Le blog de Chut !
Suite de Empreinte, Roc et sève.
A nouveau la rue, cette fois de nuit.
La chaleur dense et moite comme un poing fermé nous enveloppa. Lovés dans son étreinte, Ernesto et moi avancions du même pas. Quelques dîneurs s'attardaient au restaurant sous les arcades. Chaises pliantes, plat unique, assiettes en plastique, tables lavées à la va-vite, serveuse fatiguée prête pour le coup de balai.
Face à nous, le cake anglais du multiplexe-parking étalait ses étages bigarrés. Une tranche de meringue, une couche de jelly saupoudrées de néons en fruits confits, ressemblant rayure pour rayure aux cakes multicolores vendus sur le front de mer.
Les voitures avaient déserté le carrefour. Nichée après la courbe entre deux boutiques, l'enseigne de l'atelier d'Ernesto, comme cuite à la lueur du réverbère, luisait doucement. S'y détachaient, stylisés en noir sur fond crème, les mots Tattoos et Piercings.
Je les voulais imprimés sur ma rétine comme je voulais me souvenir de cette nuit tropicale. De ce tapotement conjoint de nos semelles sur le pavé. De la chemise d'Ernesto tel un trou blanc dans l'obscurité. De ma robe violette plaquée sur mon corps en une gangue prête à s'ouvrir.
De ce moi d'avant moi, de ce temps où je marchais la peau encore lisse de n'avoir pas été marquée.
Le lendemain, nous nous séparerions pour prendre l'avion dans deux directions opposées. Ce départ simultané était, comme notre rencontre, le fruit du hasard. Libres d'attaches, nous n'éprouvions nullement le besoin de nous rendre des comptes, de nous prévenir avant de l'après.
"Je suis là pour l'instant. Alors goûtons-le, suspendu, puisqu'il ne reviendra jamais."
Ici et maintenant. Plus qu'une leçon du voyage, c'est une leçon de vie qui égratigne le coeur, mais rassure aussi sur sa capacité à battre.
J'ai vu des aubes se lever sur des lits dans lesquels je ne dormirai jamais plus. Caressé des corps avec la fougue des femmes qui ne se savent liées à rien, et surtout pas à faire semblant. Reçu de plus grandes marques de tendresse d'hommes de passage que d'amants en titre.
Eux, s'imaginant propriétaires, s'attribuaient de droit la négligence de l'occupant.
Combien de fois ai-je, en voyage, serré des gens dans mes bras, humé leur parfum et, me tournant pour un ultime adieu, pensé très fort "prends soin de toi, surtout" ?
Combien de fois ai-je eu la nostalgie de quitter un endroit aimé ? De rouvrir à la dernière seconde la porte d'une chambre juste pour la contempler, comme à l'exposition Modigliani où je saisis le bras de mon amoureux tandis que nous nous dirigions vers la sortie :
- Retournons près du nu couché, veux-tu ?
Je l'entraînai à rebours de la foule pour contempler cette toile que nous ne verrions plus jamais. Ou du moins, plus jamais ensemble.
Partir est un art que je peine à maîtriser, tant j'ai l'impression d'y laisser une part de moi.
"J'ai le coeur trop près des côtes," écrivis-je une nuit à un homme.
Mais lorsque l'horloge du départ égrène son tic-tac dans ma tête, je suis incapable de rester. Tout délai n'est qu'un sursis avant l'envol. Lent parfois, écartelée que je suis entre terre et ciel. Brutal souvent, parce que je romps d'un coup l'attache qui me cloue au sol, quitte à me couper un pied.
Aussi à la question de Feu mon amour "Combien peut-on supporter de séparations sans mourir ?", lui répondis-je jadis :
- Beaucoup. Plus encore qu'on ne peut l'imaginer.
Aimer vraiment quelqu'un, ce n'est pas le retenir mais se préparer à le laisser partir, tout en sachant que ce départ nous laissera amputé. La vérité est que jamais on ne possède personne.
S'il me venait la folle intention d'attacher Ernesto à un après, j'aurais aussi bien pu écluser une mer de sable entre mes doigts : il est la personne la plus libre que je n'ai jamais rencontrée.
Libre de tout plan car, selon lui, ils ratent toujours.
Libre des entraves d'une famille qui l'a renié parce qu'il ne se conformait pas à ses souhaits. "Sois médecin ou avocat, mon fils."
Avocat, Ernesto l'a été avant de s'en détourner pour replonger vers ses racines. Celle d'une culture qui se meurt au milieu d'une jungle qu'on défriche.
Bientôt, il n'y aura personne pour lire les corps des vieux guerriers ibans.
