Le blog de Chut !
Et c'est ainsi que notre histoire a commencé...
Le réveil en début d’après-midi fut une douleur.
J’avais du métal fiché en travers du cerveau, les pointes mal ébarbées d’une ancre de marine clouées dans le dos. Une amertume de pistons rouillés au tréfonds de la gorge, un insidieux mal de mer balancé en plein cœur. Les bras endoloris agrippés aux bouées molles des oreillers, le corps à fond de cale, j’avais l’impression d’avoir été battue, roulée dans les lames d’un océan furieux qui m’avait crachée sur une grève de cailloux.
Seule rescapée du naufrage de mon sommeil, je fis surface baignée des rayons d’un soleil pâle. Puis, me redressant d’un bloc, titubai sur le plancher qui tanguait pour me traîner jusqu’à la cuisine.
Les fesses sur le tapis, le regard encore incertain, je lapais le pétrole de ma tasse, aussi compact que mes idées éparpillées, avec une seule qui émergeait du chaos.
Acheter une nouvelle robe.
Une plus belle que toutes les autres de ma collection. Une qui me ferait une peau neuve, qui couvrirait de sa couleur du temps ma peau d’âne fatiguée. Une extravagante, sublime, à plumes, à strasses, à paillettes, constellée de rubis et de diamants, aux ondoiements équivoques et aux plis voletant sur ma chair, chaloupant au rythme de mon bassin.
Une taillée dans une matière qui n’existe pas, tissée de rêves, de caresses esquissées et d’épidermes frottés.
La bouche emplie de miettes, je rêvais aussi de gants cramoisis, de la couleur des enseignes de bordel clignotant au fond des impasses louches. De jarretières et de bas en dentelles d’araignée, de chaussures aux talons acérés et aux semelles de vent, de bijoux de bourgeoises ou de grisettes. De chaînes aux maillons ouvragés, de lourds cadenas aux clefs travaillées, de supplices chinois, de nœuds gordiens à trancher…
Je m’égarais. Il était temps de sortir.
Direction une boutique spécialisée en accessoires SM et vêtements fetish. Je me doutais que je n’y dénicherais pas la robe de mes chimères mais, à défaut, une qui me conviendrait.
Toujours aucune nouvelle de mes partenaires de soirée. Son silence à lui que je n'avais jamais vu ne me surprit pas, celui d’Ophélie davantage. Je l’appelai en chemin, mue par une intuition étrange, la certitude qu’elle se trouvait là-bas, et qu’elle n’y était pas seule.
- Allô ? Non, non, tu ne me déranges pas… Je suis en pleine séance de shopping.
Je réprimai un sourire.
- Là où je pense ? J’arrive dans dix minutes, vous m’attendez ?
- Bien sûr.
Le magasin avait élu domicile dans une rue discrète. De l’extérieur, la particularité de son commerce était insoupçonnable : une enseigne haut accrochée frappée d’un unique D stylisé, deux larges portes aux battants ouverts. Seule leur couleur, d’un rouge profond d’enfer, pourrait éveiller la curiosité d’un passant perspicace.
Après l’entrée s’étendaient les profondeurs d’un couloir anonyme. Cordon ombilical reliant l’univers banal de la rue et la matrice sulfureuse de la boutique, où tous les fantasmes avaient droit de cité.
Il résonna bientôt du martèlement saccadé de mes bottes.
Vite. Au bout se tenait celui que je brûlais de voir.
Ce n’est toutefois pas lui que je vis d’abord, mais Ophélie et son opulente chevelure dénouée. Elle inspectait, concentrée, des robes accrochées à des cintres.
À ses côtés, une silhouette dégingandée aux formes imprécises, noyée sous un large blouson, un pull ample, un jeans évasé sur une paire de godillots. Une tenue d’homme se fichant bien de la mode ou en transit vers un ailleurs.
L’image fugitive de Martin, de ses chemises repassées, de ses costumes au pli impeccable, de ses cravates assorties se faufila en décalque avant de s’évanouir.
Absorbés par leurs achats, ni Ophélie ni lui n’avaient pas remarqué ma présence. Brutalement pressée de m’attarder, je marchais à pas de louve, tenaillée par l’envie sourde de m’en aller et celle, impérieuse, d’avancer.
Dernière occasion pour la fuite assortie de l’excuse des lâches :
- Un empêchement de dernière minute… Trop long à expliquer… Ne m’attendez pas.
Entre lui et moi à cet instant, il s’en fallut d’un espace aussi ténu que vibrant d’un monde d’inavoués.
L’allée centrale du magasin s’était muée en terrain ennemi, boyau hérissé de portants-barricades et de vitrines-tours de guet, hérissé de présentoirs-miradors.
