Le blog de Chut !

"Droit devant, on ne peut pas aller bien loin...", dit un jour l'habitant d'une lointaine planète au petit prince.

Pourtant j'avance, d'avion en ferries, de bus en taxis, taillant ma route à coups de serpe, la défrichant en percées claires.

Lorsque je me retourne, je distingue à peine sa trace déjà recouverte de poussière. Ma trajectoire est comme le sillage du bateau englouti par la mer, un mot d'amour effacé sur le sable, un itinéraire tracé sur une carte qui a pris l'eau : une ligne n'existant plus que dans le souvenir.


Oh, il y a des preuves, bien sûr. L'usure de mes chaussures, les déchirures lardant mon sac en autant de blessures de guerre. La couleur de ma peau tannée par le soleil et le vent et, tranchant en rose sur le brun, mes cicatrices à la paume et au genou. Puis, collés dans mon journal de bord, ces tickets de transport, de visite, ces factures d'endroits où j'ai mangé, dormi et où je ne repasserai plus.

Combien y a-t-il d'enjambées dans des milliers de kilomètres ?

Aucune idée, tant les pas de géant ne sont parfois que des sauts de puce.

Toute avancée n'est qu'un tour sur soi.
Non. Toute avancée est déjà un tour sur soi.


Le semaine dernière, ma course m'a ramenée à Andrea en un arc de cercle. Cela prit douze heures chaotiques, deux bus, un ferry rouillé et un simple bateau à flotteurs. En équilibre sur le banc dur, le regard fixé sur l'horizon mangé de nuit, je songeais à mon canapé parisien, aux dreadlocks d'Andrea et à sa bouche articulant :

- Cet été, je suis allé aux îles Guili Guili.

Je me souviens d'avoir ri, faisant mine d'oublier que ce "je" cachait en vérité un "nous" :

- Guili Guili... Les îles aux chatouilles ?

Andrea avait ri aussi. M'avait parlé de plages et de rizières, de couchers de soleil et de baignades alors que je pensais bête à deux dos.
Puis, s'interrompant soudain :

- Je ne devrais pas t'en parler. Ce n'est pas délicat, puisque j'y étais avec elle.

Il se trompait cependant sur un point : le nom de ces îles perdues n'est pas Guili Guili, mais Gili tout court.
Dans le nom s'en trouvait un de trop.


Bel endroit que Gili, en effet. Vrai paysage de carte postale sans voitures, ni motos, ni chiens errants. Juste des carrioles à chevaux, une électricité capricieuse, une bande de sable étirée à l'aplomb d'une mer turquoise. Peu de touristes aussi, hors saison oblige.

Leur meute reviendra à l'été et à Noël. Défilé de gentils couples partageant la même crème solaire, déambulant enlacés sur le chemin poussiéreux, sirotant un cocktail sous les abris du front de mer. Un plancher en bois monté sur pilotis, un toit en palmes, une table basse et des coussins moelleux, ces abris sont du genre romantique.

Est-ce pour cela que j'y ai passé les heures brûlantes de l'après-midi ?

Non. Solitaire par choix, en tête-à-tête avec ma bouteille d'eau, j'y ai rêvassé et noirci les pages de mon journal.


A l'approche du soir, je me suis souvenu d'Andrea à demi-nu sur mon lit. Du jour où, me regardant, il avança la main et écarta les bras. Je m'y blottis en songeant que c'était là mon pays, ma patrie dans l'espace de ses bras ouverts. Que j'y étais parvenue après un long voyage et pouvais à présent dormir.


Parfois, tel un mirage né du désert, j'ai cru apercevoir son fantôme. Il marchait sur la route, une fille derrière lui. Ou s'allongeait aux côtés d'un corps déjà couché. Ou, émergeant de l'eau, brandissait en vainqueur dérisoire le poisson qu'il venait d'attraper.

La fille, elle, applaudissait et sortait un appareil photo.

Clic, l'image était dans la boîte.

Clac, elle s'effaça de ma mémoire. Volatile souvenir de poisson retournant à la mer, les écailles changées en peau de sirène.


Cette peau de sirène, c'est la mienne.
Il n'y a plus de place pour Andrea dans mon voyage.

Mer 15 avr 2009 1 commentaire
Entre mue et peau neuve, il y a ce mot dur, au son comme à l'écrire, l'exuvie, qui sent d'abord la sueur, amorce comme une béance, et coupe court soudain, lance sa dépouille en même temps que jaillit le mot de la fin.
Et puis un grand calme, rassurant, un peu comme de s'endormir dans les rayons du levant.

(Je suis sans doute un peu flou, mais ton texte a un fort pouvoir évocateur. Une de ses grandes qualités, pour moi en tout cas).
Slevtar - le 18/04/2009 à 23h49
Coucou Slev,
je ne connaissais pas ce mot. Evocateur, en effet... Au début, on sent de la sueur (exu / exsu-) et de l'effort, à moins que ce ne soit le premier pas vers l'exu-ltation.
Puis le mot de la fin, c'est vie, n'est-ce pas ?
J'aime aussi ce renvoi au reptile, à ce qui ondoie, se fraie silencieusement un chemin.
Vipère au poing. :)

Tes commentaires m'inspirent comme de petits poèmes. J'ai la manie de les relire et de les garder un (long) temps pour moi. Egoïste ? Vi, vi, j'assume.
Chut !