Le blog de Chut !
Barracuda Lake, île de Coron, archipel de Palawan,
Philippines.
Il m'a dit que ça allait être chaud.
Très chaud, même. Bien plus que la température de mon corps et davantage qu'un bain bouillant.
- Tu veux plonger sans combinaison ?
J'ai dit oui bien que sous l'eau, j'ai facilement froid.
Au bout de trois quarts d'heure, même par 28 degrés, je grelotte.
Des immersions d'une heure ou plus, j'en ai terminé en claquant des dents, secouée de spasmes et de frissons, racornie
dans le vent sur le pont du bateau, détrempée de la tête aux pieds, enlacée à mon paréo en quête d'une chaleur illusoire.
Lorsque la pluie s'invitait à la fête, ma Bérézina était complète.
Depuis ces retours tremblotants à la surface, je ne me jette à l'eau qu'avec deux combinaisons, enfilées à grand peine l'une sur l'autre façon crêpes.
Alors prisonniers de six millimètres d'épaisseur, mes membres ne se plient qu'avec difficulté. J'ai la raideur des bonshommes au derrière plombé de mon enfance, le mouvement saccadé, la sueur au
front et le souffle court.
Loin, très loin de Lara Croft et près, très près de la bonbonne Michelin.
Une fois lestée du gilet et du tank de quinze kilos, me voilà tout à fait paralysée. Et lorsqu'il faut sauter du bateau, c'est d'une démarche de crabe que j'avance, pieds palmés en canard,
gracieuse comme un manchot.
Vite, un pas de géant pour me délivrer de la pesanteur de ce monde.
Dans l'eau tout deviendra léger, facile, aérien.
L'âne mort de ma bouteille n'aura plus de poids, plus de prise sur mes muscles tétanisés.
La mer est ma délivrance.
Mais puisque là, ça allait être chaud, très chaud, je ne pouvais qu'accepter de laisser croupir sur le pont mes frusques en néoprène. Assez joué le bibendum, place au rêve de plonger peau nue,
directement livrée aux caresses de l'océan, sans rien d'autre que mon petit maillot rouge.
Dix
mètres.
L'eau est tiède comme un bain dans lequel on a trop mariné mais dont on ne résigne pas à sortir. Les icebergs de mousse retombent en flan trop cuit, la crasse se dilue en flaques huileuses.
C'est l'heure des braves, celle où il faut s'extraire du liquide pour retourner à la terre.
Moi, je vis cette heure à rebours : dans le monde du dessus, elle sonne ce qui s'achève.
Dans celui de dessous, ce qui commence.
Quinze mètres.
Une main invisible a tourné le robinet d'eau chaude. Il coule maintenant à grandes giclées et ses cataractes m'inondent.
Je suis bien, mieux que bien même.
J'écarte les jambes. Un courant s'insinue en rigole entre mes cuisses, glisse en anguille agile le long de mon sexe.
Frémissement de plaisir. Une pensée me frôle :
"Peut-on jouir en plongeant ?"
Vingt mètres.
La main invisible tourne, tourne le robinet.
On m'a menti.
Je ne suis pas dans un lac salé mais dans une grande casserole. Le sable au fond n'est pas minéral mais métallique, sa pente ne s'incline pas vers l'infini mais bute à l'horizontale sur des
parois noires.
Celle de la casserole dans laquelle je cuis doucement à l'étouffée.
Vingt-cinq mètres.
La main, ivre de son mouvement, est devenue folle. Ecrevisse dans son bouillon, je rôtis engluée dans le chaudron de l'enfer.
Je veux protester que je ne suis pas comestible. Que mon nom est dure à cuire. Que je ne parlerai pas, même sous la torture. D'ailleurs, régulateur enfoncé dans la bouche, je ne pipe pas mot mais regarde mon
guide.
Il fait signe de balayer son masque.
Compris. Droit devant, la lumière est mangée par l'obscurité. On n'y voit pas plus qu'au tréfonds du purgatoire.
Avant de plonger, il m'avait d'ailleurs prévenue :
- Le fond du lac est trop sombre, personne ne s'y risque.
Cela sonnait comme une information sauf que j'ai vu ses yeux et dedans, la peur de ce que l'on ne formule pas.
