Le blog de Chut !
J'ai écrit ce texte il y a plus d'un an. Le début est ici.
Dans la chambre Paulien dort, j'entends son souffle apaisé. Je pense que depuis que ce texte, j'ai gravi des montagnes. Alors ce soir, je vous livre un petit bout de mon Everest.
1.
Élise arrive au pied de l’immeuble. Hésite. Avance puis se ravise.
Non, elle n’ira pas dans cet appartement. Elle ne se plantera pas dans la rue, face au digicode. Elle ne fouillera pas sa mémoire pour retrouver les quatre chiffres qui ne cessent de changer. Elle ne poussera pas la lourde porte cochère. Elle ne videra pas le courrier qui s’amoncelle dans la boîte et signe l’absence. Elle ne s’arrêtera pas devant l’interphone. Elle ne regardera pas le papier collé qui porte encore son nom. Elle ne montera pas les marches.
Non.
Elise veut marcher plus vite. Elle veut devenir plus légère à chacun de ses pas. Elle veut s’acheter des jupes, des robes, des chaussures, des foulards, des ceintures, des bijoux. Elle veut parer son corps pour endormir sa tête. Elle veut pousser à fond la musique de son nouveau baladeur. Elle veut qu’elle lui éclate les tympans. Elle veut être sourde pour que la voix qui rumine sous son crâne se taise enfin.
Plantée sur le trottoir cou renversé, larmes aux yeux, elle attire les regards des passants.
Deux filles ralentissent. Jeans serrés, T-shirts au-dessus du nombril et piercings de rigueur. Une première enjambée pour jauger la longueur de la robe d'Élise, une deuxième pour la hauteur des talons, une troisième pour le rouge à lèvres.
Leur verdict tombe, chuchoté assez haut pour être entendu :
"Elle, son mec vient de la plaquer."
Et aussitôt, la réplique attendue :
"La pauvre."
Une voix qui frappe, une qui console. Manque plus que le "un de perdu, dix de retrouvés" pour boucler la boucle.
Un homme tourne autour d'Élise sans oser l’aborder. Il est plus petit que l’homme qui était en bas en ce jour de mai. Il y a plus d’un an déjà, mais c’est aussi net qu’hier. L'homme portait un costume sombre, trop chaud pour l’été de ce printemps-là. Une cravate trop serrée qui lui strangulait la glotte. Des chaussures trop fraîchement cirées et un porte-documents trop volumineux. Sur son visage trop poupin, un brin trop rougeaud, rasé de trop près, un air trop assuré contredit par le tapotement nerveux de ses paumes sur son portable.
"Un gosse égaré dans une affaire qui le dépasse", avait conclu Élise. Et un gosse qui la regardait comme si elle pouvait l’aider.
Une main enveloppa son épaule. Joachim.
- Je suis là. Eux aussi ?
- Non.
- Montons, alors. Ils nous rejoindront.
Ils grimpèrent les marches en silence, de plus en plus tendus à mesure des étages. Élise retira la clé de son sac mais ses doigts fébriles n’arrivaient pas à la glisser dans la serrure. Enfin, ils entrèrent. Rien n’avait changé depuis leur dernière visite.
Dans le salon, toujours la veste bleue abandonnée sur le canapé. Sur le bureau, toujours le livre qu'Élise lui avait offert : Instruments de Ténèbres, avec le signet planté comme une flèche en plein milieu. Elle n’irait jamais au-delà de cette page.
Joachim, mal à l’aise, ouvrit les fenêtres. Le brouhaha de la rue troubla le murmure des objets et des souvenirs. Puis la sonnerie de l’interphone troubla le brouhaha de la rue.
Élise se précipita.
"3e étage, porte gauche. La porte est ouverte."
M. Tormel, le notaire, gravissait les marches en pestant contre les immeubles sans ascenseur.
"Ce n’est plus de mon âge", se plaignait-il sur le seuil d'une voix guettant le démenti.
