Le blog de Chut !
Dans cet appartement, c'était ma chambre que je préférais. Elle était au bout du couloir, vaste et blanche.
Son parquet ancien couinait sous
mes pas lorsque je la traversais. Jamais je n'ai su les lattes à éviter pour rejoindre mon lit sans bruit. Lit est toutefois un bien grand mot pour un matelas posé à même le sol.
Sur la porte, côté couloir, j'avais punaisé un de mes dessins, un entonnoir rouge suivi d'un texte griffonné :
"Ceci n'est pas un entonnoir pour les fous, c'est ma couronne", histoire de donner le ton.
La porte-fenêtre donnait sur un balcon où j'allais peu. Trop petit, trop bruyant à cause du boulevard en contrebas, il n'était guère propice à la rêverie. Les branches des marronniers découpées sur le ciel l'étaient, elles. Au moins autant que les lourdes tentures suspendues devant les vitres.
Elles étaient pourpres comme les rideaux de théâtre, d'une couleur si profonde qu'elle en éclaboussait les murs. Lorsque je les fermais, de jour comme de nuit la chambre devenait mon cabaret intime.
D'une représentation à l'autre, le spectacle changeait mais sa trame ne variait pas. Au point de dentelle ou de croix, toujours les broderies composaient le même motif : une étreinte clandestine.
J'imaginais par exemple une aube frisquette, un manteau trop mince sur mes épaules et assez de temps pour un café avant de prendre le métro.
Dans la rue se tient un bar-hôtel de quartier. Sa porte qui tinte quand on la pousse, ses tables usées avec leur cendrier en plastique, son sol douteux, son comptoir avec le patron servant des canons aux habitués.
Au fond de la salle, un escalier sombre mène aux chambres du premier étage. Séparées par des cloisons en papier cigarette, elles sont petites et sans confort, juste pourvues d'un lit et d'un lavabo.
Mille fois je suis passée devant ce troquet sans m'attarder. Aujourd'hui, j'entre parce qu'il y fait chaud, qu'il y a du bruit, des conversations, de la vie.
Debout derrière le zinc, je commande un double express. Plisse le nez à cause de la fumée des cigarettes. L'odeur du tabac au petit matin m'a toujours donné mal au cœur.
Le bourdonnement des mots sans importance m'entoure comme de la ouate. Je défais un à un les boutons de mon manteau, tire sur mon écharpe pour délivrer mon cou.
La boisson arrive, brûlante. Un filet a débordé de la tasse et mouillé le sucre. Je le repousse sur le bord de la soucoupe. Et à ce moment précis, je le vois.
Il est à l'autre bout du comptoir, penché sur son marc de café comme pour y lire son destin. Les épaules voûtées sous le poids de la journée à venir, les cheveux encore mouillés de la douche mais gominés.
C'est un homme banal en costume. Un employé ou un représentant de commerce dans la trentaine, ni grand ni petit, ni beau ni laid, sans rien qui accroche.
Le genre d'homme qu'on croise à tous les coins de rue sans se retourner.
Pourtant, ma gorge palpite soudain plus fort. Peut-être parce que dans ce rade d'habitués, nous sommes tous deux aussi décalés.
Mon regard insistant lui fait lever la tête. Puis, imperceptiblement, sa tasse, comme s'il trinquait avec moi en secret.
Nous savons dès lors ce qui va se passer, et nous voulons que ça se passe.
Les clefs des chambres sont accrochées sur un panneau de bois. L'homme, posant un billet sur le comptoir, en demande une au patron. Puis il traverse la salle, se dirige vers l'escalier, ralentit en passant à mes côtés, la clef en évidence dans sa paume.
Un battement de cils.
Oui, j'ai bien vu le numéro de la chambre.
J'avale mon café à la hâte.
Le battant de la chambre est entrouvert. À peine ai-je pesé sur la porte que l'homme m'attrape par la manche et me tire à l'intérieur.
Je la referme d'un coup de pied, me débarrasse de mon manteau. Alors que je dégrafe ma jupe, il m'arrête pour la remonter sur mes fesses. Ses gestes durs et précis me tournent, me collent au mur, baissent ma culotte.
Il ouvre sa braguette, enfile un préservatif et me prend debout, vite, fort, sans tendresse.
Chaque va-et-vient me fait gémir. Lui, il ne gémit pas, il grogne à râles étouffés dans mon cou.
Une crispation de son sexe m'annonce qu'il va jouir. Alors je viens, là, maintenant, avant lui, mon écharpe rentrée entre les dents.
Nous nous séparons les jambes molles.
Après m'être rajustée, je sors de la chambre sans un mot. L'homme la quittera aussi, mais plus tard, quand la rue m'aura happée.
Je descends l'escalier. Le brouhaha des rires et des discussions m'enveloppe de nouveau.
Le patron me dit :
- À bientôt, Mademoiselle.
Je souris en lui laissant un pourboire.
Neuf heures. Il est temps de m'engouffrer dans le métro. Je suis à peine en retard.
C'est une belle journée qui commence.
Photo : La Petite Mort, de William Santillo.
Image extraite des Chroniques de la Lune Noire (dessinateurs : Olivier Ledroit et Cyril Pontet).
Sur la porte, côté couloir, j'avais punaisé un de mes dessins, un entonnoir rouge suivi d'un texte griffonné :
"Ceci n'est pas un entonnoir pour les fous, c'est ma couronne", histoire de donner le ton.