Bientôt, il n'y aura d'ailleurs plus aucun vieux guerrier iban.
Dans son atelier, Ernesto me déroula des bribes de vie. Cette chaîne de télé qui l'avait contacté pour un reportage consacré aux Ibans, par exemple.
Il dit oui avant de claquer la porte : les conditions n'étaient pas acceptables.
D'accord pour qu'une équipe l'accompagne dans la jungle, qu'elle visionne les cassettes qui lui avaient réclamé des mois d'interviews et de recherches.
Hors de question, en revanche, de raconter des mensonges : affirmer aux télespectateurs qui, n'y connaissant rien, le croiraient forcément, que sa culture était toujours vivante, ça... Il en était incapable.
- Si tu triches avec ton peuple, avec toi-même, que te reste-t-il ? Ni la gloire ni l'argent n'achètent l'honneur.
Ernesto m'exhuma aussi un album photo. Y posaient, de dos ou de face, des vieillards décharnés à demi-nus, couturés de blessures, de cicatrices et de rides, mais fièrement parés de tatouages gagnés au fil des décennies. Les motifs avaient perdu de leur précision, l'encre de sa fraîcheur. Son noir jais d'origine s'était affadi en la teinte bleuâtre des ornements d'anciens prisonniers.
Tandis que, lente et émue, je tournais les pages, Ernesto me désignait un par un ces visages d'un autre temps. Photo après photo, une phrase revenait, toujours la même :
- Lui est mort.
Sa main voltigea sur la mienne. Je me retournai. L'homme que je vis alors n'était pas Ernesto. C'était la dernière sentinelle d'un monde aux abois.
A suivre.
A nouveau la rue, cette fois de nuit.
La chaleur dense et moite comme un poing fermé nous enveloppa. Lovés dans son étreinte, Ernesto et moi avancions du même pas. Quelques dîneurs s'attardaient au restaurant sous les arcades. Chaises pliantes, plat unique, assiettes en plastique, tables lavées à la va-vite, serveuse fatiguée prête pour le coup de balai.
Face à nous, le cake anglais du multiplexe-parking étalait ses étages bigarrés. Une tranche de meringue, une couche de jelly saupoudrées de néons en fruits confits, ressemblant rayure pour rayure aux cakes multicolores vendus sur le front de mer.
Les voitures avaient déserté le carrefour. Nichée après la courbe entre deux boutiques, l'enseigne de l'atelier d'Ernesto, comme cuite à la lueur du réverbère, luisait doucement. S'y détachaient, stylisés en noir sur fond crème, les mots Tattoos et Piercings.
Je les voulais imprimés sur ma rétine comme je voulais me souvenir de cette nuit tropicale. De ce tapotement conjoint de nos semelles sur le pavé. De la chemise d'Ernesto tel un trou blanc dans l'obscurité. De ma robe violette plaquée sur mon corps en une gangue prête à s'ouvrir.
De ce moi d'avant moi, de ce temps où je marchais la peau encore lisse de n'avoir pas été marquée.
Le lendemain, nous nous séparerions pour prendre l'avion dans deux directions opposées. Ce départ simultané était, comme notre rencontre, le fruit du hasard. Libres d'attaches, nous n'éprouvions nullement le besoin de nous rendre des comptes, de nous prévenir avant de l'après.
"Je suis là pour l'instant. Alors goûtons-le, suspendu, puisqu'il ne reviendra jamais."
Ici et maintenant. Plus qu'une leçon du voyage, c'est une leçon de vie qui égratigne le coeur, mais rassure aussi sur sa capacité à battre.
J'ai vu des aubes se lever sur des lits dans lesquels je ne dormirai jamais plus. Caressé des corps avec la fougue des femmes qui ne se savent liées à rien, et surtout pas à faire semblant. Reçu de plus grandes marques de tendresse d'hommes de passage que d'amants en titre.
Eux, s'imaginant propriétaires, s'attribuaient de droit la négligence de l'occupant.
Combien de fois ai-je, en voyage, serré des gens dans mes bras, humé leur parfum et, me tournant pour un ultime adieu, pensé très fort "prends soin de toi, surtout" ?
Combien de fois ai-je eu la nostalgie de quitter un endroit aimé ? De rouvrir à la dernière seconde la porte d'une chambre juste pour la contempler, comme à l'exposition Modigliani où je saisis le bras de mon amoureux tandis que nous nous dirigions vers la sortie :
- Retournons près du nu couché, veux-tu ?
Je l'entraînai à rebours de la foule pour contempler cette toile que nous ne verrions plus jamais. Ou du moins, plus jamais ensemble.
Partir est un art que je peine à maîtriser, tant j'ai l'impression d'y laisser une part de moi.
