Le blog de Chut !
La nuit était tombée. Il roulait à toute allure dans la poussière des feux de broussailles. La route était mauvaise, pleine de bosses et de nids de poule.
De temps à autre, les phares d'une automobile l'aveuglaient. Sans même tourner la tête, il se rabattait à ras de fossé d'un brusque mouvement de guidon.
Il s'engouffra sur la nationale comme on se jette au feu. D'un seul coup, sans ralentir, sans réfléchir. Des voitures déboulaient de partout, monstres de métal acharnés à le poursuivre, à le piéger de leurs yeux étincelants.
Mais déboîtant, zigzaguant, toujours il parvenait à s'échapper, à bouffer encore cet asphalte sur lequel il se tenait droit, véritable miracle d'équilibre et de vitesse.
À l'avant, il avait quinze kilos de paquetage coincé entre les cuisses. À l'arrière, une passagère.
La passagère, c'était moi. Moi qui pensais à ce bitume trop dur et à mon corps trop mou. À cet homme cassé à terre sur un pont du Vietnam, des rigoles de sang fusant de ses oreilles jusqu'à sa moto en charpie. À ces gens attroupés qui l'observaient sans le secourir. À sa femme qui l'attendait sans savoir qu'il ne reviendrait pas, à ses enfants qui ne le reverraient plus.
Moi qui pensais à tout ça et surtout au fil de la vie si fragile, si prêt à se rompre à tout instant. Ce fil me reliait à mon tout jeune conducteur comme il le reliait à moi.
Une fausse manœuvre de sa part et nous nous écrasions.
Un mouvement trop brusque de la mienne et nous tombions.
J'eus sur cette route la sensation, non, la certitude aiguë de côtoyer la mort. Et j'eus peur, très peur, jusqu'au moment où je lâchai. Moment sans transition ni logique, saut en chute libre dans un précipice.
J'acceptai de mourir ici, loin de mon pays, dans le fracas des automobiles.
Le roc qui m'écrasait chuta sans un bruit.
Libération en paix immense.
Dix jours plus tard, par trente mètres de fond dans la carcasse d'une épave, j'éprouvai à nouveau cette panique. L'eau était si noire que le faisceau de ma lampe la perçait à peine. La coursive dans laquelle je nageais, palmes relevées pour ne pas soulever la vase, s'étrécissait en boyau. Bientôt il n'y eut, au-dessus de mes bouteilles et sous mon ventre, qu'un espace de vingt centimètres.
"Pile les dimensions d'un cercueil", pensai-je.
Oppressée, recluse, je tremblais mais avançais encore en me répétant, me reprochant "Mais qu'est-ce tu fous là ?"
Refusant de céder, je combattis noir contre blanc, blanc contre noir, repoussant l'angoisse à coups d'images futiles, incongrues, rassurantes : mes lèvres que je farderai ce soir de rouge rien que pour être jolie ; les œufs à la coque du petit-déjeuner de demain ; le polar que je siroterai sous les draps, à peine quelques pages avant que le sommeil ne m'enlace.
Dans ce monde aquatique inodore, j'invitais les parfums du savon, de l'herbe coupée, des épices, de la sueur, du sexe, de l'amour.
Résister, chasser l'image de la mort par une de la vie. Se battre quand l'image de la vie, rongée de ténèbres, devient floue. Rassembler ses forces, lutter, s'épuiser et finalement, en une soudaine et imprévisible bascule... lâcher.
J'acceptai de mourir là, dans ce vieux squelette rouillé. Sûrement mon âme rejoindrait-elle celles des marins qui y périrent. Peut-être nous raconterions-nous nos naufrages autour d'un whisky au goût de tourbe.
"Finalement, conclus-je, ce n'est pas la mort qui est effrayante, mais la pensée de la mort."
D'autres jours à Paris, Luang Prabang, Malapascua, j'ai souhaité mourir de suite, foudroyée, exaltée, le sourire aux lèvres, par une journée ronde et pleine comme un œuf.
Partir au milieu de tant de bonheur ne laisse guère de place aux regrets.
Le lendemain, je me me corrigeai : mourir hier eût été bête, il y a encore tant de perles à enfiler au collier.
De toute façon, appeler la mort est vain. C'est elle qui décide.
