Le blog de Chut !

Il y a deux ans, Joshua et moi n'avons pas frappé à sa porte. Ou que très légèrement, pour la prévenir de notre arrivée.
Son pas menu n'a pas résonné dans le couloir. Ses clefs n'ont pas tourné avec fracas dans la serrure.
Le verrou était déjà ouvert.
Elle se tenait dans la cuisine, vêtue d'une blouse tachée, ratatinée sur une chaise, à peine plus haute que trois pommes.
Sur la table, des pots de compote ouverts. L’un à peine entamé, les autres intacts.

À côté des pots, deux verres remplis d’un liquide épais. De la soupe qu’elle avait dû transvaser, mais combien de jours auparavant ?
Elle a souri comme pour elle-même, levé la tête pour nous saluer. Ses yeux ont glissé sur nous pour fixer le papier peint.
- Il fait sombre, non ?
- Oui, Mamie, il fait sombre.
Je mentais.
Dehors, c'était bien la nuit.

Mais dedans, c'était l'éclairage du château de Versailles, scintillant de toutes ses lampes allumées.

Joshua et moi avons échangé un regard. Un seul qui suffisait à se dire que là, ça allait très mal.

Que c'était dur, très dur, de voir ceux que l’on aime décliner. De constater à chaque visite que leur monde déjà restreint s’est encore réduit, comme s’ils habitaient des boîtes de plus en plus petites.

Impuissants, on ne peut qu'assister à leur lente dégradation. Et on aimerait, tellement, leur agripper la main pour les extraire de ce tourbillon.
Bien sûr, c'est impossible.
Du coup on se rabat sur la mauvaise foi :
"Ce n’est rien... Juste un coup de fatigue. Pas le bon jour ni la bonne heure."
Des histoires, on
s'en raconte pour fuir l’évidence.

Et l'évidence, c'est qu'un processus irréversible est en marche.
Finalement, on n’a d’autre choix que de l’accepter. Mais la résignation, on n’y est pas habitués, parce qu'on voudrait croire
encore à ce qu’on rabâche depuis si longtemps :
"Tout problème a une solution. S’il n’y a pas de solution, c’est vous le problème."


La lente course 3Il y a plus de dix ans, ma grand-mère vivait en autonomie complète dans sa maison. Et aussi dans celle de son amoureux, car elle eut la chance de rencontrer quelqu’un sur le (très) tard.

- Ça coupe bien la solitude, qu'elle disait.
Ensemble ils faisaient les courses.

Seule, elle s’occupait du ménage et des repas, comme elle l'avait fait tout au long de sa vie.

Pour son mari.

Pour ses enfants.

Pour moi.
Elle montait même sur le muret du jardinet pour suspendre sa lessive. D
es dizaines de fois, on avait essayé de l’en dissuader. Des centaines de fois, on l'avait grondée : les marches étaient bien glissantes, le muret bien raide, la corde bien haute.
Rien à faire.
- Je suis butée comme une bourrique ! qu'elle disait.
Ses habitudes, elle y tenait. Alors son linge, il serait accroché à cet endroit. Et qu’on ne lui parle pas de déplacer la corde ! Et qu'on cesse de lui casser la cervelle !
- Une bourrique, je vous dis, une bourrique !


Il y a neuf ans, son compagnon de vieillesse tirait sa révérence. Elle fut près de lui jusqu'à son dernier souffle, s’épuisant à la tâche, s’usant dans son chagrin.
Le contrecoup ne se fit pas attendre.
Bientôt, un accident cérébral la cloua au lit.
Il lui fallut réapprendre des gestes simples. Retirer l’opercule du yogourt avant d'y plonger sa cuillère, décrocher le téléphone qui sonnait n'allaient plus de soi.
Quand elle réintégra sa maison, ce fut sous la garde d’un boîtier relié à la caserne des pompiers. Elle devait le porter autour du cou pour donner l’alerte en cas de problème.
Mais cette alarme, elle n’en voulait pas. Elle prétextait son poids et sa laideur pour la laisser de côté.
Le plastique blanc d'hôpital, ça jurait sur ses jolies robes.
Elle essaya aussi de la semer dans les endroits les plus improbables, mais l’objet, comme marabouté, lui revenait toujours.

 

À cette époque, la corde à linge fut déplacée du muret à la cour. Plus besoin de grimper à l’échelle pour pendre ses culottes, de risquer le tour de rein ou le salto arrière sans tapis de réception.