L'angoisse archaïque du chaos, la crainte primitive d'avancer en territoire interdit, trop loin de la terre des hommes et
trop près des squelettes des marins perdus, des cimetières d'âmes, des monstres des profondeurs.
Un regard de terreur sacrée mâtinée d'une excitation enfantine. L'avertissement que par trente mètres de fond se tient une ligne de démarcation aussi nette qu'imperceptible, infranchissable même
aux hommes poissons.
Nous virons de bord et soudain, le paysage me coupe le
souffle.
Devant nous, sur le côté, à perte de vue, des montagnes abruptes se dressent, des gorges moutonnent en replis sinueux,
des pics lacèrent l'eau trouble de leurs pointes.
Je suis au Colorado ou dans un décor de cinéma conçu par un visionnaire alcoolique, sur un Everest
débarrassé de ses neiges où je fais de l'alpinisme à l'envers.
Tête en bas, sans un effort, je flotte à flanc de rocher, m'approche et m'éloigne d'une inflexion de palme, serpente entre deux déchirures ouvertes dans la pierre.
Passée de l'enfer au paradis, je nage dans le ciel. Oui, dans le ciel, car autour de moi ballottent des nuages immobiles, prisonniers d'une densité opaque.
Le monde autour est un désert d'immensité, passé sous le
vernis d'un aquarelliste.
Lorsque le guide avait plus tôt évoqué "the formation of
clouds", je repris étonnée :
"Clouds ? In the sea ?"
Comme il insistait doigts tendus vers le ciel "Yes, yes,
clouds", j'avais fini par acquiescer "Clouds in the sea,
OK", pensant qu'il se payait ma tête.
Et bien non, parce que ces agrégats de plancton ressemblent vraiment à des nuages. Ou, corrigeai-je mentalement, à des morceaux épars
de barbe à papa, petits ou gros, maigres ou ventrus, filandreux et fondant sous les doigts en filets de sucre.
Soudain je suis une gamine revenue à la fête foraine, une invitée surprise dans la chocolaterie de Charlie, une ado allongée dans
l'herbe cherchant à donner forme aux boules de coton.
- Là je vois... Le profil d'une impératrice... Un éléphant à hélice qui prend son envol... Un pilon de poulet dans une
assiette...
Lorsque je me renverse, le soleil luit au loin à travers des couches de gélatine. Il n'est ni blanc ni jaune, mais
vert.
Vert épinard.
J'ai faim.
Il est temps de remonter.
Bises tout plein!
Attention, je vais bientôt vous convertir à ma passion (y a des addictions pires !).
Bises bis.
Cela m'a touché. Non seulement tu as gagné un lecteur régulier, mais tu m'as donné envie de mettre plus de soin dans la tenue du mien.
Aucun doute : quand les archives de mon blog seront restaurées, je te rajouterais aussi dans ma liste de liens favoris.
Et si tu le permets : bise. Juste une, comme ça.
À bientôt peut-être,
Benjamin.
oui, j'ai découvert ta plume sur le blog de Françoise Simpère, en lisant à mon plus grand bonheur les comms qui suivaient un de ses articles. De là, l'envie de faire un tour par ton univers. Ne me remercie pas, tout le plaisir est pour moi !
Pour l'ajout dans tes liens, c'est avec plaisir, mais aucune urgence ni obligation. C'est uniquement si tu en as envie après avoir parcouru cet espace.
Je prends la bise et t'en retourne deux.
Soyons fous... Ici, tout est permis ! :)
J'ai eu la chance de croiser Françoise il y a quelques mois à Paris, et même de manger un peu en sa compagnie.
C'était la veille d'une petite rencontre du site polyamour.info. Je ne sais pas si tu connais, mais bref… même si il y a quelques semaines que je n'y suis pas passé, je te suggère d'aller y faire un petit tour.
Il y a d'autres univers personnels forts plaisants à y découvrir.
oui, y avait une vache dans le décor. :)
Je ne connais pas le site du polyamour autrement que par les billets de Françoise. Le sujet m'aurait intéressée, passionnée même, mais à un autre moment de vie. Je me sens actuellement très loin de tout ça, hélas. N'empêche que je le garde dans un coin...
Excellente soirée à toi !