Il portait encore beau sa crinière de vieux lion et ses costumes sur mesure. Mais Élise n’ayant pas le cœur à lui donner la réplique, elle se tut.
Vexé, il repassa aussitôt au ton professionnel :
- Madame la commissaire-priseur est arrivée ?
- Pas encore, vous êtes le premier.
Le premier, il le resta longtemps. Car madame la commissaire-priseur, elle était coincée dans les embouteillages.
Une heure plus tard, la voici enfin, à peine gênée, à peine décoiffée. L’œil alerte, le doigt expert, boudinée dans un joli tailleur, elle entreprit de peser et de soupeser :
"Une télé grand écran quasi neuve, 100€ ; un magnétoscope de marque, la moitié ; un tableau non signé mais encadré, 60€ ; un tapis persan élimé, 50€ ; une lampe rococo avec son abat-jour… Bah, ça ne vaut rien, ça… Disons 10€… La table roulante en formica, je ne la note même pas…"
À mesure de la liste, le dégoût chavirait Élise et Joachim. Les objets choisis et chéris, leurs souvenirs avaient désormais une valeur. Dérisoire, bien sûr.
À chaque prix annoncé, Élise se retenait de crier :
"Non, vous ne pouvez pas ! C’est bien plus que ça, bien plus !"
S’insurger était contre ses intérêts, bien sûr. Pourtant, les repas en commun, les discussions vautrées dans le canapé, les éclats de rire devant un bon film n'avaient pas de prix, eux. Mais madame la commissaire-priseur, femme efficace et pressée, bradait le passé sans état d’âme.
Sous sa plume, de tous ces moments, il ne restait qu’une étiquette.
"Je peux voir la chambre ? Merci… Un secrétaire en bois précieux, 400€ ; un miroir d’époque, 300€ ; un lit double inclinable, 200€..."
Élise, écœurée, quitta la pièce en songeant que c'était peut-être ça, la mort : le démembrement, pièce après pièce, de tout ce que l’on a aimé.
"Fini pour l’appartement. Vous voulez connaître la somme ? 2000 € en tout, ça ne va pas chercher très loin… Maintenant, vite, il faut aller à la banque. Elle fermer bientôt et si nous tardons, on ne nous ouvrira pas le coffre…"
2.
Voilà des années que les habitudes de couche-(très) tard d'Élise tard font rimer aube avec coaltar. Mais pour une fois, elle a vu le matin, plutôt chagrin que serein. La mine chiffonnée et les neurones en vrac, elle menace la cafetière qui rechigne à lui préparer sa tasse de dope. Râle contre l’eau trop froide que lui balance la douche en pleine figure, rugit lorsqu’elle passe sans crier gare en mode bouillant. Peste contre la tonne de vêtements froissés dans ses placards, contre le mascara qui lui donne un air de pandi-panda, contre le chien qui colle ses poils blancs sur son pantalon noir. Ose un coup de pied rageur dans une pile de trucs non identifiés qui traînent, se fait mal et maugrée de plus belle.
À mesure que les minutes défilent au pas de charge, elle réalise qu’à moins de détourner un avion supersonique, elle n'arrivera jamais à l’heure à son rendez-vous. Décidée à contre-attaquer, elle se transforme en bon petit soldat dirigé par un instructeur vicelard sur le parcours du combattant.
Bond à gauche pour attraper sa deuxième dose de dope, reptation en apnée sous la table pour dénicher de quoi l’allumer, course contre la montre pour s’asphyxier les poumons en trois minutes chrono, savantes contorsions pour enfiler son manteau, combat pour fermer les boutons avec des gants, cavalcade éperdue dans les escaliers et sprint à la Carl Lewis jusqu’au métro… qu'elle rate, évidemment.
Le rendez-vous terminé, Élise meurt de rentrer chez elle se recoucher. Mais à peine remonte-t-elle la rue que son gène du shopping se réveille. Elle part donc à l’assaut d’une boutique d’ameublement, puis d’une librairie. En sort une heure plus tard un bouquin de Jim Harrison sous le bras.