Je feignis de lire les affiches punaisées. Musardai à la caisse, ralentis devant un mannequin assis, jambes écartées, en méditation sur un siège. Observai son corps d’albâtre moulé de noir, sa perruque hérissée de cornes de diable, son dos serti d’ailes virginales. Mi-ange mi-démon, auréolée de la clarté de l’innocence et des ténèbres de la virginité défroquée.
Renâclant à traîner mes bottes en terrain miné, je reculai tel un mauvais cheval devant la transparence de l’obstacle pour sauter à pieds joints dans la réalité.
Entre l’imaginaire et le concret, il y avait un gouffre. En l’occurrence, les quelques mètres de béton brut d’un sex-shop.
Un retentissant « Salut !» me cloua au sol plus sûrement qu’une salve de mitraillettes. À ce signal, les rares clients du magasin se tournèrent vers moi. Aimantée par sa tête brune à lui, je les distinguai à peine.
À gauche, à droite, le décor s’était évanoui. Disparues, les affiches. Volatilisés, les prospectus. Envolé, le mannequin aux ailes d’ange.
Je cinglai à sa rencontre dans un accéléré de cinéma.
- Viens voir !
- Viens voir !
Depuis les profondeurs du magasin, Ophélie et moi nous disputions sa compagnie. Érigé en arbitre ès frivolités, sollicité sans répit, il courait d’elle à moi, de jupe droite en robe plissée, sommé de donner son avis sur ceci et cela en ménageant nos susceptibilités de coquettes.
L’épreuve d’un homme soumis à deux femmes dévouées au dieu Shopping n’est pas à prendre à la légère. Art complexe tenant plus du tour de force que de la promenade de santé, il relève autant de l'improvisation que de l'exercice de haute voltige. Un vrai chef-d’œuvre de rhétorique ou d’hypocrisie auquel il n’était pas encore rompu.
Ophélie jaillit en minijupe de la cabine.
- Qu’en pensez-vous ?
J’en pensais qu’elle aurait dû enlever ses chaussettes. Parce que le contrepoint du vinyle et du coton élimé, c’était moche.
- Tu devrais l’essayer avec des cuissardes.
- Moi, ça m’a toujours ému, une fille qui garde ses chaussettes, commenta-t-il.
Je le gratifiai d’une moue sceptique. Le fétichisme du cuir, du latex, des matières vivantes et brillantes, je comprenais. En revanche, l’érotisme des chaussettes, des collants usagés, des culottes déjà portées ou des masques à gaz me laissait froide. Ayant depuis longtemps renoncé à coter les fantasmes des autres à l’aune des miens, j’en pris juste bonne note.
Cela pourrait servir.
Nous ravitaillâmes Ophélie d’une nouvelle brassée d’affaires avant de flâner dans le magasin. Curieux, il m’interrogeait sur les articles en rayon, à commencer par une courroie de cuir enserrant une sorte de balle de golf.
- Euh… Qu’est-ce ?
- Un bâillon-boule. Une fois enfoncé dans la bouche et ajusté à l’arrière du crâne, crier est possible, parler exclu et déglutir difficile. Voilà d’ailleurs son intérêt principal.
Haussement de sourcils perplexe. J’expliquai :
- Le bâillon-boule fait baver. Terriblement. La salive, échappée en filets par les trous, coule sur le menton et le torse du soumis, sans qu’il ne puisse la ravaler.
Mon explication sembla l’amuser. Avais-je rêvé la lueur allumée dans ses yeux ?
- Et ces badines-là ?
- Des cannes anglaises, utilisées pour parfaire une éducation du même nom. Légères, souples, maniables… très cinglantes. À vrai dire, je leur préfère un bon paddle.
- Un bon quoi ?
Je décrochai du présentoir une tapette formée de deux bandes de cuir cousues.
- Un bon paddle. Tu veux essayer ?
Il hésita. Je le défiai du regard. Il céda comme si son honneur en dépendait. Je frappai de bon cœur ses doigts serrées. Il se récria.
- Eh ! Ça fait un mal de chien !
- Au lieu de te plaindre, dis : merci, Maîtresse.
Nous éclatâmes de rire.
- Tiens, une CB3000. Joli bijou, non ?
- Joli, joli, je sais pas… Je suis ici comme l’agneau tombé de la dernière pluie ! Dans mon monde, CB signifiait Carte Bancaire, point. Et cette CB-là, c’est quoi ?
- Une cage de chasteté pour hommes. Tu introduis le pénis dans la partie courbée, passes l’anneau derrière les testicules et relies les deux au moyen de ces tiges. Le tout, fermé par un cadenas, est impossible à retirer sans la clef. Pour prendre l’avion, il existe des cadenas en plastique. Indispensables pour franchir les détecteurs de métaux sans ameuter les douaniers !
