Le blog de Chut !
31
décembre.
J'avais des bottes qui faisaient clac clac et pas l'humeur à la fête. Lui l'âme guillerette et son trois-quarts gris en cashmere.
Nous l'avions acheté ensemble, en Inde, au cœur d'une fournaise.
Drôle d'endroit pour s'embarrasser d'un manteau, mais voilà : cet homme était grand, si grand, qu'en France rien ne lui allait. Les manches des chemises étaient toujours trop justes, les
pantalons trop courts, les matelas trop petits.
Ce monde n'était pas taillé à sa mesure de géant. Il lui fallait un, façonné à sa main, pour que son corps cessât de dépasser de partout.
Pour que ces stupides passants cessent de lui demander si, petit, il avait avalé trop de soupe ou appartenait à une équipe de basket.
Et comment il faisait pour m'embrasser.
Et comment pour me sauter.
Avait-il besoin d'une échelle ou, à défaut, de leur aide ?
Alors que les questions goguenardes fusaient, je songeai à une amie qui disait :
- Au lit, tout le monde fait la même taille.
Ou, le regardant si grand, au lit de Procuste* et à ses membres charcutés faute d'avoir pu embrasser la taille du sommier.
"Rassure-toi... Avec moi tu n'auras pas besoin de te réduire, mon amour."
En ce 31 décembre, il portait aussi un bonnet de laine qui donnait à sa tête une drôle de forme, celle d'une poire ou d'un œuf planté sur une longue tige. Les vêtements droits le transformaient
en poteau, ces poteaux traîtres qui, surmontés d'un panneau de signalisation, lui arrachaient le crâne.
Parce qu'il lisait en marchant, il percuta un matin l'un d'eux.
"Interdiction de stationner", qu'il disait, le panneau.
De l'estafilade le sang perla puis jaillit, roulant sur son front, ses sourcils, éclaboussant son visage. Au lieu d'aller travailler il rentra chez lui, la vue brouillée de rouge, sous les
regards effarés des passants.
Habillé, il paraissait dégingandé. Héron timide se mouvant dans un cube, dos voûté, bras collés aux flancs, jambes en échasses remuant la glaise des marais.
Nu, son corps se déroulait mince et limpide. Jamais jusqu'à lui je n'avais compris "dans le lit ton corps se simplifie", ni tous ces autres vers d'Éluard qui prirent alors sens.
Il faut un homme pour éclairer certains poèmes de leur évidence.
Lui était l'homme qui partageait ma vie depuis plus de trois ans.
En tant de temps nous eûmes celui de nous choisir, de nous aimer, de nous déchirer, de nous rechoisir, de nous rabibocher, de nous aimer encore.
Notre histoire se dévida sur l'air des Dessous chics,
de "la jarretelle qui claque dans la tête comme une paire de claques" aux "sentiments maquillés outrageusement rouge sang".
Incompréhensible en surface mais implacable en dessous, tels deux accords déjà écrits se heurtant pour former une mélodie.
Pour moi un père à l'approbation si difficile à gagner, à l'aigre critique si aisée.
Le bien n'était que médiocre, c'était le meilleur qu'il fallait viser. Au-dessus, toujours plus loin et plus haut, l'excellence en ligne de mire, la figure de l'inaccessible qui me transperçait
le cœur en talon aiguille.
Pour lui, je ne sais pas. Peut-être un goût amer de contrats trop vite conclus ou trop vite résiliés, "comme des bas résillés, enfilés."
On n'est finalement pas responsable de ce que les autres plaquent sur nous. Leurs petites affaires sont aussi intimes que nos culottes sales en attente de lavage, si possible
familial.
Mais la vérité est que, dès le premier jour, c'est moi qui le choisis. Que ce qui s'ensuivit, notre
histoire, s'étira jusqu'à la rupture. Énorme couac sur la note discordante de mon désir.
La petite trentaine déjà poivre et sel, accompagné d'une simple tasse de café et d'un long parapluie, il lisait un livre anglais. Le bar
était colonial, lui furieusement britannique. Et absorbé, si absorbé par sa lecture que le monde en marge de la page disparaissait.
Il était un caractère chinois agrégé au papier, un de ces idéogrammes raffinés, attirants, exotiques et bizarres, irradiant d'une intensité qu'il ne soupçonnait même pas.
Moi, si j'étais agrégée à quelque chose, c'était au papier peint. Pâté dégoulinant dans ma jupe, m'efforçant de me tenir droite mais débordant sous toutes les coutures pour m'épandre et baver,
baver sur lui qui ne s'en doutait pas.
De suite j'adorais la course pressée de son index à sa salive puis au papier.
"Oui, ouvre-moi, tourne-moi comme une page, feuillette-moi comme un livre..."
De suite j'adorais ses sourcils froncés, le pli perplexe de sa ride du lion :
"Oui, bute contre les mots que je t'oppose et que tu réfutes, lèche-moi comme le feu qui mord le papier, tout près, si près de ma brûlure..."
De suite j'adorais son buste penché en posture de combat, ses coudes serrés de boxer en désarroi, sautant dans le ring et bandant ses forces pour un ultime round :
"Oui, lis-moi entre les lignes, enfile-moi de la garde à l'épilogue, appose ton nom en victoire sur ma
couverture..."
Lui, je le choisis dès ce moment pour le meilleur et le pire. Contrat de mariage en pacte faustien, ignorant que le sang allait couler.
Comme rencontre, il y a pire qu'un panneau "interdiction de stationner" vous cisaillant le crâne.
* Dans la mythologie grecque, Procuste, aussi nommé Damastès (le
dompteur), offre l'hospitalité aux voyageurs qu'il capture pour les torturer. Il les attache sur un lit sur lequel ils doivent tenir exactement : trop grands, il leur coupe les membres qui
dépassent ; trop petits, il les étire jusqu'à ce qu'ils atteignent la taille requise.
L'interprétation symbolique marche aussi...
"Rouge amoureuse
Pour prendre part à ton plaisir
Je me colore de douleur.
....."