Le blog de Chut !
Un soir, Ernesto m'a emmenée à son atelier. Enfin, à son lieu de vie, comme je l'avais appris plus tôt. Après un quart de nuit passée à discuter dans le salon-réception de Tracks, je désignai un des lits superposés de la plus petite chambre :
- Tu ne dors pas ici ?
- Non, je rentre au magasin. Je ne dors bien que par terre.
Tenaillés par le sommeil, nous nous étions séparés comme ça, abruptement sur un signe de main.
Lorsqu'Ernesto déverrouilla sa porte, je m'attendais à découvrir un lieu spartiate. Je ne vis qu'un escalier montant à pic dans les profondeurs d'un bâtiment. Puis, une fois les marches gravies, une pièce immense avec un bazar comme je les aime. Du bois, des bambous, des objets tribaux et des photos recouvrant les murs, des affiches souvenirs suspendues, une paire de bottes abandonnée, un canapé et une table basse.
Tout au fond, des fenêtres en vitraux donnaient des couleurs à la nuit.
La lumière de la cuisine filtrait aux coins d'une porte noire. Alors que je me levai, Ernesto me demanda :
- Ne l'éteins pas quand tu reviendras.
J'acquiesçai et oubliai. Il se leva pour réparer ma distraction, expliquant :
- Je la laisse toujours allumée... Les démons sont attirés par le noir.
Je songeai qu'en effet, le mien, de démon, me suffisait bien.
Inutile qu'il invite en prime ses copains.
Mes pensées jouant à saute-mouton rebondirent sur la porte. La certitude que, quelque part sur cette planète, au croisement de deux routes, une lumière brille toujours me réconforte. C'est comme
une clef qui, au fond de ma poche, ouvre à l'autre bout du monde mon appartement.
Cette nuit-là, Ernesto et moi avons parlé de tatouages et de chemins de vie, de souffrances et de rédemption. Nous avons
ri aussi, de cette fille bizarre qui se plantait des heures durant devant ses fenêtres et lui envoyait des messages en pleine nuit, de ce démon accroché à mon dos comme une chauve-souris sur
l'épaule.
- Surveille tes arrières, souffla Ernesto dans mon cou.
Je ne lui dis pas que je passais trop de temps à me retourner. Lui qui devine tout, il le savait sûrement déjà. Puis je me sentais bien, tellement bien que je n'avais aucune envie d'opérer un demi-tour sur moi. Juste celle d'enfiler droit devant les heures de la nuit, de les voir défiler sur la pendule sans songer à hier ni à demain. De sentir encore sa main nonchalamment posée sur ma cuisse, de m'appuyer contre son épaule en sachant que bientôt nous serions nus.
Mais quand est-ce donc, bientôt ? Dans cinq minutes, une heure ou demain ?
Aucune importance. Avec certains hommes, bientôt est toujours le bon moment.
Ernesto quitta le canapé. Profitant de son absence, je déambulai pieds nus dans l'atelier, m'imprégnant d'ombres et de lumières. Derrière moi, un gri-gri suspendu tournait comme un pendule sur la photo d'un guerrier iban. A ma gauche, le miroir en pied me renvoyait ma silhouette amaigrie par le voyage.
Depuis un mois, avec ces nouilles et ce riz qui ne passaient plus, je me dépouillais de ma chair pour m'approcher de mes
os. Creusée de dedans en une épure de corps aux jambes plus longues, aux fesses plus hautes, à la taille étranglée en double virgule.
Désalourdie, fluette, simplifiée comme une esquisse en devenir.
J'étais arrêtée face au fauteuil chirurgical de tatouages
lorsqu'Ernesto me rejoint. Collant son torse nu à mon dos, m'effleurant les poignets pour les guider vers le siège, il chuchota :
- This is the Ministry of Pain*.
Je souris en songeant que bientôt je connaîtrai moi aussi cette douleur.
Si j'avais jusqu'alors été hésitante, je ne l'étais plus. Cette marque et cette souffrance étaient mon rite initiatique, l'empreinte à même ma chair d'un saut sans possible retour en arrière.
Je voulais que ce soit Ernesto le passeur. Parce qu'il a la grâce, le duende, l'émerveillement des enfants comme la vieillesse dans ses yeux.
Parce que le choisir, c'est aussi me lier à lui.
Au petit matin, nous nous sommes endormis enlacés à même le sol.
(*C'est le Ministère de la Douleur.)
A
suivre.
Le dessin
est d'Isabelle Pessoa.
Le tatouage est un tatouage de voyage traditionnel iban.
Il orne, côté torse, les deux épaules des hommes.
Sa confiance est du genre les yeux fermés. :)
Non, il ne les as pas lus, la question de la langue est vraiment problématique. Mon anglais ne me permet pas (pour le moment !) d'aborder une traduction littéraire, en rendant les effets que j'ai
voulu y mettre Elle serait plutôt du genre littérale, snif.
Mais j'y travaille... Allez, je gage que sur la planète backpackers, je suis une des rares à trimballer et une grammaire anglaise et un dico bilingue (et je les sens bien, parce que la
vache... ils sont lourds !!) !
(Quoique ... n'a-t-il pas déjà lu ces deux là, avant qu'ils fussent écrits ?).