De toute façon, chaque jour je me tue.
De temps à autre, les phares d'une automobile l'aveuglaient. Sans même tourner la tête, il se rabattait à ras de fossé d'un brusque mouvement de guidon.
Il s'engouffra sur la nationale comme on se jette au feu. D'un seul coup, sans ralentir, sans réfléchir. Des voitures déboulaient de partout, monstres de métal acharnés à le poursuivre, à le piéger de leurs yeux étincelants.
Mais déboîtant, zigzaguant, toujours il parvenait à s'échapper, à bouffer encore cet asphalte sur lequel il se tenait droit, véritable miracle d'équilibre et de vitesse.
À l'avant, il avait quinze kilos de paquetage coincé entre les cuisses. À l'arrière, une passagère.
La passagère, c'était moi. Moi qui pensais à ce bitume trop dur et à mon corps trop mou. À cet homme cassé à terre sur un pont du Vietnam, des rigoles de sang fusant de ses oreilles jusqu'à sa moto en charpie. À ces gens attroupés qui l'observaient sans le secourir. À sa femme qui l'attendait sans savoir qu'il ne reviendrait pas, à ses enfants qui ne le reverraient plus.
Moi qui pensais à tout ça et surtout au fil de la vie si fragile, si prêt à se rompre à tout instant. Ce fil me reliait à mon tout jeune conducteur comme il le reliait à moi.
Une fausse manœuvre de sa part et nous nous écrasions.
Un mouvement trop brusque de la mienne et nous tombions.
J'eus sur cette route la sensation, non, la certitude aiguë de côtoyer la mort. Et j'eus peur, très peur, jusqu'au moment où je lâchai. Moment sans transition ni logique, saut en chute libre dans un précipice.
J'acceptai de mourir ici, loin de mon pays, dans le fracas des automobiles.
Le roc qui m'écrasait chuta sans un bruit.
Libération en paix immense.
Dix jours plus tard, par trente mètres de fond dans la carcasse d'une épave, j'éprouvai à nouveau cette panique. L'eau était si noire que le faisceau de ma lampe la perçait à peine. La coursive dans laquelle je nageais, palmes relevées pour ne pas soulever la vase, s'étrécissait en boyau. Bientôt il n'y eut, au-dessus de mes bouteilles et sous mon ventre, qu'un espace de vingt centimètres.
"Pile les dimensions d'un cercueil", pensai-je.
Oppressée, recluse, je tremblais mais avançais encore en me répétant, me reprochant "Mais qu'est-ce tu fous là ?"
Refusant de céder, je combattis noir contre blanc, blanc contre noir, repoussant l'angoisse à coups d'images futiles, incongrues, rassurantes : mes lèvres que je farderai ce soir de rouge rien que pour être jolie ; les œufs à la coque du petit-déjeuner de demain ; le polar que je siroterai sous les draps, à peine quelques pages avant que le sommeil ne m'enlace.
Dans ce monde aquatique inodore, j'invitais les parfums du savon, de l'herbe coupée, des épices, de la sueur, du sexe, de l'amour.
Résister, chasser l'image de la mort par une de la vie. Se battre quand l'image de la vie, rongée de ténèbres, devient floue. Rassembler ses forces, lutter, s'épuiser et finalement, en une soudaine et imprévisible bascule... lâcher.
J'acceptai de mourir là, dans ce vieux squelette rouillé. Sûrement mon âme rejoindrait-elle celles des marins qui y périrent. Peut-être nous raconterions-nous nos naufrages autour d'un whisky au goût de tourbe.
"Finalement, conclus-je, ce n'est pas la mort qui est effrayante, mais la pensée de la mort."
D'autres jours à Paris, Luang Prabang, Malapascua, j'ai souhaité mourir de suite, foudroyée, exaltée, le sourire aux lèvres, par une journée ronde et pleine comme un œuf.
Partir au milieu de tant de bonheur ne laisse guère de place aux regrets.
Le lendemain, je me me corrigeai : mourir hier eût été bête, il y a encore tant de perles à enfiler au collier.
De toute façon, appeler la mort est vain. C'est elle qui décide.
De toute façon, chaque jour je me tue.
Jeu 15 oct 2009
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