Le blog de Chut !
En français, aimer est un
drôle de verbe : on aime indifféremment sa femme, son chien, ses enfants et les pains au chocolat. L'anglais a l'avantage d'être plus subtil : de like à love, un océan de
gradations se dessine, un saut qualitatif qui assigne sans détour à l'autre sa place :
"I like you."
En un mot, tout est dit : tu as compris qu'on t'aime bien, mais qu'on ne t'aime pas tout court. Et peut-être es-tu prêt à te battre pour un changement de verbe.
Dans l'absolu, aimer beaucoup, c'est déjà ne pas aimer assez. La restriction de l'adverbe, cruelle, met le cœur à mal.
Pour ma part, j'ai tendance à préférer l'implicite à l'explicite. Ce qui affleure au lieu de se montrer, se devine au lieu de s'affirmer. La suggestion plutôt que l'aveu, l'en-deçà plutôt que
l'au-delà.
Les "grandes déclarations" par exemple, je ne sais comment les recevoir.
Elles me heurtent de plein fouet sans que j'aie le temps de me composer un visage ou une attitude. Bien sûr qu'elles me touchent, je
n'ai pas un cœur de glace. Il n'empêche que, sauf rares exceptions, elles m'embarrassent.
Ne pas leur répondre ? Un silence
équivaudrait à un camouflet, une fin de non-recevoir aussi glaçante que polie.
Avancer un simple "moi aussi" ? C'est commode mais faiblard. L'autre nous a livré ses tripes, il convient de lever en retour le voile sur nos boyaux.
Quant à la communion des âmes, elle me laisse perplexe. La formule sonne jolie aux
oreilles de certains. Aux miennes, elle tinte faux. Ce qui ne signifie pas que je n'y prête aucune foi, mais que les images qu'elle éveille sont celles de la foi, justement : une cohorte de
jeunes vierges en robe blanche qui défile sous mes yeux en rangs serrés. Paupières closes, mains jointes, elles ouvrent la bouche pour goûter au corps du Christ.
Transcendance et consécration.
Amen.
Longtemps, je n'ai pu dire "je t'aime" à mes proches. J'avais le sentiment, ou plutôt la certitude, que ces mots signeraient leur arrêt de mort.
Comme si le lien, une fois énoncé, ne pouvait être que tranché.
Comme si trop de félicité ne pouvait conduire qu'à sa ruine.
Gamine, une légende m'avait marquée : les dieux avaient deux urnes à leur disposition. Dans la première, tous les bonheurs de la terre ; dans la seconde, tous les malheurs. Soucieux de justice,
ils les répartissaient à égalité entre les mortels. Il arrivait néanmoins que certains passent entre les mailles du filet. Insouciante, leur vie n'était que joie. Mais cette situation idéale ne
pouvait durer. Toujours, les dieux s'apercevaient de leur erreur et la corrigeaient en puisant dans l'urne nefaste.
Aussitôt, une poignée de malheurs s'abattait sur le dos de l'humain épargné.
Durant de longues années, cette légende m'a terrifiée. Alors, à la manière des enfants qui ferment les yeux et se croient cachés, je pensais protéger (mes proches) en (me) dissimulant.
Vaste connerie, évidemment.