"J'ai le coeur trop près des côtes," écrivis-je une nuit à un homme.
Mais lorsque l'horloge du départ égrène son tic-tac dans ma tête, je suis incapable de rester. Tout délai n'est qu'un sursis avant l'envol. Lent parfois, écartelée que je suis entre terre et ciel. Brutal souvent, parce que je romps d'un coup l'attache qui me cloue au sol, quitte à me couper un pied.
Aussi à la question de Feu mon amour "Combien peut-on supporter de séparations sans mourir ?", lui répondis-je jadis :
- Beaucoup. Plus encore qu'on ne peut l'imaginer.
Aimer vraiment quelqu'un, ce n'est pas le retenir mais se préparer à le laisser partir, tout en sachant que ce départ nous laissera amputé. La vérité est que jamais on ne possède personne.
S'il me venait la folle intention d'attacher Ernesto à un après, j'aurais aussi bien pu écluser une mer de sable entre mes doigts : il est la personne la plus libre que je n'ai jamais rencontrée.
Libre de tout plan car, selon lui, ils ratent toujours.
Libre des entraves d'une famille qui l'a renié parce qu'il ne se conformait pas à ses souhaits. "Sois médecin ou avocat, mon fils."
Avocat, Ernesto l'a été avant de s'en détourner pour replonger vers ses racines. Celle d'une culture qui se meurt au milieu d'une jungle qu'on défriche.
Bientôt, il n'y aura personne pour lire les corps des vieux guerriers ibans.
Bientôt, il n'y aura d'ailleurs plus aucun vieux guerrier iban.
Dans son atelier, Ernesto me déroula des bribes de vie. Cette chaîne de télé qui l'avait contacté pour un reportage consacré aux Ibans, par exemple.
Il dit oui avant de claquer la porte : les conditions n'étaient pas acceptables.
D'accord pour qu'une équipe l'accompagne dans la jungle, qu'elle visionne les cassettes qui lui avaient réclamé des mois d'interviews et de recherches.
Hors de question, en revanche, de raconter des mensonges : affirmer aux télespectateurs qui, n'y connaissant rien, le croiraient forcément, que sa culture était toujours vivante, ça... Il en était incapable.
- Si tu triches avec ton peuple, avec toi-même, que te reste-t-il ? Ni la gloire ni l'argent n'achètent l'honneur.
Ernesto m'exhuma aussi un album photo. Y posaient, de dos ou de face, des vieillards décharnés à demi-nus, couturés de blessures, de cicatrices et de rides, mais fièrement parés de tatouages gagnés au fil des décennies. Les motifs avaient perdu de leur précision, l'encre de sa fraîcheur. Son noir jais d'origine s'était affadi en la teinte bleuâtre des ornements d'anciens prisonniers.
Tandis que, lente et émue, je tournais les pages, Ernesto me désignait un par un ces visages d'un autre temps. Photo après photo, une phrase revenait, toujours la même :
- Lui est mort.
Sa main voltigea sur la mienne. Je me retournai. L'homme que je vis alors n'était pas Ernesto. C'était la dernière sentinelle d'un monde aux abois.
A suivre.
Lun 11 mai 2009
3 commentaires
Aujourd'hui, là, c'est presque déchirant. Mais les hommes perdent de leur beauté quand ils sont mis en cage...
Tout pareil !!
Tout pareil !!
Chut !
Il y a, comme souvent, de belles images dans ce texte.
Mais il en est une qui indique un net progrès dans la maîtrise de ton nouvel appareil.
Mais il en est une qui indique un net progrès dans la maîtrise de ton nouvel appareil.
Slevtar - le 15/05/2009 à 02h12
Argh, Slev. La photo n'est pas de moi. Je kidnappe Ernesto demain pour la refaire à ma façon (pas sûr que je la publie sur le blog, cela dit...).
Chut !
"Aimer vraiment quelqu'un, ce n'est pas le retenir mais se préparer à le laisser partir, tout en sachant que ce départ nous laissera amputé."
Une larme.
"C'était la dernière sentinelle d'un monde aux abois."
Et une autre...
Une larme.
"C'était la dernière sentinelle d'un monde aux abois."
Et une autre...
Cruchotte - le 03/07/2009 à 09h51
Je me rends compte que ce texte doit sonner d'une façon particulière pour toi.
Alors je t'embrasse, trois fois. Une pour conjurer chaque larme et une fois pour le surplus, qui n'est bien souvent que le nécessaire.
Alors je t'embrasse, trois fois. Une pour conjurer chaque larme et une fois pour le surplus, qui n'est bien souvent que le nécessaire.
Chut !
Quel plaisir de te lire!