- Mais si le cadenas est en plastique, tu peux le couper pour te débarrasser de la cage, puis la remettre en le remplaçant par un autre. Ni vu ni connu.
- Non : sur chaque cadenas figure un numéro de série. Si, à l’arrivée, les numéros sont différents, tu en déduis que ton soumis a triché.
- Ingénieux… Mais franchement, quel intérêt d’imposer un machin pareil ?
- L’intérêt ? La certitude que ton soumis n’ira pas batifoler ailleurs… La satisfaction de le voir réduit à ta merci… Le pouvoir que tu retires de cette satisfaction, la satisfaction de ce pouvoir… Sans oublier la frustration qu’il endure, car il est incapable de bander.
- L’interdit ajouté à la douleur, en somme. J’avoue que ça me dépasse.
- Parce que tu n’es pas soumis, peut-être.
- Sûrement…
La boucle de notre promenade nous ramena au point de départ. Je soupçonnai le temps d’avoir filé vite, trop vite. En effet, une demi-heure plus tard, la boutique fermerait.
Je me ruai sur une rangée de robes. Fis voltiger leurs cintres, soupesai leurs matières, tirai leurs bretelles, chiffonnai leurs volants, défroissai leurs plis, comparai leurs étiquettes.
Il considéra ma soudaine frénésie d’un œil ahuri. L’état de transe d’une femme frustrée dans ses achats était pour lui terra incognita.
- Celle-ci ?
- Euh…
- Celle-là ?
- Ben…
- D’accord, je les essaie toutes.
Me glissant dans la cabine, je gratifiai mon chevalier si peu servant d’un salut moqueur.
Mon premier choix fut décevant, le deuxième aussi. Le troisième, acceptable, m‘autorisa à sortir de ma cachette. Je tombai sur lui, en embuscade derrière le rideau.
- Verdict ?
- Ton téton gauche est très attirant.
Je me figeai. Aurait-il perdu la tête ?
Non. J’avais bien un sein délogé de sa gangue de tissu.
Sûr qu’il crut que je l’avais fait exprès.
La dernière robe, très courte, n’était sage qu’en apparence. Montant jusqu’à ma gorge, elle découvrait mon dos de la nuque aux fesses, rehaussant ma chute de reins d’une simple chaînette.
Côté pile, côté face… Je virevoltais devant la psyché de l’allée.
- Elle te plaît ?
- Oui, beaucoup.
- Pas trop décolletée ?
Il réprima un gloussement.
- Difficile de faire davantage… Te dire que ça te va, je peux ; te conseiller, je peux pas. Avec mon travail, j’ai perdu l’habitude des filles habillées en filles. Coquettes à leur arrivée, elles se rabattent vite sur des vêtements adaptés au terrain. Leurs cheveux, elles les coupent. Trop de sable, trop de poussière… Dans le désert, les garder longs est impossible.
Je méditai un court instant sur ces paroles.
J’achetai la robe.
Lors de la soirée, tandis que nous descendions l'escalier glissant, il me souffla :
- Je ne veux plus marcher derrière toi. Ton dos m'est une torture trop aiguë. Une torture sur laquelle je rêve de poser les mains.
1 et 2e photos :Jean-François Jonvelle et Holger Trülzsch.
C'est mon côté sadique qui ressort. :)
Pas le coeur à écrire un texte érotique avant-hier... Trop fatiguée !
Merci pour cette approche du baillon-boule. :P
Je n'y trouvais pas vraiment d'intérêt, mais il semblerait que ça pourrait attirer mon mâle dominant... Ta description, en fait, me le rend déjà beaucoup plus attirant...
C'est normal ? ;)
Mmmh, serais-je une bonne vendeuse ? :)
J'adorais me servir de cet accessoire sur les soumis, avant d'y goûter moi-même avec Feu mon amour. J'aime cette contrainte qui devient érotique, même si une petite gêne peut accompagner les premières séances. Sentir la salive rouler sur le menton, la gorge, la poitrine sans rien pouvoir maîtriser est aussi une expérience de total abandon...
Bon ! Je vais regarder tout ça d'un oeil nouveau... :D
Donc bonne vendeuse, oui ! ;)
"Sentir la salive rouler sur le menton, la gorge, la poitrine sans rien pouvoir maîtriser est aussi une expérience de total abandon..." : en fait, j'aime bien, la salive, qui coule... l'idée d'abandon, oui, d'oubli des bonnes manières.
Si tu tentes l'expérience, je serais curieuse de la découvrir racontée par tes mots. Peut-être un nouvel article pour ton blog dédié à l'ombre et aux caresses, avec quelques photos exclusives ? :)
Grrrr! Avec toi, la suite n'est jamais au prochain numéro!