Le blog de Chut !
Dehors, le monde est ordonné comme la rangée de platanes du boulevard. Long, rectiligne, fouaillé en tous sens par la foule de l’après-midi. Le remontant, affairés, des
hommes au baise-en-ville pendu à leur bras, téléphone vissé à l’oreille. Le descendant, nonchalantes, des femmes qui reluquent les boutiques, en quête d’une bonne affaire. La plupart, seules,
marchent droit vers la première bouche de métro. Quelques-unes tiennent un enfant d’une main, leur mari de l’autre. Elles envient celles, libres comme l’air qui fait valser leur jupe, qui
guettent les regards des passants.
Rien de plus à dire. C’est la vie normale d’un beau jour de printemps qui s’écoule.
Au milieu du boulevard, un immeuble blanc. Le soleil tape pile contre les persiennes closes de l’appartement du quatrième étage.
À l’intérieur, il fait chaud, très chaud. La touffeur de la pièce l’emprisonne de son étreinte moite, oppresse sa poitrine, chauffe à blanc ses sensations. De la sueur dégouline de son front et
de ses aisselles. Il la hume à petits coups, comme un chien reniflant sa propre odeur. Musquée, forte, mêlée de peur et de désir, elle le dégoûte et le rassure en même temps.
- À genoux, tout de suite.
Les yeux oblitérés par le bâillon, les poignets liés par les menottes, il se plie en deux. Sûrement pas assez vite à son goût, car elle le presse d’une claque sonore.
- Penche-toi.
Il s’exécute. Apparemment satisfaite, elle marque une pause. Trop brève pour tempérer son excitation, trop longue pour que son corps ne se rappelle pas à son souvenir : il prend soudain
conscience des flèches de douleur qui traversent ses bras, transpercent ses épaules, irradient dans son dos. Il lui faudrait changer de position pour se détendre, mais elle est sûrement là, à
l’épier, prête à sanctionner toute dérobade.
Silence, contrainte et discipline. Il ne peut y déroger.
- Mets-toi à quatre pattes.
Il hésite. Aussitôt, une bouffée de parfum capiteux frappe ses narines, puis ses mains le sol, amortissant sa chute. D’une poussée sèche, elle l’a fait basculer en avant.
- Écarte les jambes. Mieux que ça. Bien.
Il rougit de s’imaginer ainsi humilié, nu devant elle habillée, le sexe dressé, le cul ouvert. Va-t-elle en profiter ? Oui, bien sûr. Et cette certitude est tout à la fois son supplice et son
délice.
Tremblant, il entend derrière lui le tic-tac cadencé de ses talons. Elle s’éloigne. Il s’inquiète.
Combien de temps le laissera-t-elle seul ?
Mille un, mille deux, mille trois.
Derrière le bandeau, les secondes s’égrènent, scandées par la pulsation des veines.
Dans le noir, ses sens s’affûtent. Le moindre son, amplifié, se fait indice. Il tente de les mettre bout à bout pour reconstituer la scène. Elle, actrice souveraine et chorégraphe de ses désirs,
lui, acteur désarmé, ridiculement cloué au sol. Il reconnaît des bruits familiers : le martèlement étouffé de ses semelles sur le tapis, un tiroir qui s’ouvre, le cliquetis d’une chaîne. Mais
sans cesse, la scène se défait, les images sautent ou s’enchaînent sans suite. Bribes informes mal ajustées dont il ne tire rien, si ce n’est la confirmation de son impuissance.
Elle prend son temps, c’est certain. Elle se joue de lui, c’est une évidence. Elle sait manier à la perfection les avant-goûts de son plaisir. Deux fois A, pour attente et appréhension.
Soudain, elle se met à chantonner. Plutôt faux, d’une voix trop aiguë, mais il n’a pas le cœur à sourire. Au contraire, la mélodie de la chanson qu’elle écorche lui scie les nerfs.
