Le blog de Chut !
Quelques soirs plus tard, je traîne chez moi en vieux pyjama, le teint gris et la tête embrumée. Des restes de dîner se
fossilisent sur le plateau que je n'ai pas débarrassé. Des vêtements éparpillés se pelotonnent en boule aux quatre coins du salon. Sur le canapé, une pile de journaux attend que je la lise ou ne la jette.
Sur l'écran de l'ordinateur, une boxeuse immobile sautille.
Michelle Rodriguez dans Girlfight, festival de Sundance
2000.
Je l'ai fauchée en plein élan, à la traître et d'un seul index appuyé sur le bouton pause. Mais bien que figée, Michelle irradie d'une vitalité consternante.
Superposés à ses poings de colère brute cisaillant l'air apparaissent mes ongles cassés.
Michelle se bat contre son adversaire, moi contre mes fantômes.
Elle a la rage de vaincre, moi celle de ne pas sombrer.
Elle a l'énergie de la lionne, moi celle du poulpe accouplé à la limace.
Forcément, ça déprime.
"2000... soupiré-je. C'était quand même le bon vieux temps."
Là, va falloir prendre les grandes mesures, la tangente ou un somnifère. Filer à l'anglaise ou au lit, et rapido, avant de chouiner ma nostalgie.
Un coassement sort soudain de mon sac à main.
Éberluée, je fixe Michelle comme si elle pouvait éclairer ma lanterne.
Évidemment, occupée qu'elle est à réduire une face en bouillabaisse, elle n'en a aucune.
Le coassement s'exaspère dans les graves. Pour un peu, je me croirais au bord d'un étang bourré de batraciens.
"Ça va, ça va, j'arrive..."
J'arrive... Vite dit.
Retrouver mon micro-sac dans l'immense chambard du salon est en soi un exploit.
Au début, les cris de grenouille aiguillent mes recherches. Mais bientôt, elles ne sont plus guidées par rien.
À quatre pattes, je retourne la pièce en aveugle en pestant contre cette intrusion d'un goût douteux. D'autant plus douteux qu'elle a celui, exécrable, de se taire au plus mauvais moment.
Enfin je le trouve, ce fichu sac. En extirpe le téléphone pour lire :
"Vous avez un nouveau
message."
Un nouveau message ? À deux heures du matin ?
Je ne regarde même pas Michelle. Elle n'aura, je le sais, aucune explication à me fournir.
Alors j'enfonce au hasard les touches en songeant au pire. Ma grand-mère est morte d'un infarctus, mon beau-père
d'un accident, mon père de son diabète. Une amie va mal, un copain a besoin de mon aide.
Pas du tout.
Le message ne provient ni d'un infirmier, ni de la famille, ni d'une connaissance proche ou lointaine.
Le message vient d'Achille.
Ouf et mille fois ouf. Mais pour le coup, me voilà aussi soulagée que
furieuse.
"Milady... Je pense si fort à vous en cette douce nuit emplie de promesses..."
Je rabats le clapet du téléphone d'un poing rageur. Tourne les yeux vers Michelle qui brandit ses poings.
Elle ne rigole pas. Moi non plus.
Tu m'as fait chanter les grenouilles ?
À nous deux, crapaud revêtu de ta défroque de Prince Charmant.
Connectée en
deux clics sur le site de notre premier échange, j'interpelle Achille d'un furibard :
- C'est une heure pour envoyer un SMS ??? Et si je dormais, hein ?
Pas question de lui dévoiler la trouille qu'il m'a infligée. Le faire serait le laisser entrer dans ma vie d'un demi-pouce, alors qu'il n'est pas question qu'il y mette les doigts. Ni là ni dans
mon "moite réceptacle d'amour", au demeurant sec comme du papier crépon.
Sa réponse ne tarde pas à s'afficher :
- Et bien, si vous dormiez, Milady, à présent, vous ne dormez
plus.
Mon humeur de dogue se fend d'un ricanement de hyène, puis d'un franc fou rire.
Cet homme-là n'en est pas assurément à sa foulée d'essai. Et malgré mes galops de cavalière chevronnée,
tant d'aplomb a de quoi désarçonner.
Achille, mu par le flair des chiens de chasse, tente de pousser son avantage. Il me promet le champagne, ses bulles légères comme du plaisir, son ivresse et son
bouquet.
Je l'envoie, lui et sa boisson, à tous les diables.
Il me promet la lune.
Je lui rétorque qu'elle est pleine, comme ma coupe sur le point de déborder.
En désespoir de cause,
Achille me mendie "de délicieuses photos, incapable qu'il est de trouver le
repos."
Mon "non" laconique recueille un ampoulé :
- La raison est de votre côté, puisque Milady, en vrai je préfère vous
effeuiller.
Même Michelle transformée en statue de sel en rigole.
Moi, je vais me coucher.
Seule et en vieux pyjama.
C'est toujours mieux que mal accompagnée.
Autrement dit : désolée d'avoir été aussi bavarde. Mea culpa, qu'on l'apporte le fouet !
Much ado for nothing, comme titrait "chèquespire" (mais j'ai pas osé lui piquer son titre, sacrilèèèèèège ç'aurait été !)