Le blog de Chut !

StupreJe ne sais pas comment c’est arrivé. Juste que ce fut sans prévenir. Feu mon amour dut effleurer une seconde ma main et moi sa bouche. La seconde d’après, son doigt était dans ma bouche. Celle d’après encore, sa bouche sur la mienne.


Notre premier baiser fut un vol, le second un rêve. Chaste d’abord, tout en pudeur et retenue, en caresses de lèvres closes, en frôlements piquetés de sourires et de souffles réprimés. Puis le serpent de ma langue se faufila entre ses dents, là où la sienne l’accueillit et l’enveloppa, enroulée à elle comme le lierre au tronc, attachée comme la licorne à sa pâture, coulée en elle comme l’épée dans son fourreau.

 

- Je voulais te dire…

- Chut…

Mon pouce scella sa bouche.

« Tais-toi, s’il te plaît… Dire serait déjà retrancher…  La vérité est en creux, mais il ne faut pas creuser. »

Le tango de notre baiser brûlant, syncopé, animal, reprit en une fièvre. Pelotonnés l’un contre l’autre, tanguant, basculant cuisses collées et doigts mêlés, nous chavirâmes dans une danse muette. Abolis, le monde alentour, les cliquètements des couverts, le raffut des klaxons, les regards des clients et des passants posé sur nous.

Une voix désagréable nous interrompit soudain :

- Hot-dog !

Boum. La serveuse posa sèchement un plat sur la table. Délogés de notre bulle, nous regardâmes, stupides, une saucisse rosâtre coincée entre deux tranches de pain. Sa croûte se décorait de larges giclées de sauce grumeleuse.

De quoi nous couper et le désir et l’appétit.

 

Comment le programme de la soirée fut-il fixé ? Le plus naturellement du monde, sans doute. Nous étions si bien, son départ si proche, nos baisers de si bouleversants avant-goûts du plaisir, que nous séparer eût été absurde. Je proposai donc à Feu mon amour de venir chez moi.

Son visage tour à tour s’éclaira et se renfrogna.

- Volontiers, mais je ne suis pas sûr de… Enfin, tu comprends…

Oui, je comprenais parfaitement. Lorsqu’un homme avoue à une femme qu’il n’est « pas sûr de », il n’y a qu’une interprétation possible, et rarement agréable.

J’allumai une cigarette. Effleurai son oreille et soufflai entre deux bouffées :

- Aucun problème.

Je ne mentais pas. J’aimais trop sa compagnie pour ne la désirer qu’à l’horizontale.

Un signe à la serveuse. Docile, elle vint ramasser addition et billets et nous nous levâmes, engourdis d’être restés si longtemps assis. Nous quittâmes la terrasse en titubant dans la lumière déclinante de l’après-midi.

Le feu rouge du boulevard signa notre séparation. Sur ma bouche, le goût de ses lèvres piquantes de barbe effaça celui, amer, du café.

- À tout à l’heure, alors ?

- À tout à l’heure, alors.

 

Stupre 2Tapie derrière la porte, je l’attendais. Cambrioleuse dans ma propre maison, forcée à me cacher et à ne point faire de bruit. Précautions ridicules de ceux qui n’ont pas l’esprit tranquille, je le savais. Soucieux de préserver mon espace, jamais Martin ne s’invitait chez moi à l’improviste. Ce qui ne signifiait pas qu’il n’oserait jamais…


Feu mon amour n’arriva pas les mains vides, mais avec une bouteille de vin et un ramequin de foie gras dans un joli sac rouge. Je préparai le repas. Oubliai une foule de choses que je rapportai au fur et à mesure, m’emmêlant dans le sel, le poivre et les épices.

Le tout atterrit sur la table basse. Nous dînerions sur le tapis, je n’avais pas de sièges.

M’agenouillant à ses côtés, je l’enlaçai pour manger son cou de baisers. Puis, brusquement, m’arrêtai.

- Euh… Je crois que le pain brûle.

- Ne laissons pas la réalité gâcher les bons moments.

Une fumée noire envahit la pièce, nous piqua le nez. Suffoqués par l’odeur âcre, nous nous ruâmes sur le grille-pain,.

- A propos de la réalité… tu disais ?

 

Alignées en rangs d’oignon sur le meuble japonais, ma collection de chouettes nous observait. Les plus sages avaient gagné leur place au premier rang. Leurs yeux indiscrets, ouverts sur l’obscurité, dardés sur le lit, ne cillaient pas.

Dans mes bras, Feu mon amour n’était pas beau mais plus que ça : nu. Les formes pâles de nos corps composaient un tableau d’ombres mouvantes.

Pressée contre ma poitrine, sa peau douce et dense n’était plus un continent inconnu, mais la côte familière que j’abordais pour l’enserrer à la corde de mon ancre, ivre des vagues qui nous roulaient sur le sommier.

Ce soir, c’était le dernier soir, c’était la tempête.

Mon nez se nicha dans son cou. Son parfum me grisait. Je le respirais à petites bouffées teintées de son odeur irremplaçable et si particulière. Cheveux tirés par ses mains, tête renversée sur les oreillers, lèvres lapées par les siennes, je tanguais en haletant. Plus fort, plus vite, il m’emportait. A lui je me rendais puis me libérais, répondant à l’appel de son sexe dressé entre ses cuisses.