3.
Interphone.
Élise appuie sur le bouton, la main déjà lasse.
Pas lourds dans l’escalier.
La porte s'ouvre sur son oncle. Puis sur Joachim.
- Ça alors... Vous deux... Là ?!
- On s’est rencontrés par hasard dans le quartier.
Dans le quartier ? Étrange… Joachim habitant à l'autre bout de la France, Élise l’imagine prendre le train pour se balader par ici.
Mais pourquoi pas, après tout ?
L’explication glisse sur elle qui pense déjà à autre chose. À son appartement en travaux et en bordel, par exemple. À ce qu'elle offrira à boire à ses invités surprise, puisque que le frigo est vide.
Elle leur fait le tour de la propriétaire sans remarquer leurs traits tirés ni leur silence.
Une pensée l’effleure :
"Serait-ce donc si moche chez moi ?"
Tant pis si son nouveau lieu de vie ne leur plaît pas. Tant pis s'ils sont fermés comme des huitres. Élise parle pour trois. Elise comble les blancs.
Les voilà dans le salon, plantés droits comme trois piquets.
"Assieds-toi, Élise", lui demande son oncle.
Elle tire une chaise et s’y affale, le ventre soudain tordu par l’appréhension.
"Il est arrivé quelque chose ?"
Les deux hommes hochent ensemble la tête.
Une panique insensée vrille les tempes d'Élise. Sous son crâne, une voix implore en boucle "Non ! Non ! S’il vous plaît ! Non !!".
- Mamie est morte ?
- Non. Ta mère…
Son cerveau se déchire.
4.
Élise doit faxer les pleins pouvoirs aux pompes funèbres de Bourg Saint-Maurice. Plus le temps de pleurer, il faut faire vite. La consomption de la chair de sa chair a commencé.
Fait-il froid ? Oui, sûrement, c'est plein hiver. Élise met un manteau au hasard. Un même pas noir, un tout gris à bouloches qui bloque le vent comme une armure. Elle est un automate qui dégringole l’escalier marche après marche et vacille dans la rue, les os transis de froid, les yeux explosés, les mains tremblantes.
Le paysage familier de son quartier s'est mué en terre étrangère. Alors qu'elle traverse l’avenue en stoppant le flot des voitures, Joachim la retient pour l’emmener au passage clouté.
Précaution dérisoire.
Élise pense à elle, si seule. Il leur faut aller là-bas, absolument, mais la SNCF est en grève. Aucun train ne quittera Paris cette nuit-là en direction des Alpes. Ils pourraient faire ce chemin à genoux que rien ne les arrêterait.
Ils ont rendez-vous avec elle, elle les attend.
Et ce rendez-vous est le plus important de la vie d'Élise.
Le papier des pompes funèbres transite entre les mains du buraliste indifférent. Il l’insère en chantonnant dans la machine. Les larmes d'Élise coulent sous ses lunettes.
Une pensée obsédante, absurde, la torture tandis que le document disparaît dans le fax :
"Si je n'avais pas signé ce papier, ma mère serait-elle morte ?
N'est-ce pas moi qui viens de la tuer en signant ce papier ?"
Un homme achète un journal, cherche sa monnaie. Pour lui, c’est une journée comme les autres. En sortant du magasin, il pestera contre le froid, les embouteillages d’un Paris saturé d’automobiles, les crottes de chiens jonchant les trottoirs.
Élise, elle, est passée de l’autre côté, derrière une vitre qui l’isole du monde, des gens, de leurs petits plaisirs, de leurs petites frustrations et de leur petite vie bien réglée.
La sienne avant.
Il y a la queue à l’agence de location d’automobiles. Une marée de V.R.P. multicartes qui s’interposent entre Joachim, Élise et elle. Un flot de demandes pour une voiture rouge, une bleue, une verte, qui roulent au diesel ou à l'essence, qui ont moins de 1000 kilomètres au compteur.
