Le blog de Chut !

Coeur si pres des levres 4 Ether me l’avait souvent répété :

- Dorian est amoureux de toi.

Quand elle disait cela, j’agitais les mains dans un ricanement incrédule, lui affirmait qu’elle se trompait. Dorian m’aimait, certes. J’étais son amie particulière, sa confidente, son soutien dans les jours sombres. Tout cela ajouté du plus d’avoir été amants par le passé, d’avoir eu à nous cet accès que seule offre l’intimité du plaisir.

 

Je savais écouter Dorian, le faire rire, le conseiller et le brusquer parfois, le gêner alors qu’à la terrasse d’un café, je lui narrais à haute voix mes aventures entremêlées de cochonneries.

Il avait alors ce regard que je n’ai vu que dans quelques yeux, ceux de ma mère et de ma grand-mère surtout, tandis que, leur racontant une histoire salée ou un de mes coups d’éclat, elles s’exclamaient :

- Sacrée toi, va !

C’était des mots amusés ou stupéfaits, des mots réservés à une enfant aussi chérie que terrible.

 

D’autres hommes que Dorian se seraient arrêtés à ces provocations, me classant derechef dans une petite boîte. Mais lui me connaissait, savait ce qui se cachait sous l’armure, appréciait mes facettes sans solution de continuité.

Avec lui je pouvais être moi, contradictoire, euphorique ou déchirée, comblée ou malheureuse, pleine d’allant ou de regrets, oublieuse du lendemain comme pétrie des remords de la veille.

Juste moi sans crainte d’être jugée.

Dorian fut d’ailleurs un des seuls hommes de ma vie à rencontrer mon père. A l’époque, celui-ci m’avait proposé un marché : je m’occupais de ses chiens pendant ses vacances et, en échange, profitais de sa maison avec jardin, piscine, des amis si je le souhaitais.

C’est à Dorian que je proposai de venir. Prudente, je fixai une date proche du départ de mon père. Qu’ils soient présentés l’un à l’autre, soit. Mais que cette cohabitation dure davantage que nécessaire, inutile. Malgré son sens de l’hospitalité, mon père n’est pas forcément un homme auprès duquel on a envie de s’attarder.

 

A date dite Dorian débarqua, en voiture et en plein cirque familial. Il eut droit à la visite guidée du domaine, de l’atelier, des voitures de collection et des outils dont mon paternel tire une légitime fierté : lorsqu’il veut poser un parquet, ce ne sont pas les lattes qu’il achète, mais les troncs d’arbres pour les débiter.

A mesure sue l'été s'étirait, mon père repoussait d’un jour sur l’autre la date de son départ. Et d’un jour sur l’autre, le vernis de la bienveillante apparence sautait.

Dorian eut alors droit à ses mauvaises humeurs. A ses jugements péremptoires sur moi et à ses conversations à sens unique. A ses disputes avec Claudine, sa presque épouse, et à ses cris parce que le dîner n'arrivait pas assez vite.

Planté bras ballants au milieu de la cuisine, il hurlait en enfant-roi aux quatre vents :

- Claudine ! Apporte-moi à manger ! Tout de suite ! J’ai faim ! Faim !!

 

Lorsqu’enfin ils quittèrent la maison, Dorian et moi soufflâmes. Rendus à la paix et aux bruissements des jets d’eau du parc, nous passions nos soirées allongés dans l’herbe à discuter. Puis à faire l’amour après qu’il m’eut avoué :

- J’ai envie de toi.

Ce père que je cachais comme une maladie honteuse ne le rebutait pas. Test dont je sortis surprise, peut-être par stupide manque de confiance en lui.

Dorian avait su, d’instinct, faire ce à quoi longtemps je m’étais efforcé : la différence entre mon père et moi, la ressemblance aussi. Nostalgie, entêtement et ligne de mâchoire ne me sont pas tombés dessus par hasard. Et alors qu’au cours de tant d’années je m’étais définie contre, j’entrevis la possibilité de me définir un jour avec.

 

- Dorian est amoureux de toi, me répétait Ether.

J’agitai en réponse les mains dans un ricanement de moins en moins incrédule. Avant de le rencontrer, Ether n’avait que ma version, forcément partiale, de notre histoire. Mais après l’avoir rencontré, ou plus justement nous avoir vus ensemble, restait sa version contre la mienne, un ressenti contre une interprétation à laquelle je refusai de me livrer.

Ma douleur d’alors m’étouffait. Dans ma vie il n’y avait de place pour rien d’autre que mon mal et son possible remède. Rien d’autre hormis un choix terrible auquel j’étais confrontée.


Coeur si pres des levres 6Je tranchai dans le vif.

Bien qu’importants, les sentiments de Dorian ne me concernaient pas. Ils se jouaient si en dehors de moi que je n’y tenais aucun rôle, tout au plus une modeste réplique.

Egoïste, oui, peut-être. Il en allait de ma survie et au fond, je savais. Dorian avait sa vie en Europe. Ses enfants qu’il adorait. Une compagne qu’il n’était pas prêt à quitter.

Aurais-je voulu le rendre heureux que je n’aurais pas pu.

Quoique déchirée, j’étais en partance, cœur en balance mais âme déjà absente, tournée vers une vie nouvelle.

 

Besoin d’indépendance contre besoin d’enracinement, violent entrechoc dont aucun de nous deux ne serait sorti grandi.

Il n’est pour moi aucun bonheur acquis au détriment de l’être aimé. Bien que sublime, le sacrifice de soi est intenable sur la distance. Le nommer amour est un abus, tant il s’agit d’un pillage ou d’une amputation.

Mais si l’amour était, ce soir-là, cet impérieux besoin l’un de l’autre, cette nécessité à ne former qu’un, oui, nous nous aimions. Absolument, sans conditions, avec la même force et la même violence, unis jusque dans la jouissance par un même cri.

Mer 9 jun 2010 Aucun commentaire