La porte-fenêtre donnait sur un balcon où j'allais peu. Trop petit, trop bruyant à cause du boulevard en contrebas, il n'était guère propice à la rêverie. Les branches des marronniers découpées sur le ciel l'étaient, elles. Au moins autant que les lourdes tentures suspendues devant les vitres.
Elles étaient pourpres comme les rideaux de théâtre, d'une couleur si profonde qu'elle en éclaboussait les murs. Lorsque je les fermais, de jour comme de nuit la chambre devenait mon cabaret intime.
D'une représentation à l'autre, le spectacle changeait mais sa trame ne variait pas. Au point de dentelle ou de croix, toujours les broderies composaient le même motif : une étreinte clandestine.
J'imaginais par exemple une aube frisquette, un manteau trop mince sur mes épaules et assez de temps pour un café avant de prendre le métro.
Dans la rue se tient un bar-hôtel de quartier. Sa porte qui tinte quand on la pousse, ses tables usées avec leur cendrier en plastique, son sol douteux, son comptoir avec le patron servant des canons aux habitués.
Au fond de la salle, un escalier sombre mène aux chambres du premier étage. Séparées par des cloisons en papier cigarette, elles sont petites et sans confort, juste pourvues d'un lit et d'un lavabo.
Mille fois je suis passée devant ce troquet sans m'attarder. Aujourd'hui, j'entre parce qu'il y fait chaud, qu'il y a du bruit, des conversations, de la vie.
Debout derrière le zinc, je commande un double express. Plisse le nez à cause de la fumée des cigarettes. L'odeur du tabac au petit matin m'a toujours donné mal au cœur.
Le bourdonnement des mots sans importance m'entoure comme de la ouate. Je défais un à un les boutons de mon manteau, tire sur mon écharpe pour délivrer mon cou.
La boisson arrive, brûlante. Un filet a débordé de la tasse et mouillé le sucre. Je le repousse sur le bord de la soucoupe. Et à ce moment précis, je le vois.
Il est à l'autre bout du comptoir, penché sur son marc de café comme pour y lire son destin. Les épaules voûtées sous le poids de la journée à venir, les cheveux encore mouillés de la douche mais gominés.
C'est un homme banal en costume. Un employé ou un représentant de commerce dans la trentaine, ni grand ni petit, ni beau ni laid, sans rien qui accroche.
Le genre d'homme qu'on croise à tous les coins de rue sans se retourner.
Pourtant, ma gorge palpite soudain plus fort. Peut-être parce que dans ce rade d'habitués, nous sommes tous deux aussi décalés.
Mon regard insistant lui fait lever la tête. Puis, imperceptiblement, sa tasse, comme s'il trinquait avec moi en secret.
Nous savons dès lors ce qui va se passer, et nous voulons que ça se passe.
Les clefs des chambres sont accrochées sur un panneau de bois. L'homme, posant un billet sur le comptoir, en demande une au patron. Puis il traverse la salle, se dirige vers l'escalier, ralentit en passant à mes côtés, la clef en évidence dans sa paume.
Un battement de cils.
Oui, j'ai bien vu le numéro de la chambre.
J'avale mon café à la hâte.
Le battant de la chambre est entrouvert. À peine ai-je pesé sur la porte que l'homme m'attrape par la manche et me tire à l'intérieur.
Je la referme d'un coup de pied, me débarrasse de mon manteau. Alors que je dégrafe ma jupe, il m'arrête pour la remonter sur mes fesses. Ses gestes durs et précis me tournent, me collent au mur, baissent ma culotte.
Il ouvre sa braguette, enfile un préservatif et me prend debout, vite, fort, sans tendresse.
Chaque va-et-vient me fait gémir. Lui, il ne gémit pas, il grogne à râles étouffés dans mon cou.
Une crispation de son sexe m'annonce qu'il va jouir. Alors je viens, là, maintenant, avant lui, mon écharpe rentrée entre les dents.
Nous nous séparons les jambes molles.
Après m'être rajustée, je sors de la chambre sans un mot. L'homme la quittera aussi, mais plus tard, quand la rue m'aura happée.
Je descends l'escalier. Le brouhaha des rires et des discussions m'enveloppe de nouveau.
Le patron me dit :
- À bientôt, Mademoiselle.
Je souris en lui laissant un pourboire.
Neuf heures. Il est temps de m'engouffrer dans le métro. Je suis à peine en retard.
C'est une belle journée qui commence.
Photo : La Petite Mort, de William Santillo.
Image extraite des Chroniques de la Lune Noire (dessinateurs : Olivier Ledroit et Cyril Pontet).
Jeu 8 jan 2009
1 commentaire
Une belle journée, oui, après le plaisir de ces derniers textes et le choix de leurs illustrations.
Du dense, du vivant, une écriture tendue qui absorbe le vide comme disparait le funambule pour ne plus voir que son fil. Persuadé qu'on est qu'il ne tombera pas.
Slevtar - le 08/01/2009 à 14h57
J'espère, car pas certaine qu'en dessous, il y ait un filet de sécurité... C'est souvent l'écriture qui me rattrape. Peut-être finalement est-ce elle mon filet ?
Baisers du bout du monde.
Baisers du bout du monde.
Chut !