Élise va exploser, déchirer les faces proprettes et les costumes soldés de ces clients exigeants, bousculer leurs corps bien nourris et leur conscience tranquille.
Encore une minute et elle explose. Impossible de patienter davantage.
Elle attend.
5.
"Votre mère est une belle morte."
La femme qui s'adresse à Élise est engoncée dans sa parka triple épaisseur, ses collants de laine et ses bottes fourrées de Yéti. Et bien que répondant au drôle de nom de Madame Lutin, elle n’en a ni la tête, ni la corpulence, ni le métier.
Le sien est aussi vieux et triste que le monde : elle est entrepreneuse de pompes funèbres. Accoucheuse de cadavres. Sublimeuse de la grande faucheuse.
C’est à elle et son mari que les nôtres livrent leurs ultimes secrets, les parties les plus intimes de leurs corps sans défense.
C’est à eux qui ne les ont jamais connus que revient la charge de nous les rendre présentables pour un dernier adieu.
Lorsqu'Élise a appelé Madame Lutin depuis la voiture, celle-ci a dit :
"Votre mère va recevoir sa toilette."
Élise a alors fermé poings et paupières.
Sa mère allait recevoir sa toilette… La recevoir ainsi qu’elle la lui a donnée jadis des milliers de fois.
La recevoir ou plutôt se la voir infligée, car les morts sont comme de petits enfants : on les débarbouille, on les lave, on les habille, on les lustre et les lisse pour mieux les montrer.
Mais à la différence des nourrissons, ils n’ont ni mot, ni geste, ni mouvement de recul ni cri de désapprobation.
Imaginer sa mère étendue nue sur une table anonyme, violée dans ses moindres recoins, lui est insupportable. Aussi Élise se concentre-t-elle sur le paysage qui défile, tripote sa ceinture de sécurité, incapable de se garantir des électrochocs qui agitent son cerveau.
Elle regarde les chiffres défiler au compteur en imaginant des mains gantées étendre ses bras le long de ses côtes, remplir de coton sa bouche, brosser ses cheveux, coller ses paupières, embellir ses cils d’une touche de mascara et lui boucher l’anus.
La voilà réduite à espérer que ces mains sont au moins bienveillantes.
Elle est sa chair et leur ordonne de ne pas la toucher.
Elle est sa chair et le monde entier s’en balance.
Elle est sa chair et elle hurle en silence.
Elle est sa chair et personne ne l’entend.
Joachim se tourne vers elle.
"Ça va, ma grande ?"
Non, ça ne va pas.
Non, Élise n'est pas grande. Elle est minuscule, elle est écrasée.
Le costume dont la vie l’affuble soudain est trop grand pour elle. Jamais elle ne pourra l’endosser et encore moins le porter.
Ses os sont trop minces, sa peau trop ténue, elle n'a pas l’épaisseur requise.
Maman, Mumu, mamma, ce jour-là la douleur déferlait sur moi tel un coup de poing.
Maman, Mumu, mamma, ce jour-là la petite chanson du désespoir scandait
ton nom en refrain.
Dans la chambre Paulien dort, j'entends son souffle apaisé. Je pense que depuis que ce texte, j'ai gravi des montagnes. Alors ce soir, je vous livre un petit bout de mon Everest.
1.
Élise arrive au pied de l’immeuble. Hésite. Avance puis se ravise.
Non, elle n’ira pas dans cet appartement. Elle ne se plantera pas dans la rue, face au digicode. Elle ne fouillera pas sa mémoire pour retrouver les quatre chiffres qui ne cessent de changer. Elle ne poussera pas la lourde porte cochère. Elle ne videra pas le courrier qui s’amoncelle dans la boîte et signe l’absence. Elle ne s’arrêtera pas devant l’interphone. Elle ne regardera pas le papier collé qui porte encore son nom. Elle ne montera pas les marches.
Non.
