Le blog de Chut !

Soleil traitreDe tous les passagers, il était le seul à porter un jeans, une chemise et un blouson. On aurait dit qu’il revenait d’Europe ou du désert. Il portait aussi un sac, très petit pour des mois de voyage, presque aussi léger que le mien pour la nuit que j’avais prévu de passer avec lui. Ca, il ne le savait pas. A vrai dire, moi non plus je n’en étais pas persuadée.

 

Tandis qu’il s’avançait sur le ponton, je me surpris à le trouver très grand. Quel que soit le continent, à chaque fois sa taille me surprenait. Il était plus bronzé que jamais, avec davantage de rides autour des yeux. La faute à ce fichu soleil des tropiques qui nous grille la peau.

La faute aussi à tout ce temps qui entre nous avait passé, nous apportant et nous prenant beaucoup.

Assise sur le banc dur où j’aimais à regarder la mer, je finis d’un trait mon jus de pastèque. Me levai pour marcher à sa rencontre. Nul besoin d’agiter la main ni de crier son prénom en pleine foule. Il m’avait déjà vue.

Lorsque nos joues se frôlèrent, je m’aperçus à quel point il m’avait manqué.

 

Nous traversâmes l’île juchés à l’arrière d’un pick-up. Les cahots de la route nous projetaient l’un contre l’autre. La fumée de nos cigarettes se mêlait dans le grand vent.

A la montée de la colline, l’air fraîchit un peu.

Avait-il faim, soif, envie de se baigner, de dormir ?

Il secoua la tête. Hormis poser son sac, il ne savait pas.

- C’est ici, dis-je en sautant du véhicule.

Nous nous dirigeâmes vers un de mes endroits préférés. Blue Wind, le vent bleu, ce nom parlait d’océan et de voyages mieux que je n’aurais su le faire. Ici j’avais également passé le plus clair de mon temps, empruntant chaque matin le chemin tracé sur le sable, chavirée de voir la mer surgir entre les palmiers.

J’aurais voulu lui réserver un bungalow, il n’y en avait plus. En tout et pour tout restait une chambre au premier étage d’un bâtiment. Béton brut réchauffé de bois sombre, escalier pentu sans garde-corps, lourde clef d’acier à faire tourner dans la serrure.

En montant, je trébuchai sur une marche. Nous rîmes. Là aurait pu être mon dernier voyage en ultime bascule, cou rompu sur le ciment.


Je poussai la porte. Face à nous, un grand lit à baldaquins tendu d’une moustiquaire. Le blouson, la chemise, le jeans lui tenaient soudain trop chaud.

- Ca te gêne si je me mets nu ?

Je levai un bras indifférent. Jetant ses vêtements au sol, il ne se déshabilla qu’à moitié, passa dans la pièce voisine. C’était un drôle de réduit tout en bois accolé à la salle de bain.

« Un ancien sauna », pensai-je.

Son dos était long, musculeux, creux et bosses identiques à mon souvenir.

Entre la première fois et ce moment-là, tout avait changé, mais rien n’était au fond si différent.

Alors que les cataractes de la douche le lavaient du voyage, le savoir si près, nu, me troublait. Mais au lieu de le rejoindre, je m’assis sur le lit pour l’attendre.

 

Nous revînmes du restaurant à la nuit tombée. Montâmes l’un derrière l’autre l’escalier sans rambarde, passâmes par la terrasse pour grimper sur le toit. Sur la nuit d’encre la lune dessinait une virgule jaune, vaporisant sa lumière sur un fil électrique. On aurait juré un demi-citron en carton-pâte oublié par un accessoiriste négligent.

Sa longue silhouette restait immobile dans l’obscurité. Et dans l’obscurité nous nous regardions sans nous voir, enveloppés du bruissement des cigales en palpitation de poing ouvert puis refermé. Nous ne parlions pas, ou pas vraiment. Il n’y avait pas besoin de mots pour habiter ce silence-là.

Je m’appuyai au rebord du toit. Sous ma main, une tuile était cassée.

Lorsque je me relevai pour m’approcher de son ombre, il murmura :

- Je suis tenté…

Je tombai entre ses bras.

Jeu 20 mai 2010 1 commentaire

"Paradis transitoire" renouait déjà avec l'un des thèmes où tu excelles, l'instant  où un désir brutal, fortuit, pur dans sa violence, envahit et promet.

Là, un peu plus prémédité mais tout aussi délectable, et le titre déjà, "La nuit et le moment", magnifique patère qui nous suspend dès l'entrée.

Slevtar - le 25/05/2010 à 14h55

Merci de ton message. Ces moments-là m'inspirent, oui, mais je crains parfois que leur répétition ne finisse par lasser. Plusieurs mois séparent ces deux rencontres, mais le petit théâtre intérieur du désir se rejoue presque à l'identique. Pourtant, non, ce n'est pas la même pièce, juste le même élan dedans, à des intensités variables.

Pour le titre, je l'ai emprunté à Crébillon fils (le père, tombé dans l'oubli, écrivant... des tragédies), un auteur d'une veine similaire à Laclos - mais d'un ton en dessous. La suite, elle se situerait plutôt du côté d'un divin marquis. :)

Chut !