Le blog de Chut !
Ce soir, j'ai
revu Dorian.
Dorian était mon meilleur ami avant qu'un malentendu ne sous sépare, il y a plus de trois ans. Il avait quelquefois essayé de me recontacter, mais je l'avais repoussé. Trop blessée par un
comportement que je n'avais pas compris, à un moment où j'aurais eu besoin de lui.
De son côté, il n'avait pas eu conscience d'avoir commis une erreur. À ma place, il aurait souhaité que ses proches le laissent panser ses plaies en paix. Il s'était donc mis en retrait,
volontairement, tandis que moi, j'attendais qu'il me tende la main.
L'incompréhension vint de là : chacun pensait
agir au mieux en se trompant. Et aucun de nous n'avait rompu le long silence qui s'était installé.
Lui attribua le mien au désir de tourner la page après la grande fracture d'un décès. Comme si, en tant "qu'ami d'avant", il appartenait à un passé dont je voulais forcément me défaire. Comme si,
pour aller de l'avant, je devais rompre les amarres qui me maintenaient à quai.
De mon côté, j'attribuai son silence à de l'indifférence. Comme si les digues de notre amitié, réelle mais fragilisée par nos rares rencontres, avaient fini par céder. Comme si le raz-de-marée
qui me submergeait ne le touchait pas vraiment, d'autant qu'il avait bâti sa propre famille.
Après cette onde de choc, de Dorian j'avais tout rayé : son nom dans mon agenda, ses coordonnées dans mon téléphone. Je n'avais pas sa nouvelle adresse et ne la souhaitais pas.
Qu'en aurais-je fait ? Jamais je n'aurais sonné à sa porte ni ne lui aurait écrit une carte de vœux.
Avec le temps, la déception même finit par s'effacer. Dorian avait fait partie de ma vie à une époque, il en était sorti.
Fin de l'histoire. Rideau.
De notre amitié restait juste de bons souvenirs, comme celui de mon retour à Paris.
Après une année en province, je revins dans un camion bourré de mes affaires. Au coin de la rue, Dorian, ses cheveux en bataille, ses grands yeux clairs et son large sourire se détachèrent sur la
nuit.
- Alors, ça y est, tu rentres ?
- Oui, et ne compte plus te débarrasser de moi !
Avec d'autres amis, nous montâmes tout mon chargement jusqu'au cinquième étage.
Sans ascenseur, bien sûr.
C'est parfois à ce genre de détails qu'on reconnaît les vrais amis. Ceux qui répondent présents alors que vous ne les avez pas vus depuis longtemps ; qui se rendent disponibles pour un service synonyme de pure corvée ; qui patientent une heure en bas de l'immeuble à cause du périphérique embouteillé ; qui vous hissent vos cartons de livres en se rompant le dos, tout en plaisantant sur le poids de la culture...
Mon appartement était si petit que bientôt, il fut un
champ de bataille, version vision de cauchemar : on pouvait à peine y entrer. Partout, des caisses traînaient, se chevauchaient, s'empilaient jusqu'au plafond.
J'ignorais comment je m'y prendrais pour les descendre de leur perchoir. Pour ranger leur contenu sans étagères ni penderie. Pour dormir ailleurs que par terre la semaine entière (ce que je fis,
d'ailleurs).
Aucune solution ne se profilait, et alors ? Ce qui comptait était autre chose. Revenir enfin à Paris. Avoir à
nouveau un chez-moi. Être entourée d'amis. Transformer mon bric-à-brac en chaises et table de fortune pour trinquer avec eux à nos meilleures années - à venir, évidemment - et aux lendemains qui chantent.
Parmi tous mes autres souvenirs, celui de notre rencontre improbable reste vivace. Et c'est, encore, une histoire de déménagement.
Il me fallait quitter mon logement, et vite, car le bail expirait. J'avais rendez-vous dans une agence pour une visite, à midi, mille fois trop tôt pour les noctambules.
Couchée au petit matin, je me réveille en sursaut, très en retard. Pas le temps de boire un café, de
me laver ni de passer une tenue convenable. J'enfile les premières chaussures qui me tombent sous la main et me
précipite dehors... en pyjama.