Elise veut marcher plus vite. Elle veut devenir plus légère à chacun de ses pas. Elle veut s’acheter des jupes, des robes, des chaussures, des foulards, des ceintures, des bijoux. Elle veut parer son corps pour endormir sa tête. Elle veut pousser à fond la musique de son nouveau baladeur. Elle veut qu’elle lui éclate les tympans. Elle veut être sourde pour que la voix qui rumine sous son crâne se taise enfin.
Plantée sur le trottoir cou renversé, larmes aux yeux, elle attire les regards des passants.
Deux filles ralentissent. Jeans serrés, T-shirts au-dessus du nombril et piercings de rigueur. Une première enjambée pour jauger la longueur de la robe d'Élise, une deuxième pour la hauteur des talons, une troisième pour le rouge à lèvres.
Leur verdict tombe, chuchoté assez haut pour être entendu :
"Elle, son mec vient de la plaquer."
Et aussitôt, la réplique attendue :
"La pauvre."
Une voix qui frappe, une qui console. Manque plus que le "un de perdu, dix de retrouvés" pour boucler la boucle.
Un homme tourne autour d'Élise sans oser l’aborder. Il est plus petit que l’homme qui était en bas en ce jour de mai. Il y a plus d’un an déjà, mais c’est aussi net qu’hier. L'homme portait un costume sombre, trop chaud pour l’été de ce printemps-là. Une cravate trop serrée qui lui strangulait la glotte. Des chaussures trop fraîchement cirées et un porte-documents trop volumineux. Sur son visage trop poupin, un brin trop rougeaud, rasé de trop près, un air trop assuré contredit par le tapotement nerveux de ses paumes sur son portable.
"Un gosse égaré dans une affaire qui le dépasse", avait conclu Élise. Et un gosse qui la regardait comme si elle pouvait l’aider.
Une main enveloppa son épaule. Joachim.
- Je suis là. Eux aussi ?
- Non.
- Montons, alors. Ils nous rejoindront.
Ils grimpèrent les marches en silence, de plus en plus tendus à mesure des étages. Élise retira la clé de son sac mais ses doigts fébriles n’arrivaient pas à la glisser dans la serrure. Enfin, ils entrèrent. Rien n’avait changé depuis leur dernière visite.
Dans le salon, toujours la veste bleue abandonnée sur le canapé. Sur le bureau, toujours le livre qu'Élise lui avait offert : Instruments de Ténèbres, avec le signet planté comme une flèche en plein milieu. Elle n’irait jamais au-delà de cette page.
Joachim, mal à l’aise, ouvrit les fenêtres. Le brouhaha de la rue troubla le murmure des objets et des souvenirs. Puis la sonnerie de l’interphone troubla le brouhaha de la rue.
Élise se précipita.
"3e étage, porte gauche. La porte est ouverte."
M. Tormel, le notaire, gravissait les marches en pestant contre les immeubles sans ascenseur.
"Ce n’est plus de mon âge", se plaignait-il sur le seuil d'une voix guettant le démenti.
Il portait encore beau sa crinière de vieux lion et ses costumes sur mesure. Mais Élise n’ayant pas le cœur à lui donner la réplique, elle se tut.
Vexé, il repassa aussitôt au ton professionnel :
- Madame la commissaire-priseur est arrivée ?
- Pas encore, vous êtes le premier.
Le premier, il le resta longtemps. Car madame la commissaire-priseur, elle était coincée dans les embouteillages.
Une heure plus tard, la voici enfin, à peine gênée, à peine décoiffée. L’œil alerte, le doigt expert, boudinée dans un joli tailleur, elle entreprit de peser et de soupeser :
"Une télé grand écran quasi neuve, 100€ ; un magnétoscope de marque, la moitié ; un tableau non signé mais encadré, 60€ ; un tapis persan élimé, 50€ ; une lampe rococo avec son abat-jour… Bah, ça ne vaut rien, ça… Disons 10€… La table roulante en formica, je ne la note même pas…"
À mesure de la liste, le dégoût chavirait Élise et Joachim. Les objets choisis et chéris, leurs souvenirs avaient désormais une valeur. Dérisoire, bien sûr.
