Le blog de Chut !

C’est l’été à Paris.
Un été étouffant sous un ciel de canicule. La ville a perdu ses airs de fête pour plonger dans la torpeur. Le soleil lèche le bitume. Pas le moindre souffle de vent pour soulever les jupes des filles. Élise remonte la rue Jean-Marcel Thibault. Robe courte et talons hauts, la tenue idéale pour se casser la figure.
Autour d’elle, la vie.
Les commerçants guettent les clients sur le pas de leur boutique. Des femmes marchent en tirant leurs enfants par la main. Des gens insouciants paressent à la terrasse des cafés. Deux garçons et une fille trinquent, le verre levé. Élise oblique au lieu de passer devant eux. Sa semelle accroche le bord du trottoir, elle se tord la cheville. À la table, des rires fusent. Pas méchants, les rires, plutôt réjouis.
- Faut faire attention, mademoiselle !
Élise se retourne. Geste pressé de la main. Oui, il faut faire attention, merci.

- Vous voulez un petit bouquet ? demande l'un des deux garçons.
Il lui désigne, posée sur la table voisine, une énorme gerbe de fleurs blanches.
- Vous appelez ça un petit bouquet ?
Le garçon rigole. Ses amis suivent l’échange, amusés, déjà complices.
- Oh, il y a plus gros, bien sûr. Mais celui-ci est parfait si vous venez de perdre quelqu’un ! Vous venez de perdre quelqu’un, mademoiselle ?
Le visage d'Élise soudain se fige. Elle pivote sur elle-même sans répondre.
Dans son dos, le garçon bredouille de vagues excuses :
- C’était pour plaisanter, je voulais pas… Hé, mademoiselle, revenez ! Je suis désolé…
Il pourra insister qu'elle ne reviendra pas. Et elle n’est pas désolée, même pas furieuse.
Ce garçon n’est pas cruel. Maladroit, tout au plus. Il fait partie, sans le vouloir, sans le savoir, de ceux dont les paroles vous plient le cœur avec les meilleures intentions du monde.
Élise change de trottoir et tourne le coin de la rue. Cette rue ou une autre, qu’importe ?
Ici ou ailleurs, quelle différence ?
Elle a beau prendre tous les chemins, tous la ramènent à elle.

Voilà qu’elle arrive devant l’immeuble.
Elle s’arrête malgré elle et lève les yeux vers la fenêtre. Geste machinal et toujours déçu. Il n’y a plus de main qui s’agite pour un dernier au revoir.
Le store reste fermé, obstinément.

- Rentre vite, couvre-toi, ne prends pas froid.

À ces mots, Élise répondait par une grimace ou un geste agacé. D’autres fois, un simple « oui, oui » marmonné faisait l’affaire.
Acquiescer n’engage à rien quand on n’est pas sûr de tenir. Et elle, elle était pressée de partir, de s’élancer dehors, d’allumer une cigarette. Alors elle acquiesçait pour s’échapper plus vite.

- Je t’appelle un taxi, si tu veux.
- Non, inutile, ce n’est pas loin. Je peux marcher.
- Mais il est tard… La nuit est tombée.

Les yeux bleu glacier, un peu inquiets, la fixaient derrière les lunettes. Un regard doux, gentil, mais qui aurait tué pour elle. Puis c’était la chaleur des bras, la dernière bouffée de parfum, la dernière embrassade.

Élise sortait de l’immeuble comme on se fuit, dans une cavalcade, la main accrochée à la rampe. Mais une fois dans la rue, elle levait toujours la tête vers la fenêtre. Toujours, la fenêtre s’ouvrait.
C’était leur ultime rendez-vous, le scénario unique et si banal de son départ : une main en surgissait, s’agitant sur le vide, suivie de près par une tête blonde. La bouche invisible lui murmurait des mots qu’elle n’entendait pas. Des mots qui lui disaient de rentrer vite, de se couvrir, de ne pas prendre froid.
Des mots d’amour qui ne parlent pas d’amour. Des mots qui lui disaient que oui, quelqu’un l’aimait quelque part.
Apaisée, tranquille, Élise pouvait alors tourner les talons et revenir à sa vie.

(avril 2007)

De toutes les absences, celle de ceux qui n'ont pas voulu partir est la plus cruelle.

(suite)
Sam 4 oct 2008 1 commentaire
Tu me parles. Dingue comme tu me parles. Sur ce texte, sur tous les autres. Dingue.
Lib - le 04/10/2008 à 13h00
J'ai ressenti exactement la même chose en venant sur ton blog. Jusqu'à me voir (presque) en miroir. Jusqu'à penser que je retrouvais une vieille copine avec qui j'ai partagé galères et fous rires. S'il fallait juste un mot, ce serait "reconnaissance". Voilà, l'impression de te reconnaître alors qu'en fait, on ne s'est jamais connues.

On a des bouts d'histoire qui se ressemblent, et il y a certains de tes billets que je ne veux pas encore lire, parce que je sais l'effet qu'ils me feront, malgré la légèreté et la grâce de ta plume.
Enfin... La vraie grâce et la fausse légèreté. Celle qui habille
tout en nuances les sentiments et laisse deviner, d'un mot, leur profondeur.
On t'a dit que tu avais le talent de Gavalda. C'est vrai. Mais en te lisant, c'est à Sagan que j'ai pensé, son apparente insouciance, sa note un peu cassée et sa justesse désenchantée qui veut y croire encore.
 
Et tu sais quoi ? Il se trouve qu'on a grandi pas loin.
Chut !