Et je cours, je cours sur le boulevard, écrasée par un soleil de plomb.
J'arrive hors d'haleine dans l'agence, fracasse la porte d'entrée en l'ouvrant à la volée. Suante, décoiffée, débraillée, les lunettes de travers. Pas le temps de mettre mes lentilles non
plus.
Moins une que l'employée de l'agence ne me fiche dehors. Regard circonspect et sourire crispé, elle lâcha, très professionnelle :
- Mademoiselle, vous ne
serez pas seule pour la visite. J'ai un autre client.
Et de me désigner, arrêté sur le trottoir, un homme en costume de lin blanc.
Chic, beau, impeccable. Avec des chaussures cirées et un sourire de publicité.
En trois mots : la grande classe.
De mon point de vue : de quoi me sentir encore plus suante, décoiffée, débraillée, déplacée.
Comme je n'avais l'air de rien, c'est pile celui que je pris.
Entre nous, la glace fut vite rompue. Grâce, en partie, à cette employée affectée d'une tare peu compatible avec son métier : elle boitait. Arriver jusqu'à l'appartement, en gravir les
escaliers, furent une épreuve. Un tour de force et un coup d'épée dans l'eau, car il était horrible.
Par bonheur, Dorian tenait une autre piste : un deux-pièces à visiter l'après-midi même. Puisque nous cherchions tous les deux, il me proposa de l'accompagner.
Notre amitié débuta comme ça. D'appartements en cafés, de cafés en cinémas, de cinémas en repas. Une fois installés dans nos domiciles
respectifs, nous causions pendant des heures en écoutant de la musique et en fumant des cigarettes.
Nous nous plaisions aussi, je crois. Mais de cela ne parlions jamais.
Trop timides, trop pudiques, trop réticents à casser le quelque chose qui se nouait et qui avait l'apparence de l'amitié.
Un
soir, avant que Dorian ne vienne dîner à la maison, je me dis que c'était bête. Qu'il fallait bien évoquer la question. Ou s'embrasser, ne serait-ce que pour voir.
Lorsqu'il sonna à la porte, je sursautai.
N'allais-je pas découvrir ce qui devait rester immergé ? Esquisser ce qu'il fallait éviter ?
À peine était-il entré qu'il lança :
- J'ai une grande nouvelle à t'annoncer... J'ai rencontré quelqu'un !
J'éclatai de rire, soulagée et tellement contente pour lui.
Quelques étés plus tard, nos routes amoureuses se recroisèrent. Puis bifurquèrent à nouveau, car ce n'était ni le lieu, ni le moment.
L'espace-temps n'en était pas la vraie raison : Dorian et moi n'étions pas faits pour être amants, amoureux ou compagnons, mais amis. Amis avec l'indulgence des personnes qui se sont
beaucoup fréquentées sans rien se cacher. Avec la tendresse de ceux qui auraient cheminé ensemble s'ils avaient été différents. Avec le plaisir de se (re)voir, sans regrets, sans ombres, sans
querelles mal vidées.
Juste désireux de partager le moment présent, comme lorsque nous trinquâmes sur les cartons de mon nouvel appartement.
Ce soir, je m'aperçois à quel point Dorian m'a manqué pendant ces trois années de glace. Et à quel point le manque fut réciproque.
Si j'ai un seul merci à lui dire, c'est d'avoir osé à nouveau franchir le premier pas.
Ce soir, je me réjouis de l'avoir retrouvé. Plus pétri de doutes que par le passé, moins heureux que je ne l'ai connu, lui souhaitant d'abattre ses barrières pour faire les bons choix.
Je voudrais, comme pour tous les gens que j'aime, qu'il soit heureux et trouve la paix. Mais je sais aussi le
chemin que cela représente.
Alors, si je peux l'aider, qu'il compte sur moi. Qu'il s'y appuie, même, si je peux lui donner de la force.
N'est-ce pas là le rôle des vrais amis ?
2e photo : André Kertesz,
3e : Brassaï.