À chaque prix annoncé, Élise se retenait de crier :
"Non, vous ne pouvez pas ! C’est bien plus que ça, bien plus !"
S’insurger était contre ses intérêts, bien sûr. Pourtant, les repas en commun, les discussions vautrées dans le canapé, les éclats de rire devant un bon film n'avaient pas de prix, eux. Mais madame la commissaire-priseur, femme efficace et pressée, bradait le passé sans état d’âme.
Sous sa plume, de tous ces moments, il ne restait qu’une étiquette.
"Je peux voir la chambre ? Merci… Un secrétaire en bois précieux, 400€ ; un miroir d’époque, 300€ ; un lit double inclinable, 200€..."
Élise, écœurée, quitta la pièce en songeant que c'était peut-être ça, la mort : le démembrement, pièce après pièce, de tout ce que l’on a aimé.
"Fini pour l’appartement. Vous voulez connaître la somme ? 2000 € en tout, ça ne va pas chercher très loin… Maintenant, vite, il faut aller à la banque. Elle fermer bientôt et si nous tardons, on ne nous ouvrira pas le coffre…"
2.
Voilà des années que les habitudes de couche-(très) tard d'Élise tard font rimer aube avec coaltar. Mais pour une fois, elle a vu le matin, plutôt chagrin que serein. La mine chiffonnée et les neurones en vrac, elle menace la cafetière qui rechigne à lui préparer sa tasse de dope. Râle contre l’eau trop froide que lui balance la douche en pleine figure, rugit lorsqu’elle passe sans crier gare en mode bouillant. Peste contre la tonne de vêtements froissés dans ses placards, contre le mascara qui lui donne un air de pandi-panda, contre le chien qui colle ses poils blancs sur son pantalon noir. Ose un coup de pied rageur dans une pile de trucs non identifiés qui traînent, se fait mal et maugrée de plus belle.
À mesure que les minutes défilent au pas de charge, elle réalise qu’à moins de détourner un avion supersonique, elle n'arrivera jamais à l’heure à son rendez-vous. Décidée à contre-attaquer, elle se transforme en bon petit soldat dirigé par un instructeur vicelard sur le parcours du combattant.
Bond à gauche pour attraper sa deuxième dose de dope, reptation en apnée sous la table pour dénicher de quoi l’allumer, course contre la montre pour s’asphyxier les poumons en trois minutes chrono, savantes contorsions pour enfiler son manteau, combat pour fermer les boutons avec des gants, cavalcade éperdue dans les escaliers et sprint à la Carl Lewis jusqu’au métro… qu'elle rate, évidemment.
Le rendez-vous terminé, Élise meurt de rentrer chez elle se recoucher. Mais à peine remonte-t-elle la rue que son gène du shopping se réveille. Elle part donc à l’assaut d’une boutique d’ameublement, puis d’une librairie. En sort une heure plus tard un bouquin de Jim Harrison sous le bras.
3.
Interphone.
Élise appuie sur le bouton, la main déjà lasse.
Pas lourds dans l’escalier.
La porte s'ouvre sur son oncle. Puis sur Joachim.
- Ça alors... Vous deux... Là ?!
- On s’est rencontrés par hasard dans le quartier.
Dans le quartier ? Étrange… Joachim habitant à l'autre bout de la France, Élise l’imagine prendre le train pour se balader par ici.
Mais pourquoi pas, après tout ?
L’explication glisse sur elle qui pense déjà à autre chose. À son appartement en travaux et en bordel, par exemple. À ce qu'elle offrira à boire à ses invités surprise, puisque que le frigo est vide.
Elle leur fait le tour de la propriétaire sans remarquer leurs traits tirés ni leur silence.
Une pensée l’effleure :
"Serait-ce donc si moche chez moi ?"
