Le blog de Chut !
Yogjakarta, île de Java.
Depuis plus d'un mois que je chemine en solitaire, sac au dos, je me nourris de nouilles, de riz et de moi-même, entre irrésolution des jours de fatigue, énergie de journées pleines, contrariétés et joies minuscules, grosses galères et grandes découvertes.
Dans un taxi-moto, le vent dans mes cheveux suffit à me ravir. Il a le goût de la liberté comme la saveur des brochettes aux étals des marchands, le relâchement de mes épaules alors que mon sac trop lourd atterrit sur le lit d'une chambre d'hôtel, le bruit ininterrompu de la pluie sur un toit en zinc ou son ruissellement sur mon visage brûlant.
Lavée de la chaleur et de la poussière, trempée et heureuse, je peux alors m'abriter et pester :
- Mais qu'est-ce qu'il pleut !
Je le savais en partant, ce voyage serait différent des autres.
Avant, j'avais une idée de ce que je cherchais, même si je ne le trouvais pas ou que mes plans changeaient en chemin.
Cette fois-ci, je l'ignorais. Enfin, pas tout à fait.
J'avais au fond des tripes le besoin vital de me décrasser, de me confronter à moi-même, d'accomplir un voyage dedans.
Une ascèse plutôt qu'un amusement, une plongée vive à mes sources, une remontée de mon propre courant desquelles je sortirais vivifiée, baignée, épurée après l'épreuve du feu.
J'ai bien pensé à me créer ma propre épreuve : prendre pendant dix heures un bus pour nulle part. Pour qui voyage en routard, elle semble ridicule. Pour moi qui déteste encore plus les bus que la voiture, elle ne l'est pas.
A peine me suis-je installée sur mon siège que, souvenir d'enfance, j'ai déjà la nausée.
De plus, petits garnements, ma vessie et mon estomac supportent mal les longs trajets. Périodiquement, j'ai besoin de vider l'une et de remplir l'autre. Sans compter que ma claustrophobie s'accommode mal d'une prison de métal, de voisins qui se retournent et me dévisagent en bête curieuse, grignotent mon siège, s'effondrent sur mes genoux au premier cahot.
Ici comme ailleurs, la proximité forcée des peaux, des odeurs, des conversations me hérisse.
Enfin, en Indonésie comme en Inde, les chauffeurs conduisent comme des furieux, au klaxon, doublant à tort et à travers dans les virages ou sur les routes à deux voies.
Mille fois par le pare-brise, je vois, impuissante, la mort me faucher en pleine face.
Si j'ai renoncé à cette épreuve gratuite, c'est que je l'ai vécue contrainte et forcée de Parapat à Medan. Le trajet qui devait durer quatre heures. Il prit le double.
Dès le départ j'eus l'horrible vision d'une chute fatale. Un camion ayant sûrement pris à trop vive allure la petite route en lacets gisait écrasé au fond d'un ravin. Comme dans les crashes d'avion, aucun passager ne devait survivre.
La différence avec les crashes ? Ils se produisent plus rarement : l'avion reste le moyen de transport le plus sûr, le bus le plus risqué.
A mi-course s'abattit un déluge tropical. Le ruban d'asphalte, les champs alentour, le ciel se confondaient en un seul gris intense. Des trombes d'eau obscurcissaient les vitres. Une giclée de boue jaillie des roues d'un véhicule nous plongea dans la nuit noire.
Lueurs fantomatiques des phares exceptée, on n'y voyait pas davantage qu'au fond d'un trou.
La carlingue fatiguée du minibus tremblait comme un hélicoptère au décollage.
A l'intérieur régnait un profond silence d'église. Les passagers s'en remettaient à Dieu ou plutôt au chauffeur devenu Dieu. Un Dieu aux yeux étonnamment clairs et au visage crispé dans le rétroviseur.
Un Dieu qui tenait leur vie – nos vies – entre ses mains.
A la fin du trajet survint un immense embouteillage. Une file de camions, de bus, de voitures inextricablement mêlée convergeait dans la même direction, sans autre échappatoire que la ligne droite.
Fenêtres entrebâillées, nous suffoquions dans les vapeurs d'essence et de gaz d'échappement.
Inspiration, expiration.
Bouche ouverte tel un poisson sorti de son bocal, je me forçais à respirer calmement, réprimant la panique qui gagnait et mon ventre et ma gorge, me bénissant de n'être point asthmatique.
Sinon j'aurais crevé là, terminus plein champ.
Notre chauffeur prit le parti du bas-côté par une brusque oblique à gauche. Vaille que vaille à un demi-mètre du fossé, il remonta cran après cran le serpent de véhicules, tantôt s'immisçant
telle une couleuvre entre un pare-chocs et un garde-boue, tantôt glissant sur le ventre, patinant, dérapant sur la terre meuble.
Mille fois je nous vis verser dans l'eau. Non plus celle qui lave et purifie, mais celle qui tue et détruit.
Mille et une fois je soupirai de soulagement.
A la fin du périple j'étais moulue. Corps en écorce malmenée, sentant dans ses flancs la flamme du désir de la route proche de s'éteindre.
Je soufflai sur ses braises pour m'arracher de la ville hostile de Medan, fuyant Jakarta, une ville encore plus grande, pour atterrir ici. Un vol retardé plus tard, je m'échouai à l'hôtel, une bâtisse sans âme, pour dormir et me laver.
Sous l'eau froide de la douche les scories se détachaient. Peur, stress, énervement, colère glissaient sur mes écailles, emportés par le siphon.
Reposée, purifiée, je pouvais à nouveau brûler.
Le feu me saisit presque par hasard. Presque, tant un de mes livres de route, Femmes qui courent avec les loups, allume en moi un brasier. Il a la profondeur des sésames difficiles d'accès, la forme complexe des clés durement gagnées.
Un chapitre, une enjambée.
Un pas imprimé sur la cendre morte de ma vie ancienne de laquelle jaillira, je l'espère, une récolte fertile.
Aujourd'hui, assise sur un tabouret par trente-cinq degrés à l'ombre, j'entendis un furieux martèlement de sabots. Des chevaux cabrés, libres d'entraves, cinglés par le vent, toutes dents dehors, roulant des yeux furieux dans une caracole d'enfer.
Le mince batik avait l'épaisseur des révélations.
Je demandai à faire déplacer la toile.
Chamarrée à la lumière du jour, la horde avait la sauvagerie effrayante, somptueuse des appels à l'âme.
J'ai acheté la peinture.
Mon livre de route est de Clarissa Pinkola-Estés.
Son titre complet : Femmes qui courent
avec les loups,
Histoires et mythes de l'archétype de la femme sauvage.
Le batik sort des mains de l'artiste et professeur indonésien Harri Agung.
Oui !!! J`ai maintenant la chute pour ecrire l`histoire en entier, avec happy end et danse du ventre a l`aeroport. :)
J`attends ta chronique indienne, hein.
Bizzz yogjakartesques !
bon, ben donc tu es arrivee en terre promise indonesienne
d'la balle
bises
P.