Le blog de Chut !

AntichambreJe me réveille. Martin est en costume de travail et en retard, comme toujours. Mais au lieu de se dépêcher, accroupi sur le plancher, il me regarde. Dans ses yeux brille tout l’amour qu’il me porte. L’amour et le regret de ne pouvoir me rejoindre pour m’étreindre une dernière fois. Il soulève tendrement la mèche qui barre mon front. Je lui souris avant de replonger dans le sommeil.   La porte de l’appartement claque. Je me redresse d’un bond. Dix heures. Je sais que je vais appeler Feu mon amour. Je sais aussi que c’est une erreur. Je relis nos messages de la veille. Tente de me persuader que lui parler n’aura aucune importance, aucune conséquence. Après un triple café, j’en doute encore. Mes réticences s’évanouissent sous une douche glacée. J’ai la trentaine passée, un homme dans ma vie et la tête arrimée aux épaules. Ce n’est pas un simple coup de fil qui changera la donne.

Onze heures. Je compose le numéro de Feu mon amour.

Mon cœur bat la chamade mais ma voix ne tremble pas. Nous convenons de boire un verre dans l’heure qui suit. Je le laisse décider du lieu de rendez-vous.

 

Je vérifie mon maquillage devant le miroir du couloir. Rectifie ma coiffure, lisse ma jupe et enfile mon manteau. Fais une dernière fois le tour de l’appartement vide. Tout est en ordre à l’exception de mes affaires. Mes magazines traînent sur la table. Mes chemises godaillent sur une chaise. Mon gros sac de soirée bâille à côté du canapé. Le paddle en dépasse. Abandonné parmi mes accessoires, fiché droit entre ma robe et mes cuissardes, il a des airs de reproche muet.

Le claquement sec de la porte résonne dans le couloir comme un avertissement.

Je donne un tour de clef, gorge serrée par l’impression tenace de perdre quelque chose.

Remontant la rue au pas de course, je m’engouffre dans le métro. Mince, huit stations. Jamais je ne serai à l‘heure.

 

Montgallet, Reuilly-Diderot, Ledru-Rollin.

Mes nerfs se tendent en cordes de violons. Des doigts invisibles les pincent pour me forcer à jouer une partition en aveugle. Tempo, mélodie ne sont qu’un brouhaha confus au-dessus duquel s’élève, seule, obstinée, pure, la note aiguë de mon désir.

Revoir Feu mon amour une dernière fois.

D’ici à son départ, il doit avoir une foule de démarches administratives à boucler, de courses à faire, de gens à saluer.

Tant pis si le temps nous est compté. Tant pis s’il a un autre rendez-vous dans l’après-midi.

Je veux revoir Feu mon amour une dernière fois.

 

Anrichambre 3Bastille, Chemin Vert, Saint-Sébastien Froissart.

La musique de mon pouls s’accélère. Staccato, fortissimo. Un café, deux cafés et viendra l’heure de nous séparer.

Que nous dirons-nous avant « au revoir » ? Aucune idée.

Parlerons-nous de nous ? Le sujet est presque clos.

Tu m’as plu, je t’ai plu ; tu es en couple, moi aussi. Le moment qui nous aurait rassemblés nous a échappé. Une occasion manquée à ajouter à la longue liste des autres, sans possible retour de manivelle.

Qu’est-ce que je fiche là, alors ? J’espère rattraper l’insaisissable ou n’avoir rien sur quoi me désoler. Ne pas venir aurait été me défiler, nier l’élan qui me porte, troquer le regret contre le remords. Pourtant, je le sais, les adieux non consommés sont les plus tristes, parce qu’on ignorera toujours ce qu’on a raté.

Tant pis. Je veux revoir Feu mon amour une dernière fois.

 

Filles du Calvaire, République.

Les doigts invisibles s’emballent en une mélodie désaccordée. Un air lancinant brisé d’harmoniques plaquées à pleine paume, martelant mes tempes du battement de mon sang.

Si je l’écoute, je me rue tête haute sur la place. Si je pense à Martin, je repars échine basse dans l’autre sens.

Tant pis. Je veux revoir Feu mon amour une dernière fois.

 

La terrasse du café-restaurant mord largement sur le trottoir. Je tente de le repérer parmi les nombreux clients. Femmes, couples, familles, groupes… mon regard les traverse comme s’ils étaient transparents. C’est un homme seul et brun que je cherche. Là, justement, il y en a un, qui sirote un thé en feuilletant un journal. Il lève la tête pour héler la serveuse.

Ce n’est pas lui.

Mais où est-il donc ? Nulle part. Soit il est davantage en retard que moi, soit il a changé d’avis, troquant le déraisonnable pour la sagesse qui me fait défaut.

 

Une main s’agite à l’autre bout de la terrasse. Mon cœur exécute une triple cabriole piquée.

C’est lui.

Je louvoie entre les chaises et lui souris. Enfin, je crois.