Tant pis si son nouveau lieu de vie ne leur plaît pas. Tant pis s'ils sont fermés comme des huitres. Élise parle pour trois. Elise comble les blancs.
Les voilà dans le salon, plantés droits comme trois piquets.
"Assieds-toi, Élise", lui demande son oncle.
Elle tire une chaise et s’y affale, le ventre soudain tordu par l’appréhension.
"Il est arrivé quelque chose ?"
Les deux hommes hochent ensemble la tête.
Une panique insensée vrille les tempes d'Élise. Sous son crâne, une voix implore en boucle "Non ! Non ! S’il vous plaît ! Non !!".
- Mamie est morte ?
- Non. Ta mère…
Son cerveau se déchire.
4.
Élise doit faxer les pleins pouvoirs aux pompes funèbres de Bourg Saint-Maurice. Plus le temps de pleurer, il faut faire vite. La consomption de la chair de sa chair a commencé.
Fait-il froid ? Oui, sûrement, c'est plein hiver. Élise met un manteau au hasard. Un même pas noir, un tout gris à bouloches qui bloque le vent comme une armure. Elle est un automate qui dégringole l’escalier marche après marche et vacille dans la rue, les os transis de froid, les yeux explosés, les mains tremblantes.
Le paysage familier de son quartier s'est mué en terre étrangère. Alors qu'elle traverse l’avenue en stoppant le flot des voitures, Joachim la retient pour l’emmener au passage clouté.
Précaution dérisoire.
Élise pense à elle, si seule. Il leur faut aller là-bas, absolument, mais la SNCF est en grève. Aucun train ne quittera Paris cette nuit-là en direction des Alpes. Ils pourraient faire ce chemin à genoux que rien ne les arrêterait.
Ils ont rendez-vous avec elle, elle les attend.
Et ce rendez-vous est le plus important de la vie d'Élise.
Le papier des pompes funèbres transite entre les mains du buraliste indifférent. Il l’insère en chantonnant dans la machine. Les larmes d'Élise coulent sous ses lunettes.
Une pensée obsédante, absurde, la torture tandis que le document disparaît dans le fax :
"Si je n'avais pas signé ce papier, ma mère serait-elle morte ?
N'est-ce pas moi qui viens de la tuer en signant ce papier ?"
Un homme achète un journal, cherche sa monnaie. Pour lui, c’est une journée comme les autres. En sortant du magasin, il pestera contre le froid, les embouteillages d’un Paris saturé d’automobiles, les crottes de chiens jonchant les trottoirs.
Élise, elle, est passée de l’autre côté, derrière une vitre qui l’isole du monde, des gens, de leurs petits plaisirs, de leurs petites frustrations et de leur petite vie bien réglée.
La sienne avant.
Il y a la queue à l’agence de location d’automobiles. Une marée de V.R.P. multicartes qui s’interposent entre Joachim, Élise et elle. Un flot de demandes pour une voiture rouge, une bleue, une verte, qui roulent au diesel ou à l'essence, qui ont moins de 1000 kilomètres au compteur.
Élise va exploser, déchirer les faces proprettes et les costumes soldés de ces clients exigeants, bousculer leurs corps bien nourris et leur conscience tranquille.
Encore une minute et elle explose. Impossible de patienter davantage.
Elle attend.
5.
"Votre mère est une belle morte."
La femme qui s'adresse à Élise est engoncée dans sa parka triple épaisseur, ses collants de laine et ses bottes fourrées de Yéti. Et bien que répondant au drôle de nom de Madame Lutin, elle n’en a ni la tête, ni la corpulence, ni le métier.
Le sien est aussi vieux et triste que le monde : elle est entrepreneuse de pompes funèbres. Accoucheuse de cadavres. Sublimeuse de la grande faucheuse.
C’est à elle et son mari que les nôtres livrent leurs ultimes secrets, les parties les plus intimes de leurs corps sans défense.
C’est à eux qui ne les ont jamais connus que revient la charge de nous les rendre présentables pour un dernier adieu.