Elle se tait. Plus aucun bruit dans la pièce. Il écoute le silence. Lentement, à pas de fourmi, les minutes s’étirent et passent, tant bien que mal. Son sexe perd de sa vigueur. Ses doigts
s’ankylosent. Sa sueur ruisselle en rigoles le long de son dos. Sa peur monte. Il a une envie folle de rompre son immobilité, de l’appeler, de hurler. Mais il serre les dents pour mieux prier
l’absente.
Silence, contrainte et discipline. Il ne peut y déroger. Il n’y dérogera donc pas.
Clic, clac. Le martèlement reprend.
Elle revient.
Une vague de gratitude déferle dans sa poitrine. Il voudrait la remercier, s’incliner plus bas que le plancher, baiser le bout de ses bottes. Lécher le cuir, enfoncer le talon dans sa bouche, se
meurtrir la langue, s’écorcher les joues, si tel est son désir.
Mais non. Indifférente à sa joie, elle lui demande abruptement :
- Quelle couleur ?
Ahuri, il répond ce qui lui passe par la tête :
- Noir.
- C’est noir que tu les veux ? Parfait.
Le martinet s’abat durement sur ses fesses. Il vient de comprendre et gémit en se tortillant.
- Non, non, je me suis trompé ! Rose, rose !
- Trop tard.
- Antibiotique !
Le bras s’abaisse, brisé dans son élan. Les lanières du martinet meurent sur le bas de ses reins.
Elle le fixe déconcertée. Il a prononcé le mot, elle doit respecter ses engagements, malgré l’envie de passer outre.
La dernière et première fois qu’il était venu ici, elle lui avait expliqué :
- Tu dois choisir un mot pour m’arrêter si je vais trop loin ou si la douleur devient insupportable. Peut-être ne le prononceras-tu jamais, peut-être pas. Tu connais tes limites mieux que moi,
même si je m’efforcerai de les abattre une à une. Ce mot de sauvegarde ne doit pas être « non », car derrière trop de « non » se cachent des « oui ». Choisis-le sans rapport avec le sexe, ni la
domination. Et choisis-le bien, parce que tu ne pourras pas en changer.
Après une brève réflexion, il avait choisi « antibiotique ». Déformation professionnelle, sans doute, car il est médecin. Mais pas seulement : en secret, il espérait que ce mot pourrait le
guérir, lutter contre l’infection qui le gagnait chaque jour davantage et le précipitait à ses pieds lorsqu’il ne tenait plus.
- Tu dois aussi choisir un geste lorsque tu es bâillonné, assez évident pour que je puisse le voir.
Il avait d’abord proposé d’agiter la main droite en signe de reddition. Elle avait refusé : impossible avec les menottes. Il avait alors décidé qu’il croiserait les doigts.
Signe de chance, paraît-il…
- Lève-toi.
La voix sèche le remet sur pied. Ses tétons enserrés dans les pinces le brûlent. Ses flancs agacés par les ongles le cuisent. Ses fesses malmenées par le martinet le poignent. Mais la douleur
n’est rien à côté de la honte. Et la honte, c’est tout autant la certitude de l’avoir déçue, que son sexe qui pend ratatiné entre ses cuisses.
Elle ôte le bandeau d’un geste sec. Il la soupçonne de lui tirer exprès les cheveux en même temps, pour le plaisir de se venger. Ses yeux clairs plantés dans les siens, ébahis par la lumière,
sont remplis de reproches. Il détourne le regard, gêné.
- Rhabille-toi.
Tête baissée, il se dirige vers le tas de ses affaires posées à même le sol. Elle lui tourne le dos. Alors qu’il se rhabille à la hâte, elle recompte les billets à haute voix :
- Cent, cent cinquante, deux cents, deux cent cinquante.
Il serre les dents. Sous-entendrait-elle qu’il aurait pu l’escroquer ? Qu’il n’aurait pas glissé la somme convenue dans l’enveloppe ?
Satisfaite, elle fourre l’argent dans l’échancrure de son soutien-gorge. Et tandis qu’il ouvre la porte, elle laisse tomber, un sourire narquois accroché aux lèvres :
- À la prochaine fois.