Son visage n’est pas tout à fait conforme à mon souvenir. L’éclat de sa peau, plus mat ou plus velouté, a changé. Lentement, son image diurne se dépose sur son image nocturne. Lentement, les deux s’agrègent pour se confondre en une seule : Feu mon amour devant moi.

 

- Désolée de t’avoir fait attendre.

- Mais non.

La vérité est de mon côté, la politesse du sien.

Un temps d’arrêt. Depuis le début, notre rencontre s’est tellement déroulée à l’envers que le dépourvu me rattrape. Comment dire bonjour à cet homme qui m’a embrassée puis entendue jouir ? Dois-je attendre qu’il se lève ou m’asseoir sans attendre ? Lui faire la bise ou ne pas faire un geste ?

Par chance, il prend l’initiative de se déplier et, une fois à la verticale, de baisser la tête. Ah oui… J’ai oublié à quel point il était grand.

Je lui présente ma joue. Il préfère le coin de ma bouche.

Installés côte à côte, nous nous regardons en face à face. Il prononce une phrase que je n’entends pas, ravie d’avoir trouvé la couleur exacte de ses yeux : ébène-chocolat. Un nom rêvé pour un sorbet, couronné d’une pépite en grain de beauté à l’intérieur de sa paupière gauche.

 

Antichambre 4Un café brûlant plus loin, la glace est rompue. Nous avons plongé dans les eaux bouillonnantes de discussions à tiroirs, sautant d’un superflu à l’autre en laissant l’essentiel de côté.

Mais non. L’essentiel est que je me sens bien, follement bien en sa compagnie. Et que la réciproque a l’air vraie.


Peu à peu, l’univers ordonné de la terrasse se referme sur nous. Isolé de l’agitation extérieure, calfeutré de la bise d’hiver, le périmètre étroit de notre table, de ses soucoupes et de son cendrier enclot le petit monde de notre intimité. Une bulle parfois percée de la voix aigrelette d’un troisième larron s’interposant sans crier gare : le téléphone de Feu mon amour.

Celui-ci parle en anglais et je l’écoute, captivée par ses inflexions pour ignorer les mille détails qui règlent son départ.


Asie, Europe, Amérique… Cet homme est plusieurs à lui seul. Un métis, ou plutôt une mosaïque. Ce que j’ignore encore, c’est que ses pièces ne sont pas assemblées mais disjointes, éclatées comme son identité plurielle.

 

Il ôte une bague en or de son annulaire pour la déposer dans ma paume.

- La chevalière dont j’ai héritée, frappée aux armes de ma famille.

Je creuse la main et la bague exécute un lent demi-tour. Une silhouette de cheval apparaît. Non, pas un cheval, une licorne fougueuse et chimérique.

 

Mon envie de le retenir bute contre la nécessité de le libérer. On n’entrave pas une licorne, on se résigne à la laisser s’échapper. Avec, en prime, le sourire hypocrite de la désinvolture quand on est malhonnête.

- Tu m’as dit que tu avais rendez-vous. À quelle heure ?

- Aucune importance, il a été annulé.

Une note bizarre dans sa voix me pousse à poser la question que je devrais taire :

- Rien de grave, j’espère ?

- Laura m’a quitté. Ce matin, juste après ton appel.

 

 

Photos, respectivement : John Carroll Doyle,

Richard Avedon, Jeanloup Sieff.

Ven 10 sep 2010 2 commentaires

Voilà qui nous replonge en effet un temps certain en arrière.

Au risque de me répéter, quelqu'aient été mes remarques sur "Une robe couleur du temps", ces textes sont tirés au cordeau ; et de ces deux derniers, rien à dire. Ou plutôt si, tout à dire. Sans affectation aucune, tout.

Slevtar - le 10/09/2010 à 17h15

Hey, Slev,

je te quitte là-bas pour te retrouver ici... Chouette ! Du coup, je te réponds ici ce que j'allais te dire là-bas : ne sois pas gêné, les remarques de ta lecture attentive me sont très précieuses. Elles me donnent des pistes de (re)travail et jamais, jamais, je ne les prendrai mal. Au contraire !

Je ne crois pas que tu aies lu, à l'époque, ces extraits-là. Ils étaient plus loin dans le souvenir...

Très affectueusement (tu connais la suite).

Chut !

J'essaie de reconstituer le puzzle... Parfois, on se perd un peu, mais il y a toujours ces descriptions riches qui rendent le récit agréable à lire. Envie de plonger dans l'ambiance, de continuer la lecture, encore...

Ombres et Caresses - le 21/09/2010 à 23h47

Merci, Bulle. Désolée pour le côté un peu labyrinthique de ces billets, ce fut une histoire à méandres, totalement à rebours des rencontres classiques, puisque nous avons tout fait à l'envers... avant de nous retrouver à l'endroit, dans une relation à distance qui s'est mal terminée (comme beaucoup de relations avec tant de kilomètres séparant les amants). Mais dans cette histoire-là, les dés étaient pipés dès le début, j'en ai bien peur.

Chut !