Lorsqu'Élise a appelé Madame Lutin depuis la voiture, celle-ci a dit :
"Votre mère va recevoir sa toilette."
Élise a alors fermé poings et paupières.
Sa mère allait recevoir sa toilette… La recevoir ainsi qu’elle la lui a donnée jadis des milliers de fois.
La recevoir ou plutôt se la voir infligée, car les morts sont comme de petits enfants : on les débarbouille, on les lave, on les habille, on les lustre et les lisse pour mieux les montrer.
Mais à la différence des nourrissons, ils n’ont ni mot, ni geste, ni mouvement de recul ni cri de désapprobation.
Imaginer sa mère étendue nue sur une table anonyme, violée dans ses moindres recoins, lui est insupportable. Aussi Élise se concentre-t-elle sur le paysage qui défile, tripote sa ceinture de sécurité, incapable de se garantir des électrochocs qui agitent son cerveau.
Elle regarde les chiffres défiler au compteur en imaginant des mains gantées étendre ses bras le long de ses côtes, remplir de coton sa bouche, brosser ses cheveux, coller ses paupières, embellir ses cils d’une touche de mascara et lui boucher l’anus.
La voilà réduite à espérer que ces mains sont au moins bienveillantes.
Elle est sa chair et leur ordonne de ne pas la toucher.
Elle est sa chair et le monde entier s’en balance.
Elle est sa chair et elle hurle en silence.
Elle est sa chair et personne ne l’entend.
Joachim se tourne vers elle.
"Ça va, ma grande ?"
Non, ça ne va pas.
Non, Élise n'est pas grande. Elle est minuscule, elle est écrasée.
Le costume dont la vie l’affuble soudain est trop grand pour elle. Jamais elle ne pourra l’endosser et encore moins le porter.
Ses os sont trop minces, sa peau trop ténue, elle n'a pas l’épaisseur requise.
Maman, Mumu, mamma, ce jour-là la douleur déferlait sur moi tel un coup de poing.
Maman, Mumu, mamma, ce jour-là la petite chanson du désespoir scandait
ton nom en refrain.
Lun 10 nov 2008
2 commentaires
Oui ma grande...on est si petit quand on se voit confrontés à ces violentes épreuves et que votre repère fixe, votre armure est réduite à néant...
Je comprends, j'ai du porter aussi ces larges costumes très (trop) jeune, y engloutissant une vie d'adolescent que je cherche sans doute à rattraper inconsciemment aujourd'hui, à l'age d'un homme mur...Comme dans certains jeux ou paris, la vie finallement impose toujours de trouver la bonne combinaison, même dans un indescriptible désordre...
Besos mon amie, tu me manques
Léo - le 14/11/2008 à 04h09
Léo,
tu sais que je suis très mauvaise pour les paris ou combinaisons, avec ma fichue manie de tomber à côté. :p
C'est drôle, en te lisant m'est revenue en mémoire une chanson de Thiéfaine, plus pour son titre que pour les paroles : La Philosophie du chaos. Et, chose bizarre, elle fait partie de l'album La Tentation du bonheur... C'est un signe, je crois.
Baisers aussi, et à très vite.
tu sais que je suis très mauvaise pour les paris ou combinaisons, avec ma fichue manie de tomber à côté. :p
C'est drôle, en te lisant m'est revenue en mémoire une chanson de Thiéfaine, plus pour son titre que pour les paroles : La Philosophie du chaos. Et, chose bizarre, elle fait partie de l'album La Tentation du bonheur... C'est un signe, je crois.
Baisers aussi, et à très vite.
Chut !
du petit sourir du récit précédent au sentiment d'être passé par cette situation ya pas longtemps....sur le 2ème,mes émotions chavirent...
bises
yohann - le 14/11/2008 à 10h32
Arf. Plein de courage pour surmonter cette épreuve-là. C'est très long mais on y arrive. Il paraît même qu'on en ressort plus forts...
Bises, Yohann.
Bises, Yohann.
Chut !