 

Stupre 3Le lendemain il récupéra son passeport. Son avion décollait le soir même.

Nous avions rendez-vous au fond d’une impasse que je cherchais en vain. Le temps filait en autant de minutes volées. Celui que je mettrais à arriver était autant qui nous serait retranché.

L’impasse, enfin.

Immeuble délabré, cage d’escalier étroite. Appartement en chantier. Pots de peinture. Fenêtres ouvertes pour fumer une cigarette.

Nous explorâmes le chantier pour trouver de quoi boire un dernier verre. Feu mon amour retourna les caisses d’alcool, déchiffra les étiquettes russes des bouteilles.

Musique. De peur que je ne les oublie, il me murmura les paroles de la chanson :

« Faire puis refaire ses bagages… ».

Son sourire me ravagea.


Sa bouche une dernière fois.

Le taxi démarra. Je crus voir son bras s’agiter derrière la vitre, levai le mien à tout hasard. Titubai en égarée le long des pavés, mains recroquevillées dans les poches. Les lumières diffuses des réverbères se teintaient d’eau. Plus j’avançais, plus elles se brouillaient en un kaléidoscope de teintes mêlées.

J’avais besoin de voix chaudes et lentes qui me susurreraient des mots doux, d’accords de piano qui m’emmèneraient ailleurs, loin de cette ville froide et triste. Sur les trottoirs ne régnait que le silence. Je lui avais laissé mon casque de baladeur.

Mes talons égrenaient sur le bitume la mélodie saccadée de l’absence. Obstinée, têtue, je marchais en suppliant qu’il se passe quelque chose. N’importe quoi, un signe venu d’en haut ou d’en bas, un tremblement de terre ou un ouragan qui courberait les arbres, fendrait le trottoir, distordrait la route pour m’arracher aux lignes trop droites de l’horizon.

 

- Hé, mademoiselle !

Le cri avait jailli de la chaussée. Je refusai d’y prêter attention. La voix insista :

- Youhou, Mademoiselle, bonsoir !

De guerre lasse, je m’arrêtai et découvris, monté sur son vélo stoppé au feu rouge, Maktan, mon ancien voisin. Son sourire chaleureux sur ses dents blanches, son visage aussi noir que la nuit, ses longues mains battant l’air pour me demander de m’approcher.

- Hé, voilà des mois qu’on ne s’est pas vus ! stridula-t-il, guilleret. Je croyais que tu avais déménagé ! Tu vas bien ?

Fixant bêtement le feu qui passait au vert, je ne lui répondis pas.

Interloqué par mon silence, Maktan m’enveloppa de ses prunelles charbon. Je n’y étais pas préparée. Des larmes débordèrent de mes paupières. Je tapai du pied en les essuyant d’un geste rageur.

- Qu’est-ce qui t’arrive ?

- Rien.

 

L'antre du stupre 3Sans crier gare, les vannes lâchèrent. Je bredouillai des mots sans suite : rencontre, nuit, magie, folie, culpabilité, aéroport.

Perplexe, Maktan les mit bout à bout pour faire sens. Me gratifia du regard consterné de celui qui n’a aucune solution à proposer.

- Tu vas faire quoi, là ?

- Rentrer chez moi.

Dans l’appartement, le désordre du matin m’attendait. Amer et doux à la fois, comme un lendemain de gueuleton dont il ne restait que les miettes. Les grives, c’était hier ; les chiures de merle, aujourd’hui.

Assiettes du petit-déjeuner, couverts en vrac sur les plateaux, draps en désordre, oreillers encore gorgés de nos odeurs… Tous ces objets désincarnés me narguaient.

 

A dix heures et demi, mon téléphone sonna.

« À l’embarquement. Tu vas me manquer. Je t’embrasse, ma demoiselle. »

« Moi aussi. Tu vas me manquer... » pensai-je.

C'était la première fois que nous nous séparions.

Là se trouve la dernière.

 


 Photos : 1re et dernière Brassaï, (L'Extase pour la 1re),

Frédéric Fontenoy, Willy Ronis.

Ven 10 sep 2010 2 commentaires

"L'antichambre du vice", "l'antre du stupre", c'est accrocheur mais n'est-ce pas un peu excessif pour des récits haletants où l'attirance et la sensualité sont les seules composantes?

Ordalie - le 11/09/2010 à 18h41

Oui, tu as raison... Je voulais filer la métaphore de l'enfer mais il y a une distorsion entre les titres et les récits. C'est le nouveau texte que j'ai mis en ligne qui devrait - presque - porter ce titre-là (cela dit, je ne suis pas certaine de le laisser, il y a aussi, aux cieux, de la place pour le repentir !).

Chut !

Ainsi la boucle est bouclée. Fera-t-elle l'objet d'une histoire dans l'histoire ? je me dis que probablement.

Slevtar - le 13/09/2010 à 15h03

Tu veux dire, hum, un truc comme un roman ? (re-hum)

Chut !