé ; le musée que je comptais visiter était fermé, mais un guide m’emmènerait visiter la ville ; l’hôtel où je n’avais pas réservé était complet, ou en travaux, ou avait brûlé la veille.
- C’est fou le nombre d’incendies dans le coin ! m’étais-je alors moquée.
La main du rabatteur s’égara sur mon bras. Je la délogeai d’un coup de coude. Plantai mes iris au fond des siens pour lui demander, sans que mes mots ne sonnent comme une véritable question :
- Un trajet spécial, vraiment ?
Un tic agita sa joue. Une lueur chancela dans ses pupilles.
« Me prends pas pour une conne, toi… », pestai-je en français.
C’est alors qu’un autre Asiatique m’adressa la parole :
- You’re going to Panagsama ?
Son anglais était hésitant. Sa taille plus grande, sa peau plus claire, son nez plus droit qu’épaté.
« Pas un Philippin… », pensai-je.
En effet, il était coréen, de passage à Moalboal pour plonger.
- Je rentre à mon hôtel, allons-y ensemble, offrit-il. Au fait, je m’appelle Adam. Nice to meet you.
Et de me tendre une main que je serrai, amusée par cet absurde décalage. Politesse incongrue dans un trou des Philippines, lui et moi plantés au coin d’une rue poussiéreuse dans un infernal tintamarre.
Le tarif officiel qu’Adam m’indiqua était quatre fois inférieur à celui du « voyage spécial ». Ayant tablé sur deux fois, j’étouffai un sifflement agacé en lui emboîtant le pas.
Le rabatteur, furieux de se voir délesté d’une potentielle cliente, prit alors mon compagnon à parti. Le menaça et l’insulta en anglais et visayas, avec des mots que j’étais apparemment seule à comprendre.
Je finis par m’arrêter pour crier :
- Maintenant, tu te calmes et tu nous lâches ! Compris ?
Il rentra les épaules en maugréant.
Adam et moi prîmes un trike qui nous conduisit, sans palabres ni entourloupes, jusqu’à destination.
Le lendemain j’allais plonger.
Adossée contre mon sac cheveux au vent, demain était tout ce qui m’importait.
Le gecko est de Lesley, la photo d'Elmer Batters,
la toile de Tamara de Lempicka.
Merci beaucoup ! :)
Sûr que montrer devant l' Adam qu'on ne la prend pas pour une pomme, donne à la belle étrangère une allure à croquer.
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