Le blog de Chut !
Depuis que je sais tenir un stylo, je veux écrire des livres.
Gamine, je m'enfermais dans ma chambre pour noircir des pages de cahier. Personne ne devait me déranger : je créais. Puis, toute fière, je montrais mon texte à ma mère.
Elle avait la gentillesse de le lire sans sourire et de me féliciter. Elle pensait sûrement que cette lubie de petite fille sérieuse me passerait à l'adolescence, avec le maquillage et les
premiers flirts.
Elle se trompait.
Ado, j'écrivais toujours.
Des histoires sombres qui me hantaient mais que j'abandonnais en cours de route. Sauf une, qui me tenait particulièrement à cœur. Intitulée Les Yeux-Miroirs, elle était si effrayante que
je tremblais en la rédigeant.
Je m'étonnais moi-même de sa noirceur et de sa violence extrêmes.
À mesure de la rédaction, je sentais un abîme s'ouvrir en moi. Un gouffre monstrueux duquel sortaient, libérés, mes démons sans muselière.
Peut-être est-ce là que j'ai compris que mon "je" était un autre. Que sous la surface apparemment lisse de ma conscience s'agitaient des formes troubles, immondes,
innommables. Pour les désigner, un seul mot me venait : la boue.
En écrivant, je m'éclaboussais.
J'étais trop jeune, la peur trop forte. J'abandonnai ma nouvelle, tentai de passer à une autre. En vain. J'étais déjà salie, je devais à présent patauger. Ce texte me réclamait d'en finir avec lui.
Je le repris à contrecœur.
Lorsque je tuai mon héroïne, je claquais des dents.
Lorsque je traçai le point final, je me sentis à la fois délivrée et prisonnière.
Un nouveau cycle commençait : celui des histoires terribles que j'étais capable de terminer.
Jeune adulte, j'écrivis un recueil de nouvelles. Je fis circuler mes préférées au compte-gouttes. Un copain les jugea trash, une
jeune prof de fac intéressantes, ma mère inquiétantes et mon père insupportables. Il cala
d'ailleurs à la page trois. Puis me demanda ce qu'il m'avait fait pour que je commette de telles horreurs, avant de conclure que ma place devrait être à l'asile.
Les contacts avec les éditeurs n'aboutirent pas. Leur fin de non-recevoir me paraît aujourd'hui justifiée : ma prose n'était pas fameuse.
Une petite maison m'envoya toutefois une lettre d'encouragements pour m'inviter à persévérer. Ce que je tentai de faire sans succès.
Manque de temps, d'inspiration, cursus prenant... Toutes les excuses étaient valables pour me défiler. Hormis deux années consacrées à bûcher comme une dingue, la vérité est que je n'y arrivais
plus.
Écrire ne m'avait jamais été facile. Mais là, l'exercice
virait à la torture.
Imaginer une intrigue me mettait dans tous mes états. J'avais des idées en quantité, mais aucune ne s'imbriquait dans
l'autre. Malgré mes efforts, leur fouillis refusait de s'assembler.
Aligner trois phrases correctes me prenait des heures.
Composer un paragraphe, des jours.
Terminer un chapitre, des semaines.
À bout de nerfs, furieuse contre moi-même, jamais satisfaite du résultat, j'abandonnais.
C'est toujours lorsque je brûlais d'écrire que rien ne venait.
Combien de fois me suis-je retrouvée à ma table, à me triturer la cervelle ?
Combien de fois ai-je acheté un nouveau cahier, créé un document vierge ?
Je pensais naïvement que le support résoudrait le problème.
Évidemment, je me trompais. Le problème n'était nulle part, sauf à l'intérieur.
Le problème, c'était moi.
Et le fond du problème, qu'écrire me collait une trouille bleue.
Mes études ne m'aidaient pas, non plus. Disséquer des chefs-d'œuvres force à en rabattre sur ses prétentions. Que dire qu'ils n'ont jamais dit, en
mille fois mieux ?
Comparé à leur style flamboyant, le mien était pâle.
Laborieux, sans patte ni saveur ni couleur. Quelconque.
J'essayais de ruser en écrivant à la manière de. Mais pour égaler l'Albert Cohen de Belle du seigneur, il faut se lever
tôt.
Ma production était au mieux un pastiche, au pire un décalque insipide.
Je pourrais aussi avancer d'autres raisons, mais ce serait mentir.
J'avais peur, voilà tout.
Peur de découvrir que je m'étais trompée de vocation. Que j'étais incapable de donner forme et vie à ce qui me poignait depuis l'enfance. Contrainte à tourner autour de l'écriture sans jamais entrer dedans. Condamnée à fantasmer ce que je pourrais être sans jamais le devenir. Parce que je n'en ai ni l'estomac, ni les reins, ni le souffle.
En trois mots comme en cent : pas le talent.
À mes propres yeux, j'étais une terre brûlée. Pas même en friche, morte. Une femme stérile au ventre-cimetière d'embryons avortés, de projets destinés à ne jamais voir le jour.
Pour être un artiste raté, il faut déjà commencer par être artiste.
Un écrivain sans œuvre n'est rien, pas même un nom sur la couverture d'un roman oublié.
Depuis la naisance de ce blog, je veux croire que quelque chose s'est dénoué. À commencer
par mes doigts, qui courent maintenant sur le clavier. Pas aussi vite que je le souhaiterais, évidemment.
Rédiger un article, surtout très personnel, me prend du temps.
Par exemple, trois bonnes heures ont passé depuis que j'ai entamé celui-ci.
Le soleil va bientôt se lever mais je m'en fiche. Pas question de le lâcher avant de lui avoir réglé son compte, même si ensuite, je ne pourrai pas dormir.
Plus j'y pense, plus j'y travaille, plus ce blog m'apparaît pour ce qu'il est : un moyen de formuler des pensées disparates, qui n'auraient pas leur place ailleurs ; un défouloir à ma monomanie ; mais surtout, une gageure en forme de revanche sur l'écriture.
J'y consigne l'intime, sa boue et ses démons. Et en me livrant à eux, je les apprivoise.
L'étape suivante ? Ce roman dont j'ai tant rêvé.