Le blog de Chut !

Le coeur si près des lèvres 3Le whisky de Dorian se réchauffait sur la table alors que mon Coca s'éventait. Il se tenait un peu raide, un bras le long du corps, l’autre étendu sur l’accoudoir du canapé.

Si je renversais la tête, elle viendrait se nicher dans sa paume, en débordant toutefois des deux côtés. Du poignet à l’ongle du majeur, l’exacte mesure de sa main n’était pas mon crâne mais mon sein.

Peut-être jouait-il avec mes cheveux sans que je ne le sache. Peut-être frôlait-il le col de ma robe en songeant à la nuit où, après la fête, il me l’avait ôtée.

Hasard ou coïncidence, cette nuit-là Dorian perdit ses clefs chez moi. Tombées de sa poche, elles roulèrent sous un meuble dans la poussière. Prisonnier dehors une fois de trou de chez lui, il dut sonner à sa porte pour que sa compagne lui ouvre, ce qu'elle fit sans questions ni commentaires.

 

Je songeais au soir d’après cette nuit, ou plutôt aux mois qui s’étaient écoulés entre les deux. Trop de mois et trop de silence.

Peu après la fête, j’achetai à la va-vite un billet pour l’Asie et partis comme on se noie. Droit devant ou tout en bas, arrimée à la vie par un fragile fil d’ancre, maintenue à flots par la bouée de mon intime conviction : il me fallait plonger, descendre dans l’eau trouble comme en moi-même, m’immerger dans la vase de mes contradictions, crever la surface de la marée noire des mots qui m’asphyxiaient.


- Toi, de toute façon, vaut mieux pas que tu aies un gamin.

- Combien d’enfants ? Ah… Zéro. À votre âge, faudrait s’y mettre, ma p’tite dame.

- Si je comprends bien, c’est pas encore cette année que je serai grand-père… Mais qu’ai-je fait au bon Dieu pour avoir des mômes si égoïstes ?

- Tu serais une mère merveilleuse.

- Prends-la dans tes bras, la petite. Ah ah, tu devrais voir ta tête ! Une poule qui a trouvé un couteau !

- Pour ce à quoi ça sert, les gosses… Bébés, ils vous empêchent de dormir, jeunes, ils vous emmerdent et adultes, ils vous quittent.

- Les pères non plus, ça sert à rien. Celui de ma fille ? Un vrai connard.

- Mademoiselle, faites des enfants, ils auront vos yeux.

 

Je devais loin de cette pollution renouer avec mon désir, me tenir à l’écoute de cette voix étouffée qui balbutiait la vérité.

Je voyageai. Plongeai. Profond, sans garde-fou. Que m’importait, puisque j’étais prête à mourir.

Je me lavai les yeux du blanc d’hôpital avec du bleu. Du bleu philippin à perte de mer et de ciels nuageux, d’une beauté torturée à couper le souffle.

Seule sur le pont d’une banka, regardant les îles inhabitées défiler au lointain, j’écoutais La Mélancolie de Ferré en boucle, sans me lasser.

 « C’est un nom de rue où l’on va jamais… »

Cette chanson me parlait du pays que je venais de quitter. Mais aussi de moi, de ma tristesse et de ce goût du plus jamais :

« C’est avoir le noir sans savoir très bien

Ce qu’il faudrait voir entre loup et chien,

C’est un désespoir qu’a pas les moyens… »

 

A mon arrivée à Bangkok, j’achetai un test de grossesse. La pharmacienne me l'enveloppa dans un vilain papier et me le tendit par-dessus le comptoir. Blasée, revêche, habituée à ces touristes prenant leur plaisir sans se protéger.

Ce n'était pas à elle que j'allais expliquer toute l'importance de ce petit paquet froissé.

Sitôt rentrée à l'hôtel, j'urinai mon espoir dans les toilettes de la chambre.

C’était encore trop tôt mais le résultat fut implacable.

Une bandelette.

Négatif.

La nuit le sang coula de mon sexe, tachant ma culotte, le drap, le matelas. Au matin, honteuse de ce corps débordant en ruisseaux, je nettoyai. Au gant de toilette et sans larmes car au fond, je savais.

J’écris à Ether mais à Dorian ne donnai aucune nouvelle. Il me reprocha et eut raison.

J’avais tort. Tort sur toute la ligne biaisée de notre amitié.

 

M'arrachant du passé pour me ramener à l'instant, Dorian me saisit aux franges du remords.

- Je peux te prendre dans mes bras ?

Je lui décochai un regard surpris. Jamais jusqu'alors, il ne m'avait demandé la permission.

 

 

Suite.

Lun 31 mai 2010 Aucun commentaire