Le blog de Chut !
Loin d'échanger nos numéros de téléphone, Achille et moi en sommes encore aux préliminaires virtuels. Il désire me séduire et s'y emploie. Je ne suis pas contre mais
il y a un hic. Un gros.
Son style.
À des kilomètres des joutes piquantes que j'affectionne, Achille déverse sur moi le sirop de ses phrases bien tournées. À intervalles réguliers, de petits pavés indigestes mêlant
"langoureux baisers charnels", "affolante griserie d'épidermes" et "ivresse totale des sens" s'impriment sur mon écran.
Les fesses collées à mon tabouret, je pouffe sans retenue, mise en joie et boutée en
train à l'impression de plonger en plein Harlequin rouge passion.
Oui, oui, rouge passion... Cette déclinaison mièvrement cochonne de la célèbre collection, où une chatte n'est pas une chatte mais un "réceptacle d'amour", où un coït ne saurait être
un coït mais
"l'introduction d'une virilité triomphante, érigée entre les lèvres incarnats d'une moite intimité".
Aussitôt, Magritte et sa fameuse pipe me chatouillent le cortex.
N'empêche que poésie et peinture en moins, je suis littéralement pétée de rire. Et d'autant plus hilare
qu'Achille, croyant pousser son avantage, parsème ses répliques de moult "sourires tendres" et autres "clins d'œil complices" alignés en toutes lettres.
Aucun doute : soit cet homme est né un millénaire après l'ère smiley, ce qui ne le rajeunit point ; soit aucun smiley en stock ne correspond au degré de tendresse et de complicité qu'il désire
insuffler à notre échange - ce qui est méritoire mais ridicule.
Ses contorsions linguistiques, trop contournées pour être franches du collier, n'abuseraient même
pas une Cendrillon en quête de Prince Charmant.
Le summum du savoureux est atteint lorsqu'Achille me promet "des moments d'exception entre un gentleman et une Milady".
N'a-t-il donc pas lu Alexandre Dumas pour oser une telle comparaison ?
Si marquée au fer rouge je suis, ce n'est point pour un larcin mais pour une dépossession.
Achille, lui, se fiche bien de cette différence que je ne mentionne d'ailleurs pas, puisque sans conteste je serai "la voleuse de son cœur, si notre discussion de haute tenue a l'heur de se
dérouler en un lieu plus propice".
Je rétorque platement :
- Autrement dit, tu veux aller boire un verre ?
Une pause interloquée suit.
- Euh... Oui.
- Parfait. Rendez-vous dans une heure où tu veux. Mais je te préviens : on boit ce verre et je rentre chez moi... seule. À prendre ou à laisser. Sens-toi libre, je ne serai pas vexée si tu
refuses.
Nouvelle pause, cette fois réflexive. Scrutant le banc de son espace-réponse, j'entends les rouages du cerveau d'Achille tourner à plein régime pour s'ordonner en un adage :
"Femme te voyant tard à moitié dans ton plumard."
Dix secondes plus tard, il me propose un bar à la mode. J'acquiesce puis me déconnecte pour filer droit vers ma penderie.
Pour être raccord avec l'endroit et notre conversation, il me faut une tenue simple mais chic, un brin sexy mais pas salope.
J'opte pour une robe sage mais moulante, noire mais rehaussée de compliqués entrelacs de paillettes. Pour des bottes sobres mais à talons vertigineux. Pour du noir très noir sur mes cils, du
rouge très rouge sur mes lèvres.
Du presque incarnat d'Harlequin pour une fille avançant masquée dans un jeu de dupes.
Dernier coup d'œil au miroir. Fin prête.
Sautant dans un taxi, je rejoins Achille au lieu dit.
Il ne bruit pas de l'effervescence d'une soirée animée mais de la torpeur d'une gueule de bois. Mes talons réveillent le bitume et
quelques âmes fatiguées. Le serveur me gratifie d'une courbette lasse. Une tablée d'hommes me coule des œillades égrillardes sur fond de rires gras.
"Si vous saviez... Vous rirez deux fois plus ou deux fois moins..."
Des touristes anglais gagnent en titubant leur hôtel. Un fêtard allume une énième clope entre deux
whiskies. Une prostituée russe toute en jambes et cernes décanille de sa chaise et cingler, d'un
dandinement vaguement chaloupé, vers les toilettes.
Cherche-t-elle un client qui ne viendra plus ? Une improbable passe pour s'assurer son ordinaire ?
Restée assise, sa copine potelée rentre frileusement ses épaules dans son cou. Sa bouche, souriante une seconde plus tôt, devient triste, froissée par une main invisible.
Mon regard caresse ces visages éreintés encore accrochés à la nuit.
J'ai peut-être l'air pimpante dans ma robe brillante mais ne le suis pas. Fraîche en apparence, au fond en
lambeaux, griffée
comme eux par les morsures de l'aube, éreintée par mes nuits sans sommeil, fuyant mes cauchemars et mes doutes comme d'autres leur mort.
Ici, notre part d'ombre est notre
partage. Et si je dois trinquer à la santé, à la vie, à l'amour, aux autres choses qui nous remplissent, nous crèvent et finissent par avoir notre peau, c'est bien avec eux, mes comparses de
petit jour blafard, et non avec Achille et ses mots mitonnés à la sauce romantique.
Ce rendez-vous est dérisoire. Achille est dérisoire. Je le suis aussi.
Mais du dérisoire comme du chaos peut parfois jaillir une étincelle.
Zibs, ma BBP !
Oh, que de compliments... là, j'en suis gênée ! Il y a des moments de grâce dans l'éceriture, j'en capte parfois peut-être quelques-uns. Mais en vérité, chaque texte me réclame beaucoup de temps. Le tout est que l'effort ne soit pas perceptible à la lecture. :)
Cruelle ? Je ne sais pas. Je crois que ce matou (j'adore le mot !) a sa stratégie bien rodée pour croquer les souris... et il arrive qu'il tombe sur un os.
Excellent fin de week-end à toi.
Des bises, Yohann !
Biz, Stann.