D'accord, elle avait perdu sur ce terrain-là, mais il lui restait le salon. Le salon et son antique horloge à remonter à la manivelle.
Pour ce faire, il fallait monter sur l'escabeau.

 

Il y a cinq ans, l'horloge s'arrêta.

Ma grand-mère ne montait plus nulle part. Ni sur son escabeau, ni dans sa chambre.

Les deux volées de marches qui y conduisaient menaçaient de l'assassiner à chaque faux pas.

Descendu de l’étage, un lit s'intégra au décor de la salle à manger. Cerné d’une table de chevet, d’une commode et d'une chaise percée, il définissait son nouvel univers.
Petit, tout petit, s
ans le crucifix pour veiller sur ses nuits. Sans le tapis en laine pour lui chatouiller les pieds. Sans les livres qu'elle était incapable de déchiffrer.


Il y a deux ans, elle avait l’attitude désemparée d’une personne perdue.
Que faisait-elle ce samedi-là dans la cuisine, une paire de ciseaux à la main ?
Elle n’en savait plus rien.

- Il fait sombre, non ?
- Oui, Mamie, il fait sombre. De plus en plus sombre.

Ven 17 oct 2008 2 commentaires
Que c'est douloureux de voir un chêne ployer sous le poids des ans!! Tu sais que je connais bien ces moments là. Par deux fois je les ai vu, mes chênes, rendre les armes à ce guerrier plus fort qu'eux. Sournoisement, il s'imisce, il efface, anihile, détruit, change la porphologie de l'existence. Malgré la peine liée à l'observation impuissante, le regard peut être diffèrent (dit elle après s'être vautrée deux fois à ce jeu là...) Choisir de voir ce qu'elle était, ses merveilleuses qualités, sa douceur, sa disponibilité, sa force, sa combativité. Choisir de se souvenir que si nous sommes celles que nous sommes; c'est en partie grâce à elles, nos chênes. Se dire que ce qu'elles vivent est quasi inéluctable dans une vie normale, sans maladie longue et douloureuse, ou sans mort violente. Ainsi s'en va la vie...comme elle est venue. Mais il ne tiend qu'à nous de continuer à les faire vivre au delà de ces moments et du moment redouté. En nous souvenant d'elles telles qu'elles furent, telles que notre mémoire de petite fille refusant de perdre sa grand mère s'accroche à une chose déjà partie depuis longtemps.
ether - le 17/10/2008 à 16h29
Ma coupine,
tu as la justesse, l'émotion et la sincérité de ceux qui sont déjà passés par là. Et même si on est conscient des erreurs qu'on a pu commettre (dur dur, de se blinder l'âme !), le regard qu'on porte rétrospectivement sur ces périodes donne aussi des clés pour les autres. Parfois, les clés, on les jette... pour mieux les reprendre (enfin, j'espère !).

Oui, une sorte d'hommage de mémoire. Tu as raison : la personne qu'on a en face est méconnaissable. Mais toute transformée qu'elle soit, elle reste cependant une de celles qui nous a forgé.
Le plus difficile est de lâcher prise, de les laisser partir, tout en ayant conscience de ce qu'on leur doit. Et à elle, je dois tant.

Des mille de ce-que-tu-sais où tu veux. :)
Chut !
Je revis en te lisant ce dernier instant de fin novembre 1995, passé avec ma grand mère, celle qui sut si bien me faire oublier ma mère défaillante...Rongée par la maladie, et après une bagarre avec les médecins pour qu'elle puisse regagner son domicile, l'espace d'un week-end sous mes soins, elle me fixa du haut de son fauteuil le dimanche matin... Qui étais je était sa question, léo ne lui parlait plus. Le lendemain, son dernier moment de lucidité avant mon départ (qui précédait le sien) était de me faire jurer de prendre sa bague pour celle que je prendrai pour femme... Le 13 décembre, elle mourrait. Merci pour ton texte chut, j'ai l'impression que ma grand mère vit encore... Si tu la vois, dis lui que je garde sa bague, même si je n'ai toujours pas trouvé la femme qui l'honorera... Rios de besos amiga
Léo - le 19/10/2008 à 21h27
Hello Léo,
compte sur moi : si je la vois, je le lui dirai. Peut-être même que je lui dirai, juste après, qu'une femme  a honoré cette bague. Et qu'elle la porte à son doigt mieux que quiconque.
Parce que cette femme, plus qu'une femme, c'est LA femme.
Bacci, amigo !
Chut !